Il y a bien longtemps…

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Un squelette découvert à Araguina (Corse) a pu être daté grâce au carbone 14: 6570 av. J.-C. En Sardaigne, on estime que les premiers hommes se sont installés 3000 ans au moins avant notre ère. Sur ces très vieilles terres ont donc vécu des hommes très anciens. Qui étaient-ils, d’où venaient-ils? On se perd, aujourd’hui encore, en conjec­tures. Et les incessants mélanges de races qui de­puis, au fil des invasions, ont modifié la morpho­logie et les caractères des premiers habitants, rendent la tâche encore plus ardue.

Bien sûr, ils arrivaient par la mer, au terme d’une traversée qu’on peut croire aventureuse. Leurs premiers abris furent des grottes marines mais, parce qu’ils avaient sans doute quitté une culture plus continentale que maritime (en Espagne ou en Afrique du Nord?), ils ne tardèrent pas à se re­plier à l’intérieur des terres, ou du moins à une sage distance de la mer.

Jusqu’au IIè millénaire av. J.-C. les habitants des deux îles, de même que ceux des pays du pour­tour méditerranéen, se signalent aux yeux de l’archéologue par la fabrication de céramiques dé­corées de coquillages, puis par des objets d’obsi­dienne, extraite en Sardaigne mais utilisée dans les deux îles, preuve d’un premier contact par-delà les Bouches de Bonifacio. Cette civilisation néoli­thique perdure jusque dans les années 1800 av. J.-C., c’est-à-dire bien après la naissance de deux civilisations parallèles, chalcolithique et surtout mégalithique, reconnaissable, aujourd’hui encore, à la présence de dolmens, de menhirs, de crom­lechs. En Sardaigne, cette période se signale par deux cultures, proches géographiquement, mais distinctes, la culture d’Arzachena (au nord-est), caractérisée par de grands tombeaux disposés en cercle autour d’une sépulture centrale, et par la culture de San Michèle (au nord), qui doit son nom à une grotte découverte à Ozieri, grotte dont les témoignages indiquent l’évolution vers une vie pastorale et communautaire.

Avec l’Age du Bronze (1800-1500 av. J.-C.), la civilisation sarde continue de vouer un culte tout spécial aux morts, qui semblent faire par­tie de la communauté, puisque les vivants les installent dans des tombeaux très semblables aux grottes abritant la vie, et dans lesquels sont dis­posés, à l’intention du défunt, les objets usuels du quotidien. La découverte de telles pièces, surtout des vases, faits à la main et finement ciselés, a per­mis d’établir des rapprochements avec le niveau culturel que connaissaient alors la France méri­dionale et l’Espagne. On peut en conclure que les échanges et le courant de migration viennent alors du nord de la Méditerranée. Mais d’autres indi­cations, telles que des statuettes de marbre, peuvent sans doute être attribuées à des influences grecques ou crétoises. Les grottes, reliées entre elles, sont aujourd’hui encore révérées par les Sardes, qui leur ont donné une appellation fami­lière, «domus de janas», maisons de sorcières. Selon la croyance populaire, ces «janas», méchantes selon les uns, bienfaisantes selon les autres, étaient de minuscules êtres féminins et les grottes, dont la taille était généralement inférieure à celle des grottes habitées, semblaient faites tout exprès pour accueillir les «janas».

Pendant ce temps, en Corse, débarquent les Tor­réens (dans le Golfe de Porto-Vecchio, à partir des années 1600 av. J.-C.). Qui sont ces étranges envahisseurs? C’est grâce à la réaction des autochtones assiégés que nous pouvons le savoir. En effet, les insulaires ont offert une très dure résistance à l’arrivée des Torréens. Et, sans doute pour se souvenir d’une victoire sur les nouveaux venus (à moins que ce ne soit pour capter leur force en les représentant dans la pierre…), ils ont érigé des statues, hautes de 2 à 3,5 mètres, qui permettent de se faire une idée précise de l’habille­ment et de l’armement des envahisseurs torréens. Nombre de ces statues ont été retrouvées dans le maquis corse, particulièrement à Filitosa (à quel­ques kilomètres du Golfe de Valinco, sur la côte ouest). De nombreuses autres statues, conservées entières ou réutilisées pour des constructions ulté­rieures, restent à découvrir.

