21 Itinéraires roumains

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Sur la route qui mène de Cimpulung Moldovenesc à Suceava, et près de la localité de Gura Humorolui, un panneau ou plutôt une simple pancarte de bois : « Tabara Bucsoaia ». Rodica sursaute et me demande de m’arrêter. Nous reculons de quelques mètres puis bifurquons à gauche sur un chemin de terre qui, par une butte raide marquée d’une vague croix, franchit la voix ferrée sans autre protection. Nous voici à l’entrée d’un immense parc arborisé entouré de longues bâtisses et précédé d’une espèce de corps de garde affichant deux mentions inattendues et contradictoires : « Welcome ! Soyez les bienvenus ! » et « Interdit à toute personne étrangère ».

Rodica est facilement émotive mais franchement, dans ce décor poussiéreux et sans âme, je ne m’attendais pas à voir les larmes lui monter aux yeux. « C’est vrai, j’ai du mal à m’empêcher de pleurer parce je retombe par hasard sur un endroit que j’avais presque oublié et qui surgit du néant, à l’improviste. C’est pour moi un lieu très riche en souvenirs… ».

Si je ne la savais pudique et réservée, j’imaginerais volontiers qu’elle a échangé ici le premier baiser, rencontré le premier amour. Je suis loin du compte.

« Cela se passait il y a longtemps, en pleine période communiste. Je terminais ma première année d’enseignement et il y avait à cet emplacement le plus grand camp de pionniers de toute la Roumanie. A l’époque, en 1971, le communisme était plutôt rassurant pour nous, et porteur d’espérance. C’était aussi le premier été que je passais dans un camp de pionniers. J’étais arrivée en train avec trois collègues. Chacune d’entre nous devait surveiller vingt élèves, uniquement des filles.

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Pour nous, venir ici, c’était comme arriver au paradis. Le camp était très grand. Il pouvait accueillir au moins mille enfants. Nous dormions dans des baraques de bois remontant à l’époque du roi Carol II, qui avait fait construire ce camp pour la jeunesse d’alors. Après l’abdication de son fils Michel, les communistes avaient conservé l’ensemble. Nous étions quatre-vingts dans chaque bâtiment, avec des lits superposés pour les élèves et deux lits simples, aux deux extrémités, pour les maîtres.

L’atmosphère était très agréable, la nourriture excellente mais, pour moi, il y eut un événement très désagréable. Un soir, nous étions en train de jouer et de rire, dehors, avec les enfants. Un professeur que je ne connaissais pas a soudain trouvé qu’une des filles de sept ou huit ans faisait trop de bruit. Il s’est approché et l’a giflée très fort avant de lui tirer l’oreille. J’ai aussitôt réagi en lui disant que son comportement était inadmissible. Il m’a prise, moi aussi, pour une élève. J’avais 23 ans mais je faisais très gamine. Il m’a giflée à mon tour, aussi fort que la fillette. Toutes mes élèves lui ont crié « Vous giflez  notre professeur » et elles se sont toutes jetées sur lui. Il s’est alors rendu compte qu’il avait fait deux énormes bourdes et s’est excusé. Tout le camp l’a su. Quand je suis rentrée à Bucarest, l’inspecteur m’a demandé si je voulais porter plainte mais je ne l’ai pas fait même si cet acte avait été inqualifiable. »

Difficile aujourd’hui d’imaginer que dans la Roumanie de Ceausescu où les droits de l’homme étaient apparemment lettre morte, une simple gifle ait pu indigner à ce point une jeune enseignante, révolter toute une classe et trouver écho jusqu’à Bucarest. Difficile aussi de croire que dans un camp de pionniers que j’imaginais destiné à forger les premières convictions communistes, il ne se soit pas trouvé un commissaire politique pour intervenir et régler le litige.

« Pas du tout. Il n’y a jamais eu de commissaires politiques dans les camps de pionniers. Ni dans les premières années de Ceausescu, ni plus tard. C’était uniquement un camp de vacances. Pas la plus petite trace d’endoctrinement communiste ni de jeux à connotation politique, à la différence des écoles comme la mienne à Bucarest où pendant l’année scolaire nous étions obligés de participer à des séances politiques régulières. Non, dans les camps de pionniers, il n’y avait de place que pour le jeu.

