j. La folie de Van Gogh

 

Paradoxe ou exemple, la Provence des couleurs et des lumières s’identifie à l’œuvre de deux pein­tres. L’un, Cézanne, est un bourgeois provençal et citadin, l’autre est un paumé hollandais d’origines paysannes. Le premier, sage, a maîtrisé sa vie comme son oeuvre. Le second, possédé, a transfi­guré son désespoir par des paysages et des por­traits qui semblaient lui échapper, tant ils étaient «habités». Habités comme on le dit à la campagne des êtres soumis au démon.

Un soir de février 1888. Il neige sur toute la basse Provence. Un homme descend du train, sort de la gare et marche jusqu’à la rue de la Cavalerie, où il franchit le pauvre seuil de la pension Carrel. Il n’est pas attendu. Simplement, c’est le seul endroit, du moins à portée de sa bourse, qui soit ouvert à cette heure. Il monte jusqu’à sa chambre, toujours harnaché de l’étrange attirail qui le fait ressembler à un homme-orchestre. Et il s’endort aussitôt. Il ne découvrira Arles que le lendemain.

L’homme qui vient de poser le pied en Provence traîne le malheur à ses chausses. N’était le soutien permanent, matériel et moral, de son frère Théo, il ne serait peut-être plus de ce monde. Il n’a pour­tant que trente-cinq ans…

Que fuit-il? Pourquoi Arles? C’est, semble-t-il, sur les conseils de Gauguin qu’il est venu ici. Gau­guin qui le rejoindra, quelque temps plus tard, et que Vincent manquera assassiner, dans une crise de délire, avant de se trancher l’oreille en guise de dément exorcisme.

Pour l’heure, Vincent Van Gogh part à la décou­verte. D’Arles tout d’abord, de son petit peuple, de ses maisons, de ses visages, de ses filles. Car il loge à deux pas du quartier chaud et, timide, il n’a de rapports amoureux qu’avec les putains. L’une d’elles, Rachel, trouvera même place, quelques mois, dans sa vie arlésienne. Il voudrait les croquer, mais elles ont aperçu quelques-unes de ses oeuvres et, si elles ne rechignent à aucune des exigences de leurs clients, du moins refusent-elles d’être ainsi défigurées par le pinceau de cet hurluberlu. Il lui faudra donc d’autres modèles.

Alors, marcheur infatigable, il se met à parcourir les environs. Sa force est plus nerveuse que physique. Il rentre épuisé et range, dans la maison jaune qu’il vient de louer, ces toiles chamarrées qui laissent les voisins interloqués. Lorsque la tris­tesse gagne trop, il s’installe dans l’un des cafés qui bordent le boulevard des Lices. Il peint, dans tout leur sinistre et fraternel abandon, ses compa­gnons d’assommoir. Puis, repu d’absinthe, il s’affale à son tour sur le marbre douteux.

Rarement il ira au-delà du domaine où ses pas peuvent le porter. Une fois, pourtant, il fera l’expé­dition des Saintes-Maries-de-la-Mer. Mais, plus généralement, il ira droit devant lui, cap nord-est, en direction de la colline de Montmajour, qu’il gravira des centaines de fois pour dominer cette plaine de la Crau qui le fascine.

Avec les accès de démence revient l’hôpital. C’est à l’Hôtel-Dieu qu’on enferme les fous. Vin­cent y fait plusieurs séjours, comprenant assez qu’on le retienne ainsi à l’écart et satisfait encore lorsqu’on lui laisse le loisir, quelques après-midis par semaine, d’aller peindre la nature envi­ronnante.

Il ressemble désormais à un vieux. Il a trente-six ans lorsque, la décrépitude et la nécessité de soins permanents devenant évidentes, il obtient par l’en­tremise de Théo d’être accueilli à l’asile de Saint-­Paul-de-Mausole, à Saint-Rémy. Sait-il que c’est, pour lui, un voyage sans retour? Sans doute le pressent-il. Sa vision de la Provence se modifie, prend de l’irréalité.

Certes, l’horizon a changé. Ce n’est plus la Crau d’Arles, ce sont les vrais reliefs des Alpilles. Et ce sont, à la fenêtre de sa chambre, ces barreaux qui hachent la lumière. Mais il y a plus. Vincent se met à détester ce qu’il a aimé. S’il sort encore dans la campagne, sous l’œil placide d’un gardien com­plice, c’est pour peindre des oliviers tourmentés, des cyprès tordus, ou le tronc foudroyé qui hante la cour de l’asile, anéanti à l’image des pensionnaires.

Vincent se sent prisonnier, otage de ce lieu. Il veut partir. Une fois encore, son frère Théo l’y aidera. En mai 1890, Vincent le rejoint à Paris. Une nou­velle vie commence, la Provence est comme oubliée. Mais la maladie le reprend et, à Auvers-sur-Oise, le docteur Gachet désespère. Vincent aussi, mais pas du même désespoir.

Le 27 juillet, dans le champ aux corbeaux qui compose son nouvel univers, il tourne contre lui le révolver qu’il s’est procuré, il presse sur la détente. La détonation est faible et, seul, un filet de sang perle de la blessure. Vincent rentre dans sa chambre en maugréant. Décidément, il aura tout raté, même sa mort.

Non, il ne l’a pas ratée. Elle viendra deux jours plus tard, le 29 juillet. Vincent Van Gogh avait trente-sept ans.

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