Mais, si les statues de Filitosa donnent une image fidèle des Torréens, elles ne permettent pas de déterminer leur provenance, ce d’autant que les Protocorses de l’époque ignoraient l’écriture et ne pouvaient donc nous léguer que des figurations. Par chance, à la même époque, une civilisation, elle aussi habile dans les représentations graphi­ques, mais utilisant de surcroît l’écriture, faisait d’étranges observations. Les Egyptiens – c’est d’eux qu’il s’agit – avaient en effet remporté une victoire en 1190 av. J.-C., sous Ramsès III, contre des «En­vahisseurs de la mer» qui tentaient de remonter le Nil. Ces envahisseurs lancèrent d’ailleurs une nou­velle attaque, elle aussi infructueuse, quelques années plus tard. Et les Egyptiens, qui nommaient Shardanes lesdits envahisseurs, les représentèrent sous des traits, et avec des vêtements et des armes identiques à ceux des Torréens. C’est ainsi qu’on a pu faire le rapprochement entre Shardanes et Torréens.

Le sud de la Corse est riche d’une dizaine de sites torréens et nombre de promontoires juchés au sommet de collines pourraient bien receler, sous la terre, les gravats et le maquis, d’autres construc­tions de cette époque. Le visiteur observera avec intérêt les ruines d’Araggiu, de Cucuruzzu, de Foce et surtout de Filitosa, qui présentent, outre leur importance quantitative, l’avantage de conser­ver des témoignages de trois époques anciennes distinctes, la première évoquant la vie des Proto­corses avant la venue des Torréens, la deuxième comportant le souvenir, gravé dans des statues-menhirs, de l’affrontement avec les Torréens, la troisième montrant l’organisation d’un site défensif par ces mêmes Torréens.

Importante dans l’histoire, la prééminence tor­réenne n’a marqué la Corse que moins d’un millé­naire, de 1600 à 800 av. J.-C. Et encore les trois derniers siècles voient-ils un net affaiblissement des «envahisseurs de la mer», en même temps que se développe l’Age du Fer.

Pendant ce temps, en Sardaigne, l’histoire voit se développer une des périodes les plus fécondes, les plus intéressantes, et aussi l’une de celles qui ont laissé les traces les plus indélébiles dans la conscience et la mémoire des Sardes contempo­rains, l’époque nuragique. Aujourd’hui encore, 7000 «nuraghi», tours rondes de 10 à 25 mètres de hauteur, construites avec des blocs de pierre pesant plusieurs tonnes, marquent le paysage sarde sur une ligne approximative allant du nord-ouest au sud-est. Et, lorsque vous êtes accueilli par une famille sarde, vous vous devez, en signe de respect pour l’âme du lieu, d’aller visiter le nuraghi le plus proche, un peu comme on se rend sur la tombe des ancêtres.

Les premiers nuraghi («toits de lumière») remon­tent aux années 1500 av. J.-C., c’est-à-dire à la pleine période de l’Age du Bronze. La culture nu­ragique, qui ignorait l’écriture, sut utiliser le bronze, tant pour la statuaire que pour les usages domestiques et l’armement. Durant cette époque, à laquelle ne mit vraiment fin, douze siècles plus tard que la conquête romaine, on peut considérer que la Sardaigne fut vraiment elle-même, c’est-à-dire paisible, pastorale et indépendante.

Ouvrages défensifs plantés sur le haut des collines ou au milieu des plateaux fertiles, les nuraghi étaient entourés de constructions plus modestes dans lesquelles se concentraient les activités des habitants. La tour nuragique servait à la fois de point d’observation (du fait de sa hauteur) et de lieu de refuge pour la population (du fait de la solidité de construction et de la sophistication des passages servant d’entrée). Il n’est pas certain que les nuraghi étaient habités en permanence, mais il est certain que la vie pouvait s’y maintenir pres­que indéfiniment, grâce au puits qui se trouvait toujours à l’intérieur des fortifications.

