La peur est une impression parfaitement subjective. Ce qui fait peur aux uns ne fait pas peur aux autres, et vice-versa. Il entre dans cette idée qu’on se fait de la peur des éléments qui proviennent de l’éducation qu’on a reçue, d’autres qu’on a forgés par sa propre expérience, d’autres encore qui tiennent à l’importance plus ou moins grande que chacun de nous accorde aux conséquences qu’entraîne le danger. Pour certains, ce qui fait le plus peur, c’est bien évidemment la mort, pour d’autres la douleur, pour d’autres la privation de liberté.
Rassurez-vous, je ne vais pas vous faire un cours sur la peur, j’en serais d’ailleurs bien incapable. Mais il me semble que, parmi les sentiments humains, nous devrions donner une place plus honorable à la peur. Ce n’est pas déchoir que d’avoir peur. Comme je vous le disais hier, j’ai même l’impression que l’attention intense que crée la peur permet, parfois, d’observer, puis de se souvenir, bien longtemps après, d’événements qui sont de parfaits révélateurs du lieu ou du milieu dans lequel on a éprouvé cette peur, ou de l’état de maîtrise personnelle qui a pu être la sienne, à tel ou tel moment de la vie.
A part ça, la peur, ça ne veut rien dire. Il n’y a pas une peur, il y en des milliers, autant que de situations ou d’individus. Il y a la peur-angoisse, celle qu’on éprouve lorsqu’on se sent pris dans une situation périlleuse, face à un danger qui pourrait être mortel, et dont on ne peut pas, soi-même, modifier le cours. Pour simplifier, disons qu’un bon exemple de cette peur, c’est celle du plongeur ou du spéléologue, bloqué dans une grotte, sans issue vers le haut, et qui voit l’eau de la marée, ou de la rivière souterraine, monter inexorablement.
Il y a aussi la peur rétrospective, généralement accompagnée de tremblements incontrôlables. C’est par exemple la peur de l’automobiliste qui rate un virage sur une route de montagne, dévale un ravin de plusieurs dizaines de mètres, et se retrouve, indemne, les bras ballants, à côté de sa voiture en flammes, dont il vient à peine de s’extirper. Le temps qu’il prenne conscience de ce à quoi il a échappé, et notre homme tremblera de tous ses membres, claquera des dents, et sera pour plusieurs minutes incapable de prononcer une parole. Peur rétrospective. Il y a encore la peur diffuse, celle que j’appelle la peur blanche, qui vous prend lorsque votre instinct vous avertit d’un danger latent, omniprésent, mais en même temps invisible et inexplicable. Vous vous retrouvez les jambes coupées, incapable de réfléchir, d’anticiper. Ce qui, d’ailleurs, a déjà de quoi faire peur. Car c’est dans ces moments-là que le plus anodin des incidents peut se transformer en catastrophe. Simplement parce que cette peur blanche, vous voûte le dos, vous assèche la gorge, et vous rend vulnérable.
Et puis il y a la peur bête. Celle qui vous fait vous dire: – Non franchement, faut-il que tu sois con pour t’être mis dans ce pétrin. Tiens, tu mériterais que le ciel te tombe sur la tête, simplement pour te punir d’en avoir si peu, de tête.
Tenez, d’ailleurs, place à la bêtise, c’est une de mes peurs bêtes que je vais essayer de vous raconter aujourd’hui. Ce jour-là, à des milliers de kilomètres de la Suisse, j’étais avec Maximilien Bruggmann, mon ami de presque toujours, voyageur impénitent, photographe de talent, avec qui, lorsque la vie m’en laisse le temps, je me retrouve à l’autre bout de la planète, pour la rédaction d’un bouquin, la mise au point d’un reportage ou, tout simplement, le plaisir de la découverte. Vous dire que nous nous étions donné rendez-vous, là-bas, très loin, des semaines auparavant. Vous dire que Bruggmann, qui sait prendre son temps, avait traversé la mer en bateau alors que moi, toujours pressé, je l’avais rejoint en avion, puis en autocar. Vous dire que, malgré l’éloignement, l’absence de moyens de communications, la méconnaissance du lieu où nous devions nous retrouver, nous étions au rendez-vous le jour dit, à l’heure dite, vous dire tout cela ne vous aiderait guère à situer le lieu. Nous nous sommes déjà retrouvés ainsi dans presque tous les lieux de la planète, vallée déserte des montagnes rocheuses, plaine infinie du nord canadien, contreforts de la cordillère des Andes, oueds desséchés des confins du Sahara.