Tous les enfants étaient égaux, et partout. Je n’ai jamais observé de différence avec ceux dont les familles avaient un peu plus d’argent que les autres. Dans le cas de ma propre école, je suis peut-être mauvais juge car il n’y avait ni vrais riches ni vrais pauvres. Tout le monde appartenait à la classe moyenne. De toute manière, pendant l’époque communiste, il y avait des différences mais il n’y avait pas de gens très riches. Ce n’était pas comme aujourd’hui, les différences étaient peu visibles et existaient à peine ».

Au bout d’une allée, une femme balaie les premières feuilles. Rodica va lui poser quelques questions puis revient, rassurée.

« Ce n’est plus un camp de pionniers parce que les pionniers n’existent plus mais c’est toujours un camp d’été pour les élèves mais aussi pour d’autres jeunes, étudiants ou apprentis. Pendant les périodes scolaires, d’après ce que j’ai compris, le camp sert aussi à loger de jeunes ouvriers des chantiers. Il paraît que la nourriture est restée excellente. J’ignore s’ils ont toujours le même cuisinier. Qui sait ? »

Un personnage en costume et cravate s’approche alors de nous et, en roumain,  se présente comme l’administrateur du camp. Rodica lui expose les circonstances de notre visite impromptue. L’homme, encore jeune mais qui semble travailler ici depuis plusieurs années, explique que l’établissement continue à relever directement du ministère de la Jeunesse à Bucarest, que peu de choses ont changé hormis certains bâtiments de bois qui ont été démolis pour cause de sécurité ou de salubrité. Puis il retourne à son bureau, que j’imagine aussi gai qu’au temps du communisme. Rodica navigue entre rire et larmes. « A l’époque, nous n’avions ni douches ni lavabos. Derrière les baraquements avait été installé un long abreuvoir métallique avec un trou tous les trente centimètres par lequel coulait à certaines heures de la journée de l’eau fraîche froide. Elle reprit, guillerette. Nous vivions à la dure mais nous étions heureux. »

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Nous arrivons maintenant à ce qui était à l’époque la place du rassemblement et qui constitue aujourd’hui une espèce de terrain de sport goudronné avec en son centre un grand mât rouge agité d’une vague ficelle censée permettre la montée des couleurs. « A l’époque, nous faisons chaque matin cinq minutes de gymnastique avec les élèves. Au sommet du mât flottait le drapeau roumain avec comme aujourd’hui le bleu, le jaune et le rouge. Mais avec au beau milieu, les emblèmes du communisme… Oui, le marteau et la faucille. Oui… Ras le bol ! »

Un grand rire ponctue ce ras-le-bol. Près de la voie ferrée, nous retrouvons finalement notre voiture que nous n’avons jamais vraiment quittée des yeux, on ne sait jamais. Un tortillard bleu passe alors au pas puis, bientôt compétée par la masse grise et mouvante de ses moutons, la silhouette d’un berger dépasse progressivement du talus. Nous ne sommes ici que depuis une petite heure et je sens pourtant Rodica submergée par une terrible nostalgie, comme si nous nous apprêtions à quitter une maison familiale ou à prendre congé d’amis chers. Sa voix s’éraille,  des larmes lui montent aux yeux. « Je ne sais pas si j’ai la nostalgie de ma jeunesse ou de cette atmosphère qui, malgré le communisme, était à l’époque tellement prenante. Je ne sais pas. La nostalgie d’une époque à jamais révolue sans doute. Avec le temps, seuls surnagent les souvenirs les plus heureux. Difficile à dire mais c’est vrai, je suis très, très émue… »

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Plus à l’ouest, un autre jour de ce bel automne, le soleil se cache lentement derrière les monts Apuseni. Les villages et petites villes de Transylvanie se succèdent dans la grisaille. Ulieacu de Cris, Negreni, Dumbrava, Gilau… Circulation hachée, hésitante. Je me souviens bien de cette route que nous prise en janvier 1990. Dans le centre de Cluj, il y avait encore les croix, les fleurs, les bougies en mémoire de martyrs moins nombreux qu’on ne l’avait dit, ceux d’une révolution qu’on ne savait pas encore qu’elle avait été cyniquement mise en scène dans une pièce dont les acteurs saigneraient de leur vrai sang et y perdraient leur vraie vie.

La route qui mène de Cluj à Alba Iulia a toujours été assez bonne mais aujourd’hui elle s’est élargie et les voies sont même parfois séparées par une butte. La nuit venue, la conduite reste assez sûre malgré les vélos, les charrettes et les ivrognes, trois variétés promises à une lente disparition. Voici maintenant Turda, puis Aiud avec sa belle église fortifiée de style austro-hongrois. Teius enfin, le seul lieu que début 1989 nous avions pu identifier sur la carte, lorsque OVR (Opération Villages Roumains) nous avait attribué, pour le protéger de la systématisation voulue par Ceausescu, le village de Stremt. Nous avions été l’un des premiers villages de France à nous engager. Ce voyage a complètement bouleversé la deuxième partie de ma vie puisqu’il m’a permis de retrouver Rodica.