Il semble que la forme de vie sociale de cette époque était déjà, en quelque sorte, celle de la Sar­daigne traditionnelle contemporaine. Des villages de quarante ou cinquante huttes ou cabanes étaient installés à bonne distance des nuraghi et, à l’intérieur de chaque village, les familles étaient le noyau de base, unies pour certains travaux, mais bien distinctes. C’est aussi une période qui, bien que les conditions de vie, de croyances et de dé­fense soient pratiquement identiques sur toute l’île, reste marquée par des divisions «cantonales»: les activités sont regroupées autour d’un nuraghi, les différents groupes s’ignorent lorsqu’ils ne se détestent pas et jamais la civilisation nuragique ne parviendra à une forme d’unité sarde. D’où sa fai­blesse lors des invasions phénicienne et romaine.

Les cultes sont ceux de la vie et de la mort. Symboles de vie, puits et sources sont vénérés par les prêtres. Refuges de mort, les «tombes de géants» sont aussi des creusets à légendes, qui courent encore aujourd’hui. Les nuraghi auraient été cons­truits par des géants qui auraient été, après leur mort, ensevelis par leurs protégés, dans ces tombes immenses, dont l’entrée taillée au bas de roches énormes, donne sur une succession de pièces aux fonctions diverses, mais qui toutes, devaient, par le décor, l’architecture et les objets rassemblés, recréer les conditions de la vie après la mort. D’autres tombes, plus petites, mais conçues selon les mêmes critères, montrent bien que les pré­cautions destinées à une autre vie étaient prises, non seulement pour d’éventuels et hypothétiques géants, mais aussi pour les villageois les plus im­portants. La conception nuragique de l’après-mort apparaît à cet égard très proche de celle des Egyp­tiens anciens.

Autre témoignage de cette époque faste, les bronzes nuragiques. Ces bronzes, hauts d’une vingtaine de centimètres, ont été retrouvés dans des puits sacrés, des tombes, des habitations, des nuraghi Ces statuettes, offrandes aux divinités du lieu, manifestent une grande maîtrise de la matière et une sensibilité artistique qu’on a pu rapprocher de certaines oeuvres trouvées en Syrie. Les sta­tuettes représentent parfois des êtres surnaturels, tel ce Minotaure trouvé à Nule et datant de la fin de la période nuragique. Mais d’autres statuettes figurent les gens du peuple, guerriers, chasseurs, tireurs à l’arc, porteurs d’offrandes, chefs de tribu, lutteurs, ou des animaux, tel le taureau qui semble avoir tenu une place importante, à la fois dans l’exploitation champêtre et dans les croyances les plus profondes.

Paradoxalement, l’époque nuragique reste gravée dans l’esprit des Sardes comme une ère de liberté, de grandeur, de dignité et d’indépendance. Pour­tant, s’il est vrai que la société nuragique a eu l’in­telligence (il en fallait pour construire des forte­resses aussi massives et élaborées que les nuraghi), la sensibilité (qu’on retrouve dans la qualité artis­tique des bronzes) et la volonté (qui a permis une organisation sociale à laquelle tous souscrivaient), il lui a manqué la cohésion et la mobilité. La civi­lisation nuragique a succombé face aux nou­veaux envahisseurs. La cohésion entre «cantons» nuragiques ne s’est pas faite pour affronter les nouveaux venus. Et les structures mentales et so­ciales, comme figées dans le basalte des nuraghi, n’ont pas su prendre aux arrivants, pour les retour­ner contre eux, les idées et méthodes nouvelles dont ils étaient porteurs.

C’est ainsi que, vers l’an 1000 av. J. -C., lorsque débarquèrent les Phéniciens, la société nuragique s’isola dans l’incompréhension. Lorsqu’arrivèrent les Carthaginois (vers l’an 800), elle chancela. Et en 238 av. J.-C., lorsque les Romains prirent file, le temps des nuraghi prit fin à jamais.

Mais c’est aussi de ce temps que naquit, pour les insulaires, l’habitude de la rébellion contre les ins­titutions venues de l’étranger: ne pouvant se battre contre les envahisseurs, les Sardes leur aban­donnent les plaines fertiles pour se réfugier dans les montagnes pauvres. Mais ils ne reconnaissent pas pour autant le nouvel état de fait, pas plus qu’ils ne bénéficient des nouveaux apports (écri­ture, vie citadine, usage de la mer pour le com­merce méditerranéen). Ils entrent donc dans une forme de résistance passive (on pourrait dire passéiste) dont ils ne sont pas encore sortis aujour­d’hui, même si les envahisseurs d’alors, repoussés à leur tour par de nouveaux débarquements ou de nouvelles calamités, les ont rejoints dans cette forteresse naturelle que constituent les mon­tagnes.