Bref, nous voyagions ensemble, dans ce pays lointain et pourtant proche. Il y avait aussi Eva, la femme de Maximilien, et Zumri, leur chien slughi, cadeau d’un chef targui. Nous avions déjà, lors de ce voyage, éprouvé, chacun de notre côté, le picotement désagréable de la peur. En pleine nuit, on m’avait tiré dessus au pistolet mitrailleur, sur une route déserte où je marchais, revenant à pied vers la ville après quatre heures de séquestre dans un poste de gendarmerie situé dans un village des environs. Les balles avaient sifflé derrière moi, hachant les roseaux, ou la canne à sucre, je n’ai jamais vraiment su. Mais sans doute n’était-ce là qu’un moyen habituel de m’intimider. Presque un jeu. Encore fallait-il le savoir.
Maximilien Bruggmann et sa femme étaient passés, eux, beaucoup plus près du drame. Habitués à dormir dans leur minibus, ils s’étaient installés pour la nuit, loin de tout, à limite de la, plaine des collines. La lune était pleine. La nuit claire permettait d’observer la silhouette des collines et les traces de la piste, entre les arbustes piquants et les touffes d’herbes sèches où se cachent les innombrables lapins. Il était minuit passé lorsque, dans ce décor lunaire, deux paires de phares s’étaient approchées. Deux camionnettes qu s’arrêtèrent cinquantaine de mètres de leur voiture.
Je vous ai dit que les Bruggmann voyageaient alors avec leur chien, Zumri. Je ne vous ai pas dit que ce chien, adorable la plupart du temps, était aussi un gardien féroce, qui donnait l’alarme au premier mouvement et montrait les crocs à la première occasion. Voilà donc, dans ce décor de western, en pleine nuit, sans un bruit, les deux camionnettes qui s’arrêtent à 50m mètres du minibus, quatre hommes qui en descendent , sans se préoccuper de cette présence étrangère, qu’ils n’ont manifestement pas remarquée. Deux d’entre eux empoignent des pelles, dont le fer brille à la lumière de la pleine lune. Les deux autres, qui portent aussi quelque chose de métallique, mais à l’épaule, attendent, les bras croisés, que les deux premiers aient fini, de creuser. Tout cela prend bien une vingtaine de minutes.
Par une chance extraordinaire, l’ombre portée d’une colline rocheuse maintient tout entier le minibus dans l’obscurité. Les Bruggmann retiennent leur souffle. Mais surtout, ils observent avec la plus grande crainte le comportement du chien Zumri qui, lui aussi, a vu les quatre hommes. Par quel instinct n’aboie-t-il pas, lui pour qui ce rôle de gardien est quasi-sacré ? S’il lui en prend l’envie, les Bruggmann, qui se trouvent à l’arrière du minibus alors que le chien se trouve à la hauteur du volant, ne pourront pas l’en empêcher sans crier ou se déplacer, bref, sans se faire remarquer.
Les deux porteurs de pelles ont terminé. Un trou de la longueur d’un homme, pas aussi profond qu’une tombe, plus large. Alors, déposant leurs pelles, ils montent sous la bâche de la deuxième camionnette. Les deux autres s’approchent, rejettent en arrière le fusil qui leur bat les flancs, et prêtent la main pour porter un corps, puis deux. Des cadavres, sommairement emballés, et que les hommes déposent sans ménagement, l’un après l’autre, dans la fosse, avant de ramener, du plat de leurs brodequins, un peu de caillasse, de sable et d’herbs sèche destinés à masquer cet enterrement à la sauvette. Voilà près d’une heure qu’ils sont là. I1 n’y a pas une habitation, pas un être vivant non plus, pensent-ils sans doute, à des dizaines de kilomètres à la ronde. Ils prennent leur temps. Demain, un ou deux moutons passeront peut-être près d’ici. Mais il n’y a aucune raison qu’un des ouvriers de l’exploitation y vienne avant des semaines. Voilà donc deux disparus de plus dont on ne retrouvera jamais la trace. Si la pourriture ne fait pas son oeuvre, le chacal, l’aigle blanc ou le chimango en feront leur affaire.
Nul besoin de préciser que, pour réussir des obsèques aussi clandestines, il ne faut pas de témoins. Si les quatre croque-morts d’occasion avaient su qu’ils étaient observés, ils auraient sans doute pris les dispositions nécessaires. Je n’ai pas besoin de vous dire lesquelles.
Et, si le chien Zumri avait aboyé, nul doute qu’ils auraient découvert le minibus et ses occupants. A la guerre comme à la guerre, c’est une histoire que Maximilien n’aurait peut-être jamais pu me raconter. Mais Zumri n’a pas aboyé, pas bronché. Un sixième sens, sans doute. Ouf.
Cela se passait à … mais où donc ? Si vous avez trouvé, bravo. Mais, à mon avis, c’est encore un peu difficile. Et, de toute façon, je n’ai pas encore eu, le temps de vous raconter ma peur à moi, un peu plus banale que celle de Maximilien et Eva, Une peur bête en quelque sorte. Et comme elle trouve place à moins de mille kilomètres de là, dans le même pays, je suis sûr que vous me pardonnerez si je vous retiens pour encore quelques minutes de récit.