A l’approche d’Alba Iulia, voici Teius, bourgade sans goût ni grâce qui marque l’embranchement pour Stremt. Il fait à peu près aussi sombre qu’en janvier 1990. Aujourd’hui, plus d’horaires imposés pour l’éclairage comme au temps de Ceausescu, mais les communes sont si pauvres qu’elles hésitent à remplacer les ampoules, allégeant d’autant leur facture d’électricité.

Quand nous sommes arrivés ici en janvier 1990 à bord de deux camions et d’un minibus, il faisait un gris hivernal. Les chaussées étaient gelées, défoncées, mais nous étions saufs ! Nous nous prenions à tort pour de véritables héros. Pensez ! Il y avait, disait-on, des terroristes cachés dans les recoins les plus éloignés du pays, prêts à tout pour empêcher la victoire finale des la Révolution et ramener au pouvoir les héritiers de Ceausescu. Quand en pleine nuit nous avions traversé le département d’Hunedoara, nous avions laissé une distance importante entre chacun de nos véhicules aafin de permettre au premier de fuir par l’avant en cas d’attaque, et au dernier de rebrousser chemin!

Nous ne sommes plus qu’à trois kilomètres de Stremt. Je me rappelle bien notre première arrivée. Personne ne nous attendait car les lettres que nous avions adressées au maire au printemps de 1989 ne lui étaient jamais parvenues. Nous étions cinq et notre cargaison consistait en des couvertures, des chaussures, des vêtements usagés, des jouets pour enfants, des biberons, quelques bicyclettes, du matériel sanitaire d’occasion ou encore des médicaments récupérés auprès de quelques pharmacies.

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Les camions avaient été garés en face de la mairie, à la hauteur du poste de police et de son unique policier. Une maman et sa fille étaient aussitôt venues chanter pour nous « En passant par la Lorraine », et en français s’il vous plaît ! Monica Stan enseignait la musique et le chant à Teius, sa fille Lacrima était encore écolière. Au gré de mes visites successives, leur modeste maison avec électricité intermittente mais sans eau courante est toujours restée pour moi le premier endroit où je me précipitais. C’est en serrant Monica dans mes bras (ou plutôt en me laissant serrer par elle) que j’ai appris, sensuellement, viscéralement, ce que peuvent être les effusions affectueuses des paysans roumains. La minuscule maison comptait quatre autres personnes : Bunicul, le grand-père qui officiait comme tailleur dans le minuscule couloir menant à la cuisine ; sa femme Bunica, douce comme un ange mais âpre au travail comme personne ; grassouillet aux allures de soldat romain démobilisé, Nellu, le mari de Monica ; Cristi enfin, gamin drôle et goguenard avec qui mon fils et moi avons plus tard taquiné l’ablette dans l’étang boueux de Stremt.

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Aujourd’hui, Bunicul, Bunica et Nellu ont disparu. Monica est veuve et vit seule dans sa maison. Lacrima est devenue avocate à Cluj, un destin inespéré pour une gamine de la campagne. Cristi, lui, prépare à Alba Iulia son diplôme de professeur d’éducation physique.

Après les embrassades avec la famille Stan, c’est Nicolae Lazar qui en janvier 1990 avait été notre interlocuteur principal. Au revers de l’école primaire, dans la cour enneigée et glacée, c’est lui qui coiffé d’une toque de loup avait pris la parole pour accueillir « les Français ». Dès les premiers jours de la Révolution, Nicolae avait poussé l’ancien maire vers la sortie (à l’époque, on murmurait qu’il l’avait peut-être même exécuté, faribole vite oubliée) et, comme cela s’était fait dans la plupart des villages roumains, était devenu le président du Comité local du Front de Salut National.

Aujourd’hui, sa maison n’a pas changé mais le train de vie de sa famille s’est encore réduit. Nicolae a vendu sa Dacia et sa femme Maria partage son temps entre un petit emploi de secrétaire communale et d’éreintantes tâches ménagères comme nous en connaissions en France à la fin des années quarante. Peu de revenus, donc peu d’achats. La nourriture familiale est fruste, soupe, légumes, fruits du verger, quelques œufs, pratiquement jamais de viande, seulement deux ou trois cochons l’an et un peu de volaille.