Pendant ce temps, en Corse, deux civilisations parallèles s’étiolaient. L’influence torréenne avait disparu à mesure qu’on entrait dans l’Age du Fer, mais cette nouvelle période, «morne et banale» selon l’expression de l’archéologue Roger Grosjean, n’avait apporté que des objets (armes et outils). Elle ne correspondait donc à aucune évolu­tion dans les idées, cependant qu’en marge, dans les montagnes, les populations plus anciennes continuaient de vivre comme à l’âge mégalithique. Même si les Phéniciens, comme en Sardaigne, ont alors abordé les côtes de la Corse, même s’ils y ont pratiqué le commerce et implanté quelques bases d’échanges, ils n’ont laissé aucune trace. Il faut donc attendre le VI’ siècle av. J.-C. pour que l’île fasse son entrée dans l’histoire et pour qu’ap­paraisse le nom qui, au fil des siècles, allait devenir «la Corse».

Marins venus de l’est, les Grecs ont, au VI’ siècle, marqué leur présence d’une importante cons­truction, celle de la ville d’Alalia (devenue Aléria), sur la côte est. Mais, si on en croit Homère, les Grecs connaissaient la Corse depuis le VIIIè siècle. C’est dans la rade de l’actuelle Bonifacio qu’Ulysse (chant X de l’Odyssée) perd la plupart de ses compagnons, dévorés vivants par un peuple d’an­thropophages, «moins hommes que géants».

N’épiloguons pas sur l’éventuelle réalité de ces anthropophages et fions-nous aux témoignages conservés par le temps. Ainsi, Aléria, qui est à l’époque grecque, puis romaine, ce que Filitosa est à l’époque mégalithique, se lit maintenant à livre ouvert, grâce aux recherches conduites dans les ruines par Jean Jehasse. De plus, les récits d’Hérodote, cinq siècles av. J.-C., confirment ce qu’évo­quent les découvertes sur le terrain: assiégés par les Perses de Cyrus, les Grecs de Phocée déci­dèrent d’abandonner leur ville et s’installèrent avec femmes et enfants, dans une ville dont le nom était Alalia et où, «vingt ans auparavant, ils avaient d’après un oracle élevé une ville». Sur place, a Alalia (Aléria), les vestiges montrent en effet l’arri­vée de trois vagues de Phocéens, les premiers étant ceux qui, en 540, élevèrent la ville, suivis par le premier groupe quittant Phocée, ces deux premiers groupes étant ensuite rejoints par un troisième, l’arrière-garde en quelque sorte, qui avait résisté aux Perses pour, finalement, leur abandonner la ville de Phocée.

Alalia fut une ville modèle, paisible et harmo­nieuse. Les Grecs y venaient, à la différence des marchands phéniciens, pour faire souche. Ils y apportaient leurs Dieux, leur science, leur organi­sation. Ils s’installaient, à la même époque, dans d’autres ports de la Méditerranée. Et, s’ils rom­paient les liens avec leur terre ancienne, occupée par les Perses, ils les conservaient en revanche, non seulement avec les autres Phocéens épar­pillés en diaspora sur le pourtour méditerranéen, mais aussi avec les villes du littoral avec lesquelles ils avaient entretenu auparavant des relations commerciales ou maritimes. C’est donc avec la fon­dation d’Alalia que la Corse, prise contre son gré dans ce mouvement, s’ouvrait au monde.

Les Grecs apportent la vigne et l’olivier, facteurs de richesse, symboles d’humanisme et de paix. Ils apportent aussi le blé et, donc, des méthodes de culture diamétralement opposées à l’ex­ploitation passive qui avait prévalu jusque-là. La plaine orientale voit fleurir de nouvelles cul­tures, l’élevage s’organise et la Corse devient célèbre, sur les bords de la Méditerranée, pour son miel. Il y a pourtant longtemps que les abeilles se repaissent des fleurs de l’île, mais les Corses, qui savaient recueillir miel et cire dans les essaims na­turels, n’avaient pas songé qu’on pût exploiter les abeilles en les installant dans des ruches régies par l’intelligence de l’homme.

