Les Indiens à la trace

 

A quoi donc cette différence pouvait-elle tenir? Dans nos jeux d’enfants, entre la grange et le bouquet de noisetiers, cachés entre les groseilliers et la palissade décatie qui délimitait tant bien que mal la surface du potager, nous passions nos étés à attaquer les diligences. Nous étions tantôt indiens et tantôt hors-la-loi et, face à nous, le shérif veillait. Or, sans raison apparente, notre comportement variait suivant que nous avions endossé les hardes et les plumes des vilains Cheyenne ou le chapeau rabattu et les bottes serrées des méchants desperados.

Lorsque Indiens nous attaquions la diligence, c’était pour massacrer femmes et enfants, alors que nos concurrents bandits ne tuaient que le cocher et filaient à l’anglaise, ou plutôt à l’américaine, après avoir pris possession du contenu du coffre. Et ce n’est pas tout. Lorsque surgissaient le shérif, son étoile rutilante et son colt six coups, les pilleurs de diligence faisaient le coup de feu contre lui tandis que les Indiens ne savaient que fuir, comme s’ils eussent d’avance accepté l’ inévitable suprématie de l’homme blanc. Le monde des enfants est parfois un impitoyable reflet de celui des adultes.

Plus tard, quand je suis devenu grand, j’ai eu envie d’aller à la rencontre des Indiens. A leur rencontre? Disons que je voulais surtout les voir de près, en chair et en os, le temps d’un frisson, mais que je n’imaginais pas de partager vraiment les instants de leur vie. La toute première fois, ce fut en Floride, où j’avais entendu parler des Indiens Séminoles. Je disposais d’une voiture et je forçai mon courage jusqu’à me rendre par la route sur le territoire que ma carte Rand Mac Nally désignait comme une Réserve. Un petit mile avant de pénétrer dans cette zone inquiétante et mystérieuse, je pris mon souffle et remontai les vitres. Puis je fonçai. Devant la porte d’une maison de bois, un vieil homme à la tresse noire se balançait sur une chaise bancale. J’osai à peine le regarder, de peur qu’il me décoche une flèche. Je ne fis pas halte, bien sûr, dans l’unique épicerie arborant une publicité Coca-Cola et quittai rapidement les lieux, heureux et comme surpris d’être toujours vivant. Je venais de traverser courageusement, seul et sans armes, le territoire indien.

Ainsi donc, les rengaines poussiéreuses, les vieux western et les bandes dessinées à quatre sous avaient pu faire de moi un couard et un raciste. Ma décision était prise. Le lendemain, je partais pour Denver, Colorado, à la recherche de Vernon Bellecourt, alias Newboum Wau Nini, leader de AIM, American Indian Movement. Il venait lui aussi, mais plus dignement, d’échapper à la mort, sa voiture, piégée, ayant explosé devant sa maison quelques minutes après qu’il l’eut quittée. Colosse à la tresse noire et au regard clair, il me prit sous son aile et imposa ma présence, le soir même, à un pow wow rituel qui se tenait dans un hangar désaffecté de la périphérie. On était encore loin des tipis et du calumet de la paix, mais les guerriers emplumés étaient là, battant en large cercle le grand tambour central en grinçant de la luette. Pas de femmes, ce soir-là. La libération des minorités a ses limites, même en terre indienne.

Un instant, je me sentis explorateur et me demandai si on me mangerait à la fin de la cérémonie. Mais Newboum Wau Nini était à mes côtés et même les danses de guerre ne pouvaient rien contre moi. D’ailleurs, le combat des Indiens et de leur chef ne se menait plus à coups de flèches et de tomahawks…

La nouvelle arme des Indiens n’était plus la lance, mais la langue, celle que l’homme blanc leur avait inculquée, généralement de force, pour les civiliser, comme il disait. J’étais un homme blanc, j’aurais donc dû, moi aussi, me sentir coupable, fautif. Et les Indiens que je rencontrais auraient dû me faire sentir que j’étais leur adversaire, leur mortel ennemi. Eh bien non. Jamais je ne sentis d’hostilité, d’agressivité. De l’indifférence parfois, mais souvent aussi de la complicité. Comme si les Indiens avaient voulu me prendre à témoin des atrocités que mes lointains cousins d’Amérique leur avaient fait, et continuaient à leur faire subir, aux Etats-Unis mais aussi au Canada et, en particulier, dans ce Québec dont les chantres réclamaient pourtant, mais pour eux-mêmes et pas pour les Indiens, le droit à la différence.