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Dimanche, nous sommes montés jusqu’au monastère de Rimet. Rodica est très attachée à ce lieu où elle venait enfant. Elle y est toujours accueillie avec affection. Dans les années Ceausescu, le monastère se limitait à l’église originelle, rehaussée de plusieurs mètres pour lui épargner les dégâts répétés des crues, ainsi qu’à une deuxième église plus grande dont la construction avait été entreprise en 1982, un événement très rare pendant la période Ceausescu. Une première maison, en surplomb, abritait la mère supérieure, ses adjointes directes, les abbés et les visiteurs de marque ; près du porche, une seconde était affectée aux cellules et aux ateliers de peinture sur verre et de tissage ; un réfectoire enfin et son énorme cuisine sombre et enfumée entre l’église et la colline, la tradition voulant qu’après la messe du dimanche les bergers des montagnes proches soient invités à partager le pain et la soupe aux choux avec les religieux.

Aujourd’hui, le monastère a pour le moins doublé en surface et en occupants. Au temps du communisme, les monastères étaient un peu le refuge où convergeaient séparément hommes et femmes qui ne se sentaient pas d’affinité avec un régime d’où Dieu était banni, du moins officiellement. Après la Révolution, on aurait pu penser que -faute de nouveaux candidats – les monastères allaient disparaître, se vider et mourir de leur belle mort. Ce fut tout le contraire qui se passa. Dès 1990, la mère supérieure a entrepris les peintures intérieures et extérieures de la nouvelle église et, venus des quatre coins du pays, je me rappelle avoir vu débarquer des escouades d’artistes pour réaliser ces très belles peintures murales : pigments byzantins, feuille d’or et d’argent…Désormais poussées à s’abstraire du monde extérieur, les jeunes nonnes ont continué d’affluer…Souvent par conviction, parfois pour échapper à un quotidien qui devient de plus en plus difficile pour les pauvres. Ici au moins, même si elles travaillent beaucoup et ne gagnent pratiquement rien, leurs lendemains sont garantis, tout comme la quiétude de leur âme et le respect de la communauté.

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Quelques jours plus tard, au-delà de splendides paysages de montagnes et de collines parsemées de meules coniques à l’ancienne autrement plus poétiques que nos bottes de paille mécaniques, nous voici dans le Maramures, au bord de la rivière Tisa qui fait frontière avec l’Ukraine. Si le visiteur pressé ne doit se rendre qu’en une seule région de Roumanie, c’est ici ! D’autres lumières, d’autres accents, d’autres traditions. Une autre vie. Une autre façon d’apprivoiser la mort.

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Dans une prairie, un chien errant au long poil blanc saute vivement entre haies et collines. Impossible de l’approcher mais il ressemble étonnamment à notre propre chien, celui adopté dans une SPA de France et finalement baptisé Quetsel, ce qui en roumain signifie chien. Un nom qui ne doit rien au hasard. Un animal insensible à tout ordre lancé en français,  et tout autant dans les autres langues européennes telles que l’ anglais, l’allemand, l’italien ou l’espagnol. Quetsel  a tout de suite eu une réaction lorsque Rodica lui a crié en roumain « Aici ! » (ici), « Jos ! » (couché). Il a même donné la patte lorsque elle lui a demandé « la butsa ». Pas de doute, ce chien était roumain. Ainsi était levé le mystère de son tatouage car il en avait un. Mais illisible et inconnu du vétérinaire de la SPA, pourtant au fait de tous ceux de l’Union Européenne…

Nous voilà imaginant l’histoire de ce long chien blanc, présenté par la SPA comme un berger des Abruzzes. Il est  très semblable (en plus fin et en plus élancé) à ces bergers des Pyrénées chargés d’éloigner dans les hautes prairies d’estivage le fameux loup, plus ou moins garou.

Quetsel, affectueux, rapide, fuyant, avait sans doute connu lui aussi le grand méchant loup, mais dans les montagnes des Carpates. Volé ou recueilli par des Tsiganes, il avait peut-être pris la route vers l’Ouest avec eux et avait un jour fait étape près des Alpes ? Là, comme à son habitude, il avait fugué pendant quelques heures. N’avait-il pas pu retrouver le campement ? Ses maîtres avaient-ils repris leur itinérance sans attendre son retour ? Ou bien, dans sa fuite, avait-il été renversé par une voiture ? Ce qui expliquerait la luxation de la hanche dont il est affecté et qui le fait courir sur trois pattes lorsqu’exténué, il revient de ses expéditions nocturnes ?