Les ressources du sous-sol sont, elles aussi, mises en valeur. On extrait le cuivre, le fer, l’argent, le plomb. Et l’argile suffit à la poterie de toute l’île. La mer est à son tour mise à contribution. Les Corses la fuyaient. Les Grecs, peuple marin, en font la base d’une industrie d’huîtres, poissons et crustacés. Si toutes ces activités sont tenues en mains grecques, les Corses des proches montagnes les découvrent pourtant et, passée la présence grecque, l’habitude s’en conservera.

Il est en revanche difficile d’évaluer l’héritage spiri­tuel de cette période. Les Dieux grecs influencent-ils la conscience corse? Les habitudes funéraires des Corses empruntent-elles aux pratiques grec­ques? On ne le sait pas avec précision, même si certains rites, certaines attitudes mystiques, cer­tains mots en rapport avec les choses de l’esprit et de l’âme semblent avoir puisé aux sources grecques. Les traditions démocratiques grecques ont-elles influencé le comportement corse? On serait tenté de répondre par la négative puisque les clans, phénomène de la vie publique corse, ont résisté aux pratiques d’Alalia-Aléria et qu’ils sévissent encore après deux millénaires. Mais on pourrait considérer aussi que l’évolution villageoise corse du Moyen Age, égalitaire et communale, ainsi que les actions de patriotes corses tels que Sampiero et surtout Paoli, dont nous parlons plus avant dans ce livre, puisent des racines dans le passé grec. Il n’est peut-être pas insignifiant non plus que des événements importants et contemporains aient opposé forces françaises et patriotes corses à proxi­mité d’Aléria.

Pourtant, à en croire les historiens, la présence grecque à Aléria n’a duré que quelques années, puisqu’un combat naval a permis aux Etrusques, en 535 av. J.-C., de battre la flotte phocéenne. Mais les structures avaient été si bien assimilées, la ville d’Aléria représentait un tel exemple que ni les Etrusques, ni les Syracusains, ni les Carthaginois, qui vont dès lors se succéder dans la plaine orien­tale, ne parviendront (et d’ailleurs le souhaitaient-ils?) à effacer la culture grecque. Au point que le passage se fera directement de la culture grecque à la culture romaine, lorsqu’à partir de la prise d’Alé­ria (259 av. J.-C.), Rome prendra possession de la Corse. Il faut même noter que les Romains ne tou­chèrent pas à la ville et qu’Aléria ne fut détruite qu’au V’ siècle apr. J.-C., par les Vandales.

Avec la République de Rome, puis l’Empire ro­main, Corse et Sardaigne sont à nouveau logées à la même enseigne. Pour assurer la victoire dans la guerre qui l’oppose à Carthage, Rome a besoin de maîtriser la navigation en mer Tyrrhénienne. Elle doit donc s’assurer de la Sicile, de la Sar­daigne et de la Corse. En Corse, les Carthaginois étaient encore présents à Aléria, il fallait les en chasser. Quant à la Sardaigne, Rome lui destinait un rôle de grenier à blé.

Tout commence en 259 av. J.-C., en Corse avec la prise d’Aléria, en Sardaigne avec un coup de main sur Olbia. Rome s’attend à conquérir facile­ment les deux îles. Mais, s’il est vrai que la plaine orientale corse est rapidement assujettie et que, retirés une fois de plus dans les montagnes, les Corses opposent plus une indifférence qu’une résistance, la Sardaigne, elle, donne du fil à retor­dre aux conquérants. L’affrontement entre guer­riers romains et tribus nuragiques dure, dans un premier temps, une bonne vingtaine d’années. En 227, des préteurs romains sont installés en Sicile, Corse et Sardaigne, mais la Sardaigne, sur­tout, n’est alors romaine que de nom, même si les régions les plus riches, les plaines, sont com­plètement occupées par les conquérants.

Pendant toute cette période, Corse et Sardaigne sont traitées de la même manière par Rome. Ainsi, après une révolte carthaginoise en Sardaigne, la répression romaine s’abat indistinctement sur les deux îles. Déportés par l’armée, de nombreux insulaires sont vendus comme esclaves sur le con­tinent. Plusieurs villages sont anéantis et, peu à peu, la pacification fait son oeuvre. Mais la guérilla, seul moyen pour les colonisés de faire pièce aux colonisateurs, ne s’arrêtera jamais vraiment. S’il est facile, en effet, pour les guerriers romains bien armés, de mettre en déroute des tribus entières, ces guerriers ne peuvent poursuivre les Corses et les Sardes dans les montagnes rocailleuses, escarpées et imbriquées, où les guérilleros sont totalement maîtres du terrain. Au point qu’épisodiquement, des soulèvements populaires vont remettre en question la domination de Rome qui devra, pour assurer son pouvoir, envoyer des milliers de soldats (5000 pour la révolte de 212 en Corse!).

