Néva

 

Entre la rumeur et le fracas. Un bruit permanent, provocateur. Un murmure d’espoir. Le retour de l’été, la fin de l’hiver. La Grande Catherine a vécu à ce rythme, les marins de l’Aurore aussi. Chaque année, le grand déménagement défrise les oeuvres de Lénine et la bibliothèque de Voltaire, derrière les frontons classiques de l’Ermi­tage. Sur les pavés des faubourgs de l’Est, un homme a peur et, dans un logement anonyme des quais, l’argent de la Neva brouillé par la silhouette des grues et les premiers effets d’une vodka prolé­taire, nous allons boire à en mourir, Mihail Mihailovich et moi, seul viatique pour entrer à coup sûr dans la société secrète des promis au goulag.

Des agences vous organisent pour pas cher, paraît-il, des voyages de dix jours qui passent par ici. Mais les guides de l’Intourist ne vous amèneront jamais dans cette pièce unique, où la vodka sans étiquette, le pot de concombres et le panier de pommes de terre constituent à la fois le seul mobilier et la seule nourriture. Terrestre. Céleste.

Mihail Mihailovich n’existe pas. Il a été rayé du registre des vivants mais Big Brother a dû oublier de le coucher dans celui des ombres. A moins que la machine ne parvienne pas à imprimer au rythme soutenu des allers simples pour la Sibérie. Bref, il est ici, et personne n’en sait rien. Même Mihail Mihailovich n’est pas certain que ce ne soit pas un rêve. Et Tatiana, sa compagne, ne croit pas que ce puisse être autre chose qu’un sursis.

Ah, s’il avait voulu, il figurerait sans doute aujourd’hui sur les bro­chures qu’on présente aux hôtes de marque, à la rubrique artistes contemporains. Il lui aurait suffi d’accepter le marché qu’on lui proposait, illustrer un livre par an. Mais en Union Soviétique, on ne publie ni Boris Vian, ni Trotsky, ni Coluche. Et on doit illustrer comme on écrit, dans le sens du poil communiste. La victoire exemplaire du travailleur Vassili Dupontovich, la résistance héroïque de la camarade Elena Durandovna,  Mihail Mihailovich n’en a pas voulu. C’était pour­tant bien payé et, le reste de l’année, il aurait pu peindre ce qu’il voulait, ou presque.

Ou même vendre ses toiles à des visiteurs étrangers, à condition qu’elles restent un rien réalistes et, surtout, qu’elles ne comportent rien qui puisse rappeler le bon dieu. C’est vrai, dans ce pays, quand on dessine une faucille ou un mar­teau, on devient vite un héros. Mais qu’on esquisse une croix, on est aussitôt catalogué parasite. Mihail Mihailovitch est un dangereux parasite asocial mais la machine l’a oublié et il est là, à dix mètres de la Néva, ivre à n’en plus pouvoir, et je suis avec lui, plus ivre encore, allongé sur le parquet, ronflant et hoquetant. Ainsi, et ainsi seulement puisque je risquerais de parler dans mon sommeil, la preuve sera faite que je ne suis pas un agent de la police politique qui lui, bien sûr, ne prendrait pas le risque de se trahir au plus fort de l’ivresse.

Plus tard, bien plus tard, lorsque nous serons l’un et l’autre revenus de nos limbes artificielles, Mihail Mihailovich – ce n’est pas son vrai nom bien sûr – me parlera de sa non-vie, de son inexistence. Même la rumeur tenace des glaces bousculant les piles du pont, même le printemps qui lui succédera très vite – n’accroche-t-on pas en ce moment dans les rues les banderoles du Premier Mai ? – même le feu qui couve sous le pinceau de Mihail Mihailovich, ne parviendront pas à l’arracher à ce fatalisme perplexe qui est un peu l’âme de son peuple.

Il attend le printemps, Mihail Mihailovich, et Tatiana avec lui mais ils savent l’un et l’autre qu’il ne viendra pas. Pas cette année. Pas avant longtemps. Et longtemps, ça peut être très, très long en Union Soviétique. C’est pourquoi ils n’ont pas voulu d’enfant.

Ils ont sans doute raison. A l’autre bout de la ville, dans les fau­bourgs de l’est, l’homme qui avait peur n’a plus peur. Il vient d’être arrêté. Hier, j’étais encore avec lui. Lui aussi m’avait montré des peintures. Pas de croix, un rêve. Celui de la terre promise, Israël. Ce ne sera pas encore pour cette fois. Sa femme se chargera d’aver­tir, par des voies toujours changeantes, le reste de la famille. Les accords d’Helsinki ont dix ans, paraît-il. Le vingtième anniversaire risque fort de n’être guère plus gai que celui-ci. Les choses changent. Mais comme l’eau vive du lac Ladoga emprisonnée sous sa carapace de glace: lentement et en silence.

Une hirondelle ne fait pas le printemps. Les chevaux du lac Ladoga non plus. Le redoux les a réveillés, ils s’ébrouent, s’engouffrent vers l’aval, la mer. Ils se serrent, se bousculent dans le lit de la Néva. Une baguette magique les a transformés en énormes blocs de glace qui foncent vers la liberté dans laquelle ils aspirent à fondre, à se fondre. Vers l’ouest et le grand large. Ils passent par Leningrad comme d’autres passaient par la Lorraine. Avec leurs gros sabots. Et l’ancienne Pétersbourg vibre de toutes ses entrailles, résonne de toutes ses voûtes, frissonne de tous ses palais. Électrochoc annuel, splendide, exubérant, qui secoue jusqu’à la bonne conscience des apparachiks. Demain, Leningrad sera redevenue, jusqu’au premier gel, la Venise du Nord.

Quelque part, bien plus au nord que cette Venise-là, au bord du gazoduc qui mène jusqu’en France en évitant scrupuleusement Helsinki, d’autres Mihail Mihailovich attendent, eux aussi, qu’éclate le printemps. Mais eux n’ont pas échappé à la machine. L’homme qui n’a plus peur, celui des faubourgs de l’est, ne devrait plus guère tarder à les rejoindre. Sur les bords de la Neva, somptueusement remis de sa cuite, Mihail Mihailovich me tend un trésor, pardon, une pomme de terre bouillie et me dit son espoir. Oh pas un espoir majuscule, qui s’écrirait comme liberté. Non. Un espoir minuscule: Que la machine, celle qui n’a pas encore retrouvé son nom, ne rattrape pas son retard avant l’hiver prochain.

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