Les deux chiens blancs – celui des collines roumaines et celui de la SPA française – seraient donc frères. Le vétérinaire se serait-il alors trompé en affirmant que le nôtre est un berger des Abruzzes ? Pas sûr. Rien n’empêche d’imaginer qu’un de ses lointains ancêtres vivait jadis dans la campagne italienne, qu’il appartenait à l’un  de ces paysans qui par nécessité ou conviction s’engageaient parfois dans l’armée romaine. Pourquoi, au début du IIème siècle de notre ère, ce chien blanc n’aurait-il pas suivi son maître sur près de deux mille kilomètres ? Par exemple dans la campagne victorieuse de l’Empereur Trajan contre les Daces ? Pourquoi n’aurait-il pas alors fugué dans les collines et rencontré une belle chienne blanche ayant suivi elle aussi – et jusqu’au bord du Danube –  son maître romain ? Le reste, la nature s’en serait chargée…C’est ainsi qu’aujourd’hui, dans les montagnes de Roumanie, on aperçoit parfois des paysans roumains garder leurs troupeaux avec l’aide précieuse d’un splendide berger blanc des Abruzzes.

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La route traverse maintenant un village en longue enfilade. Sur un banc, à l’abri d’une tonnelle, une vieille femme à fichu fleuri file la laine sur un fuseau plus grand qu’elle tandis qu’un paysan voûté tente en vain de lui faire la conversation. Cheveux au vent, une gamine passe sur une pétrolette rutilante. Au loin, on entend le chant du coq et le meuglement d’un bœuf.

A l’intérieur de Sapinta, au bord du chemin poussiéreux qui grimpe vers les collines, une église sans charme entourée  par un muret auquel sont adossés quelques stands de bibelots et souvenirs. C’est que se cache un cimetière semblable à nul autre au monde. En 1935, un villageois du nom de Ion Stan Patras, artiste autodidacte,  s’est mis à graver sur la croix de bois destinée à la tombe des défunts une sculpture rehaussée de couleurs vives, une sculpture relatant un moment particulier de la vie du mort ou l’une de ses passions, l’un de ses travers. Toutes ces croix étaient  revêtues d’un même bleu océan qu’on ne voit qu’ici. Peint de couleurs vives, le haut relief représentait tantôt l’amour porté aux femmes par un bellâtre sur le retour, tantôt le goût prononcé du disparu pour l’alcool de prunes…Il pouvait aussi décrire toute une vie passée derrière le comptoir d’une épicerie, à moins que ce ne fût la sévérité d’un maître d’école ou l’assiduité d’une paysanne à son rouet,  ou encore telle anecdote ayant marqué son existence ou la mémoire du village.

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Tradition héritée des envahisseurs romains, on ne dit pas d’un défunt qu’il est mort mais qu’il a vécu. La mort est dont l’occasion de se retourner sur les instants de la vie. En dessous des peintures, toutes les croix portent ainsi un long texte gravé rappelant la date de naissance et de mort du défunt. D’un bon vivant, on écrira que « les cigarettes, les femmes et l’alcool de prunes ont abrégé ses jours ».

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Parmi les tombes, et comme une bande dessinée à rebondissements, la seule croix portant deux scènes superposées rappelle un épisode tragique au cours duquel un simple berger du village fut abattu, en 1941 paraît-il, par un franc-tireur hongrois reconnaissable à son calot et à sa moustache. Dans la première scène, l’homme au fusil met en joue le berger debout à côté de ses moutons. Dans la deuxième, le corps du berger est à terre, les moutons se sont enfuis et l’assassin tient fièrement à la main la tête sanglante de sa victime décapitée.

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Le choix des peintures et des textes fut, jusqu’à sa disparition en 1977, le privilège du seul Ion Stan Patras. Parfois, avec la famille, il s’entretenait des grands moments vécus par le défunt mais, la plupart du temps, soit que le deuil ait rendu la famille muette soit que Patras ait connu du mort des détails que ses proches eux-mêmes  ignoraient, c’est lui qui rédigeait l’épitaphe. Personne ne lui en tint jamais rigueur et, parmi les quelques 400 tombes, une seule famille a préféré l’austère croix de pierre à une croix de bois peinte par Patras.