Pourtant, la Pax Romana s’installe, par l’épée d’abord, par la charrue ensuite. Et, même si la pré­sence romaine, lourde et oppressante, est moins bien supportée par les populations que la période grecque, on ne peut pas nier que les quelque six siècles de paix romaine ont porté des fruits béné­fiques, ressentis aujourd’hui encore dans le paysage, la culture, la langue et le patrimoine. Mais au prix de quelle paupérisation, de quels déséqui­libres, de quels exodes? Corses et Sardes, d’abord réfugiés dans les montagnes, en redescendent certes, mais pour se mettre au service des grands latifundiaires romains (comme simples ouvriers agricoles) ou de l’administration romaine, quitte à devoir renier du même coup la famille, le clan, la culture et les ancêtres. L’exode se faisait donc des montagnes vers les plaines riches et vers les nouvelles villes romaines. Il se faisait aussi vers le continent, en même temps que Rome envoyait dans les deux îles des colons dont beaucoup avaient pour secret espoir une fortune rapide, bâtie sur le dos et le travail des colonisés.

Il faut dire encore que les Romains ne se faisaient pas une haute idée de leurs nouveaux sujets. Cicéron les traite de peuple sans foi, de vils esclaves, de ramassis d’Africains et de menteurs de race. Quant à Tite-Live, il écrit des insulaires qu’ils sont «grossiers, sauvages et presque plus intraitables que les bêtes qu’ils nourrissent. Réduits en escla­vage, on a grand-peine à les apprivoiser; car ils renoncent à la vie plutôt que de se rompre au travail…» Quant à Sénèque, on lui attribue ce juge­ment: «La première loi est la vengeance, la se­conde est la rapine; la troisième le mensonge; la quatrième la négation des dieux.»

Même lorsque les appréciations émanent de scien­tifiques échappant à la partialité inévitable de l’occupant, elles restent sévères pour les insulaires: «Les populations confinées dans les montagnes et réduites à vivre de brigandages sont plus féroces que les bêtes fauves… La physionomie étrange de ces hommes farouches comme les bêtes des bois ou abrutis comme les bestiaux qui ne sup­portent pas de vivre dans la servitude ou qui, s’ils s’y résignent pour ne pas mourir, lassent leur maître par leur apathie ou leur insensibilité, jus­qu’à leur faire regretter le peu d’argent qu’ils leur ont coûté». (Strabon, géographe grec, dans les premières années de notre ère.)

Réfractaires à la présence romaine, les populations sarde et corse s’ouvrirent rapidement au christia­nisme. C’est au IIIè siècle, après les persécutions dont furent victimes les chrétiens de Rome, que certains d’entre eux, chassés de la ville, vinrent se réfugier dans les îles ou y furent envoyés en exil. L’histoire retient le nom de plusieurs martyrs, sainte Restitute, sainte Julie et sainte Dévote en Corse, Gavinus, Efisio, Antioco en Sardaigne.

Après avoir vécu en parallèle, sans réels contacts entre elles, des siècles d’invasions, de mu­tations et de misère, la Corse et la Sardaigne prennent des chemins différents à l’entrée du Moyen Age. Chaque peuple aspire à la liberté. Les Corses et les Sardes tenteront désormais de l’arracher à des ennemis différents, par des voies souvent semblables et en créant des modèles de société rurale et patriarcale très proches l’un de l’autre.

Quinze kilomètres, à peine, séparent les deux îles. Mais leurs destins sont maintenant trop distincts, comme d’ailleurs les futurs obstacles, pour que leurs deux histoires puissent être mêlées. La Corse du XX’ siècle sera terre française (encore que…), la Sardaigne région italienne. Chacune, pourtant, conservera et entretiendra le souvenir de son passé, fait de velléités d’indépendance, de résurgences de misère et de flambées de violence.

Dans les chapitres suivants, les chemins de cha­cune des îles seront donc traités séparément.

 

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