Los dos pianitos

ARG Piano 121-91048

Dans le quartier de San Telmo, près du port. Une bouche large, sauvage. Des dents à vous croquer la vie. Des cheveux presque blonds, épars. Voilà un temps immémorial que je l’observe, elle qui vibre à la complainte d’autres. Elle est mal fagotée dans un pantalon qui la boudine, un chemisier fripé. Le gros ventilateur du plafond la remet en selle, les notes du pianiste macho aussi. Et soudain, la voix la transperce de l’intérieur.

Elle crie sa vie au travers d’une chanson qui dit la vie d’une autre, mais une vie aussi ratée, aussi pleine d’espoir et de désillusions. Elle fait contre mauvaise fortune bon coeur, ses yeux brillent de l’éclair de la connivence. Connivence de ce petit peuple porteno qui est là, entre deux vins et trois bières, là pour s’enivrer de tango, de tango et encore de tango. C’est qu’il n’est pas mort, à Buenos-Aires, ce tango que les paysans du campo appellent, d’un souverain mépris, la lamentacion del cornudo, la lamentation du cocu.

Mais ne sommes-nous pas tous cocus, cocus de l’espérance, cocus de la richesse, cocus du bonheur, cocus de la chance, cocus de l’immortalité ? Et cette façon qu’a la chanteuse de lever le regard, de cambrer la tête, de hausser le ton, de pousser le timbre, de déclamer dans les dernières notes, pour mieux conjurer tout le malheur des couplets précédents, cette manière hautaine de narguer le destin, vous prend aux tripes et vous laisse pantois.

Elle est retournée à sa place, la blonde sans âge et sans nom. Elle frémit de licence. Par le tango, elle vient de se mettre à nu devant quelques douzaines de personnes et elle frissonne encore de son audace. Près du pianiste, une autre voix se lève, déjà. Un homme, cette fois. Un homme que vous ne remarqueriez pas dans la rue. Gris, banal, moyen. Et pourtant lui aussi, d’une lamentation de fausset, va emporter la foule, lui faire fredonner le refrain qu’a dû entonner Gardel, le plus grand chanteur du monde et de tous les temps. Gardel le Francais, qui lui non plus n’est pas mort.

C’est vrai, ici, il n’y a que deux moyens de ne pas mourir. La politique : Peron. Et le tango : Gardel. Mais le tango a un avantage sur le péronisme: même les militaires n’ont jamais osé l’interdire. A une exception près route de même. Cambalache, l’un des plus connus parmi les tangos argentins, a eu l’insigne honneur d’être prohibé par les militaires, pendant une quinzaine de jours, au début des années 80. Mais le ridicule a été plus fort que les képis. Cambalache, d’Enrique Santos Discepolo, créé par Julio Sosa, a bien vite retrouvé sa place au hit parade des radions de la capitale.

Seule à la deuxième table, une femme de noir vêtue et chevelue, teint diaphane, yeux sombres et lèvres carmin, n’ade regard que pour le pianiste. Elle s’est sans doute rêvée comédienne, autrefois. Mais peut-être son théâtre quotidien n’a-t-il été qu’un hôtel de passe. Qu’importe. Aujourd’hui, elle est belle d’amour. Elle le couve, son homme. Il ne va pas s’envoler. Il ne pourrait pas, d’ailleurs : il doit peser bien au-delà du double quintal. Mais, par-delà la carrure, la nuque de taureau, la moustache conquérante et les perles de sueur qui lui suintent au front, il le mérite, l’amour de la femme en noir. L’oeil est toujours vif et les doigts courent si bien sur les touches.

Deux pianos se tiennent par la queue. A l’autre clavier, un homme encravatté, sérieux comme un banquier, s’est ins¬talle un moment. Mais il n’avait pas l’inspiration, ne pouvait que suivre celle du moustachu. De dépit, il repart, sans même prendre un verre de ce vin de Mendoza qui vous chauffe le palais et le coeur. Un vieillard au regard chafouin a fait son apparition, traînant la patte, un étui à la main, salué par les connaisseurs et les habitués. Je n’ai entendu que son nom, Oliva. Il a sans doute dépassé les trois quarts de siècle et c’est lui qu’on attend. Le voilà qui entrouvre le couvercle de son trésor, interroge des yeux le public pour savoir si c’est bien lui qu’on veut, dégaine un minuscule violon, en approche l’archet comme un baiser sui la peau d’une alcôve. Mais ce soir Oliva ne joue pas le jeu. Ou du moins pas le jeu habituel.

Les aficionados attendaient la Cumparsita, le voilà qui ébauche Sweet Georgia Brown. Vous pensez peut-être que les tangueros vont s’en offusquer. Que nenni Le pianiste change à l’instant de registre, les danseurs qui s’étaient levés pour les chaloupes du désir se convertissent a la syncope et, plus d’une heure durant, nous serons quelque part entre la Nouvelle-Orléans et San Francisaco, sans difficulté. L’Argentine est certes fière de son tango, mais elle n’oublie pas qu’elle est un peuple d’immigrés. Son coeur bat souvent à deux mondes et le porteno connaît mieux ses origines, siciliennes, andalouses ou écossaises, que les confins de la Patagonie.

Soit dit au passage, s’il connaissait mieux son pays, il connaîtrait aussi d’autres musiques, d’autres rythmes, d’autres chants, d’autres danses de son propre pays puisque, de Salta a San Antonio de Areco, il foisonne de musiques, souvent venues d’Europe avec le bateau de la colonisation, mais frottées à la solitude, au désert, à l’indien, à la chicha et au vino patero, Si bien qu’elles constituent la relique émouvante d’un passé qui n’est plus qu’argentin.

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