Tout près de l’église, ni plus grande ni plus petite que les autres, l’une de ces croix présente le portrait joyeux et engageant, fraternel et jovial, d’un homme portant un chapeau de paille. L’épitaphe est à la première personne du singulier et, de tout le cimetière, c’est sans doute la seule mention à avoir été rédigée par le défunt lui-même :

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Depuis ma plus petite enfance 

J’ai toujours été Stan Ion Patras  

Ecoutez-moi bonnes gens 

Ce que je vais dire n’est pas un mensonge 

Pendant les jours que j’ai vécus 

Je n’ai souhaité de mal à personne 

Mais du  bien autant que j’ai pu 

A tous ceux qui me l’ont demandé 

Ce monde qui a été le mien 

Ne m’a pas fait la vie facile[1].

 

Patras ne ment pas. Sa vie n’a pas été facile. Il est mort à petit feu d’une leucémie incurable mais il a jusqu’au dernier jour donné beauté et joie aux tombes de ses concitoyens comme à la sienne.

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Dans le cimetière, un homme vêtu de bleu dont le vélo – bleu lui aussi – est appuyé contre le bleu d’une croix, a déposé sur son paletot une tombe. Il tient en mains un minuscule pinceau. Il se nomme Viorel Pop et repeint quelques détails écaillés par les ans. Tout en poursuivant son travail, il nous parle bientôt de son frère Dumitru, affectueusement surnommé « Mitica » et qui a pris la relève de Patras en créant les croix des nouveaux défunts. Il travaille à une centaine de mètres de là, derrière l’église, dans une espèce d’appentis couvert, à claire voie, installé entre deux vieilles maisons dont la plus grande fut justement celle de Patras.

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Nous y voilà. Sur le pignon nord de la façade de bois, trônent les portraits des grands personnages de l’histoire roumaine sculptés par Patras : Decebal, Michel le Brave et Etienne le Grand, ainsi que deux emplacements vides. Sans pour autant quitter du regard une immense croix de bois encore brut  posée à l’horizontale sur un minuscule établi, « Mitica » Pop nous accueille gentiment dans son atelier. Malicieux, il nous confie alors que les deux personnages manquants sont Gheorghiu-Dej et Nicolae Ceausescu… Peu après la Révolution, des étudiants de passage ont craché sur les deux chefs communistes qu’il avait sculptés avec autant de passion que leurs prédécesseurs historiques. Pop les a alors retirés mais s’apprête aujourd’hui à les remettre en place. Ils font, dit-il, partie de l’histoire roumaine. De toute manière, les étudiants ont désormais d’autres chats à fouetter.

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Stan Ion Patras avait une demi-douzaine d’élèves. « Mitica » était son préféré. Il est aujourd’hui le seul sculpteur encore capable de créer les croix peintes du cimetière de Sapinta mais aussi l’unique détenteur du secret que lui a confié Patras, celui de cette fameuse et inimitable couleur bleue. Pourra-t-il continuer longtemps encore, pourra-t-il former un successeur ? Dans un village aussi pauvre que Sapinta, les familles des défunts n’ont pas toujours assez d’argent pour rétribuer la fabrication d’une croix. « Mitica » Pop, comme son maître Stan Ion Patras le faisait aussi, se fait payer en proportion de la richesse des familles. S’il lui arrive souvent de ne rien recevoir du tout, à ce jour aucun habitant du village n’a jamais été laissé sans sépulture ni enseveli sous une simple croix de pierre, de métal ou de bois brut. A Sapinta, on ne peut mourir qu’en couleurs.

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Si je devais ne retourner que dans une seule région de Roumanie, ce serait comme je l’ai dit dans le Maramures. Et si je devais ne revenir qu’en un seul lieu du Maramures, ce serait au cimetière joyeux et coloré de Sapinta. Mais pourquoi se priver d’autres richesses, d’autres découvertes, d’autres émotions, d’autres révoltes ? Cap à l’est ! A quelques kilomètres de Sapinta, voici Vadu Izei, un village splendide où vous trouverez au bout d’un chemin creux et dans la fraîcheur dispensée par le cliquetis d’un ruisseau, une adorable maison d’hôtes… Mais il y en a tant en Roumanie, presque toujours accueillantes jusqu’à l’excès ! Pourtant, pour moi qui n’ai que peu de commerce avec Dieu,Vadu Izei a le goût amer de l’intolérance.