Voilà tout juste vingt ans. Max Groslouis venait d’être élu grand chef de la bande des Hurons, quelques centaines d’Indiens pas tout à fait indiens, d’ailleurs. Les Hurons vivent depuis plus d’un siècle à quelques kilomètres au nord de Québec, dans une minuscule Réserve dont les maisons ne sont guère éloignées, et guère différentes, de celles des Blancs qui les entourent. C’est d’ailleurs aux Blancs, à double titre, que les Hurons doivent la vie et, accessoirement, jusqu’à leur nom.

Chassés, battus par les Iroquois aux confins de l’actuelle frontière canado-américaine, ils ne furent que quelques poignées de survivants à trouver refuge sous l’aile protectrice des Blancs de Québec, qui leur firent une petite place à proximité de la ville, suffisamment près pour que se nouent des idylles et que naissent des enfants métis sans lesquels les Hurons seraient sans doute inscrits, aujourd’hui, au chapitre des peuples à jamais disparus.

Mais les brimades font parfois ce que le sang ne saurait faire: les Hurons d’aujourd’hui ont certes tous dans les veines, à l’image de Max Groslouis, passablement de sang blanc dans les veines mais, comme leurs frères Abénaquis, Algonquins, Attikameks, Cris, Malécites, Micmacs, Mohawks, Montagnais ou Naskapis, ils ont été pendant des décennies confinés dans leur Réserve, privés de tout droit, à commencer par celui de voter. Alors, métis ou pas, ils se sont sentis plus Indiens encore que ceux qui vivaient dans le grand nord, loin de tout contact avec l’homme blanc et de tout métissage.

Je suis retourné dans la minuscule réserve huronne, l’hiver dernier, avec la ferme intention de retrouver Max Groslouis, perdu de vue depuis près de vingt ans. Etait-il toujours grand chef, se battait-il toujours contre l’homme blanc? C’était la nuit et la neige encotonnait tout. A la recherche de la maison de Max, je remarquai soudain une plaque: Rue du Grand Chef Max Groslouis.

Peut-être éprouvez-vous comme moi une gêne certaine, lorsque vous reprenez un contact longtemps interrompu, à renouer les liens par un banal appel téléphonique, comme pour vérifier subrepticement, sans effort et sans risque, que votre ami d’autrefois est toujours de ce monde. Je n’avais donc pas téléphoné, ni d’Europe, ni même de Québec. Et je me retrouvais, seul dans ce village sans vie apparente, face à cette plaque indiquant à l’évidence que le Grand Chef Max Groslouis était désormais digne d’une commémoration, bref, qu’il était allé rejoindre ses ancêtres là où on fume pour toujours le calumet de la paix.

Mais non. Max Groslouis était toujours vivant et bien vivant et si ses concitoyens avaient décidé de baptiser de son nom une des rues de la Réserve, c’était pour le consoler: après vingt ans de bons et loyaux services, il venait d’être battu aux élections, et battu par une femme, une de ses cousines qui plus est. De quoi lui faire regretter d’avoir si longtemps bataillé pour l’obtention du droit de vote des Indiens, et particulièrement celui des femmes indiennes mariées à des blancs hors de la réserve puisque, d’après ce que je pus apprendre ce soir-là, c’étaient les quinze ou vingt voix de ces femmes prodigues qui avaient relégué Max au rang de Has-been. Max qui d’ailleurs n’était pas au village: de dépit, il était parti en vacances au soleil de la Floride, comme un vieux retraité blanc.

J’ai finalement revu Max Groslouis parmi ses Hurons, au début de l’été. Et je n’ai pas regretté ce nouveau voyage. J’ai retrouvé le même homme, le même regard, la même tresse, à peine blanchie. Et le même combat.

Laissez un commentaire. Merci.