Vadu Izei, c’est le lieu où souvenez-vous nous avions rencontré ce prêtre gréco-catholique dont le père avait été torturé et emprisonné au temps de Gheorghiu-Dej. Aujourd’hui le communisme a disparu, la paix civile s’est installée partout et la liberté de culte est un droit reconnu. Pourtant, l’intolérance n’est pas morte. Ici, comme autrefois dans toute la région, la plupart des croyants appartenaient à l’église gréco-catholique. Pendant les années noires, ils ont été persécutés et beaucoup ont fini par rejoindre les rangs de l’église orthodoxe qui était largement favorisée par le pouvoir communiste. Venus de régions méridionales traditionnellement orthodoxes, d’autres Roumains se sont alors installés au village.

Après la Révolution, ceux qui avaient conservé dans la clandestinité leur foi initiale sont sortis de l’ombre. D’autres qui se souvenaient du rite interdit se sont joints à eux… Ils ont finalement été plusieurs dizaines à demander poliment au pope orthodoxe la possibilité de se réunir quelques heures par semaine pour célébrer la messe dans l’église qui avait été la leur avant que les communistes ne la confisquent. Refus du prélat orthodoxe qui, comme par hasard, avait justement pour projet la construction d’une église plus grande. Il lui faudrait donc bientôt abandonner l’ancienne ! Que croyez-vous qu’il arriva ? Il préféra la détruire plutôt que de la remettre aux faux-frères gréco-catholiques !

Plus fréquente qu’on ne l’imagine, cette méchante aventure n’aura heureusement pas réussi à nous gâcher le plaisir profond que dispense le Maramures. A l’ouest, les Carpates sont maintenant derrière nous et la Bucovine nous tend les bras. Au nord de la Moldavie, cette région est célèbre dans le monde entier pour ses monastères peints. Ce sont de hauts lieux de culture qu’il faut avoir visité, même si tous ne sont pas complètement restaurés et si, parmi les plus connus, l’afflux de touristes interdit trop souvent le recueillement et la sérénité nécessaires à la contemplation ou à l’émerveillement.

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Il faut, bien sûr, avoir vu le monastère peint de Voronet, le plus célèbre, mais la grâce pourra soudain également vous toucher  dans un monastère presque inconnu. Ce sera à l’orée d’un village ou d’une forêt dans laquelle  vous aurez fait halte par hasard. Il y en a tant ! La Bucovine est un archipel, une constellation monastique. Voici, en mauvais état et pourtant si émouvante, la petite église d’Arbore ; voici Putna dont les fresques peintes ne sont qu’intérieures ; voici Humor, son pèlerinage et la peinture alerte de ses nonnes sur de simples coquilles d’oeufs ; voici l’église de Sucevita dont la première pierre remonte à 1581 et dont, gardée par quatre donjons, la puissante enceinte carrée fait ressembler à un château fort ; voici Moldovita et les Saints combattants nimbés d’ocre sombre et d’ors étincelants ; voici encore Agapia, et aussi Varatec, véritable village monastique où les nonnes ont préféré à leurs cellules un îlot de maisons guillerettes construites en contrebas.

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Comme il existe une route des vins en Bourgogne, il existe une route des monastères en Bucovine. Comme les vins, chacun d’entre eux développe une saveur, une robe  un parfum, un goût différents. Moines et moniales vous feront gentiment savoir jusqu’où ne pas aller trop loin dans l’intrusion de leur vie religieuse, vie d’autant plus accessible que leurs activités principales sont généralement profanes : travaux des champs et du jardin, tissage de tissus ou de tapis, peinture sur verre, confection de bougies, fabrication de miel ou de confitures…

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Nostalgie encore. Les villages roumains sont comme suspendus dans le temps et l’espace. On y est à la fois chez soi et sur une autre planète. Pour ceux qui, en France ou ailleurs, entretiennent le souvenir ému des années d’après-guerre, du couple de bœufs tirant le charroi, des gerbes de blé et des meules de foin, de la charrue de bois, des travaux de printemps et des fêtes d’après moisson, du vin qui coule frais et dont chaque maison possède un secret différent, de la musique qui débute à la tombée de la nuit pour ne s’endormir qu’au jour revenu, du parfum des jouvencelles et du rire des ancêtres, des éclats sonores d’une foire et du silence éternel d’un vallon ombragé, la Roumanie profonde est là pour ranimer ces souvenirs, faire ressurgir les émois, émoustiller les rêves.

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Delta du Danube, quatre fois la Camargue, la terre la plus jeune d’Europe. Hérodote s’en était déjà approché mais à l’époque les contours devaient en être bien différents …Chaque année en effet, le Danube vient déposer sur ces confins du monde près de 50 millions de tonnes d’alluvions. Un monde à lui tout seul dont la plupart des habitants ne ressemblent pas aux autres Roumains. Blonds aux yeux bleus, la barbe rousse, ils descendent pour certains de ces « vieux » Russes qui refusant la réforme imposée à l’Eglise orthodoxe par Pierre-le-Grand avaient fui vers le sud. Passés par les forêts de Bucovine, ils avaient fini par s’installer là où personne ne voulait vivre : dans le Delta inhospitalier du Danube. Les Roumains les appellent « Lipovènes ». Ils sont pêcheurs ou chasseurs de grenouilles.

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Comme la plupart des visiteurs, nous sommes entrés en Roumanie par sa frontière occidentale ; en suivant le cours du Danube, nous nous apprêtons maintenant à la quitter par les rivages de cette mer Noire qui ouvre le pays sur l’Orient et que les Grecs nommaient Pont-Euxin, « mer amicale ».

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Après Tulcea, dernière ville en terre ferme, le fleuve se divise en trois bras. Le bras septentrional fait aujourd’hui frontière avec l’Ukraine ; le bras méridional  débouche dans la Mer Noire à la hauteur de Sfintu Gheorghe ; entre deux, le bras principal, canalisé et navigable, permet aux péniches de gagner le petit port de Sulina.

Jusqu’à 1989, seule cette portion de 70 kilomètres était accessible aux étrangers…Et même après la Révolution, toute cette région est restée hors du monde pour ne pas dire hors-la-loi. C’est à Sulina qu’avec la complicité d’anciens de la Securitate, une grande entreprise chimique occidentale avait clandestinement entreposé des milliers de fûts contenant un solvant particulièrement dangereux. Au pays de la débrouille, ces fûts n’avaient pas tardé à être revendus et leur contenu, d’un bleu superbe, avait finalement servi à repeindre les façades et les palissades des maisonnettes du cru. Ceux qui en sont morts ne sont pas là pour le dire.

Pourtant, le vrai danger pour la région ne sont pas quelques fûts toxiques mais bien ces milliards de mètres cubes  de produits chimiques charriés par le fleuve après un parcours de 2857 kilomètres, se faufilant depuis la Forêt-Noire à travers l’Allemagne, l’Autriche, la Slovaquie, la Hongrie, la Croatie, la Serbie, la Bulgarie, l’Ukraine et enfin la Roumanie. Sans oublier la Moldavie que le fleuve arrose sur 570 mètres et dont le gouvernement  envisage d’y implanter un port!

Heureusement, la nature est parfois capable de résister aux outrages que lui infligent les hommes. C’est (mais pour combien de temps encore ? ) le cas du Delta du Danube, le plus grand d’Europe après celui de la Volga. Un décor luxuriant de création du monde, un paradis pour des millions d’êtres vivants (les hommes, eux, ne sont que 15.000). Véritable arche de Noé où, entre marécages et langues de sable, cohabitent moutons et bourricots, chèvres et renards, lièvres et rats musqués, tortues et libellules, sans compter quelques 300 espèces d’oiseaux migrateurs et 1000 espèces de plantes. Et que dire de ces 90 espèces de poissons parmi lesquels l’esturgeon, largement braconné pour son précieux caviar ?

Ici, la solitude est bruyante, piaillante. Le cri de la bernache se mêle à la trompette du cygne ; le chant de l’ibis  alterne avec le gloussement du grèbe huppé et la mélodie de la mésange nonnette. Le pyrargue côtoie le pélican, à peine dérangé par le léger chuintement d’une barque à fond plat dans lequel les pêcheurs lipovènes amassent leurs prises : carpes, brochets, anguilles… L’homme ne se déplace que sur l’eau et, hormis un ou deux circuits touristiques organisés dans les canaux principaux, le visiteur ne pourra découvrir le labyrinthe des roselières et les rares îlots de forêt vierge qu’à bord d’une des embarcations de bois, la seule richesse des pêcheurs du delta.

Ici, point de querelles religieuses ni politiques, point de frictions linguistiques ou ethniques. La nature et la liberté règnent en maîtres. Nous nous trouvons  dans l’un des plus beaux lieux de Roumanie…Pardon,  depuis le 1er janvier 2007, d’Europe. Quel merveilleux cadeau de bienvenue !


[1] De cu tinar copilas / Io am fost Stan Ion Patras / Sa ma-ascultat oameni buni / Ce voi spune nu-s mincuni. / Cite zile am trait / Rau la nime n-am dorit / Dar bine cit-am putut / Orisine mi-a cerut. / Vai saraca lumea mea / Ca greu am trait in ia.

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