Nous nous étions donc retrouvés, Maximilien, Eva et moi, vers le 15 janvier. Au plein coeur de l’été, tout près de la ferme de Solanet. C’est d’ailleurs de là qu’en 1925, un suisse intrépide, Aimé-Félix Tschifely, était parti avec deux vieux chevaux qu’on lui avait prêtés, Gato et Mancha, pour un voyage en solitaire de trois ans et demi qui, après 21.500 kilomètres de pcàsière, de soif, de ravins, de canicule, de glaciers, de marécages et de dangers en tout genre, allait l’amener à Washington, où il serait salué par le président des Etats-Unis, Calvin Coolidge, avant de défiler, sous les applaudissements d’une foule immense, à New-York, dans la cinquième Avenue. Et nous, au beau milieu des années 1970, nous étions là pour retrouver celui qui avait prêté les deux chevaux de cet exploit.
C’était un dimanche. Nous avions été invités dans une ferme. Chacun de nous avait engouffré un bon kilo de viande, ce qui n’a rien d’exceptionnel, et bu , largement, un litre de vin rouge. Là où nous avions enfreint l’habitude, c’est que nous avions pris le repas à l’intérieur de la maison et, qui plus est, assis à une table. Sans doute voulait-on ainsi saluer la visite des lointains étrangers que nous étions. Mais disons-le, nous qui étions plutôt habitués à vivre en plein décor et à dormir à la belle étoile, ça nous avait un peu assommés. Ce d’autant qu’il devait bien faire 100 degrés, Fahrenheit bien sûr, à l’ombre. C’est-à-dire pas loin de 40 degrés Celsius. Au soleil, n’en parlons pas !
Et voilà que, tout de suite après le repas, l’estanciero, sa femme et leur unique employé, se mettent en devoir de nous leurs veaux, objet de toute leur fierté, retenus dans un enclos, à sept kilomètre de là, à l’ombre d’un immense bosquet dont on aperçoit la verdure à l’horizon, au-delà d’une immense prairie, dont les hautes herbes sèches atteignent largement la taille d’un homme.
L’estanciero veut essayer le bus de Maximilien, les autres aussi. Je me retrouve donc, seul puriste, à réclamer une monture. Oui, j’irai à cheval. Je ne suis pas ici pour faire du tourisme automobile. Le vin aidant, je suis peut-être un rien blessant avec le patron, qui me propose son propre cheval et refuse que je le selle moi-même. Il nous reçoit chez lui, dit-il, cette tâche lui incombe.
Et me voilà en selle. Confortable. Couverture et peau de mouton, un vrai Pullmann. Les étriers ressemblent à une muselière de fer forgé. Pas de risque que mon pied glisse. Cap sur le bosquet. Au trot d’abord, au galop ensuite. Le temps que les autres soient montés dans le minibus, j’aurai bien abattu un ou deux kilomètres. Avec un peu de chance, j’arriverai même avant eux.
Le cheval part comme une flèche, droit devant lui, dans la bonne direction, je n’ai pas même besoin de le guider. Mais quelle chaleur. Insoutenable. Heureusement que j’ai un chapeau. Mais attention qu’il ne s’envole pas, la jugulaire est cassée.
Une première douleur sous le foie. Une autre, plus pointue. Un coup de klaxon, les motorisés me dépassent. Je lève tant bien que mal la main pour leur faire signe. Tout va bien, merci, à tout de suite, là-bas, à l’ombre du bosquet.
La douleur se fait lancinante. Il faut être fou pour traverser ainsi la plaine, seul, en plein midi, en plein soleil, sur un cheval de taille impressionnante, qu’on n’a jamais monté auparavant. Un geste en arrière pour tenter de décrisper ce méchant point au côté. Et hop, voilà le chapeau qui s’envole et retombe à terre, entre les cailloux et les herbes géantes. Je tire les rênes pour arrêter le chaval. Mais il se contente d’obliquer à droite, je tire plus fort, il ne stoppe toujours pas, mais je vois sa crinière qui tremble de rage. Je tire encore, le chapeau est déjà à cent mètres, je ne le retrouverai pas dans ces herbes, le cheval fait une ruade, essaie de me jeter à terre. Je suis à moitié saoul, de vin, de digestion, de soleil, de fatigue. Et, maintenant, de peur. Si ce satané cheval réussit à me jeter, avec ma chance, je vais aller m’assommer sur un des gros galets ronds qui parsèment la plaine. Et, même si je réussis à me relever, il aura filé. D’ailleurs, même s’il ne file pas tout de suite, je ne parviendrai jamais à remonter en selle, je suis complètement écrasé, un voile noir me passe dans les yeux, l’insolation guette. Et ce satané cheval qui n’en fait qu’à sa tête. Allez, tant pis pour le chapeau, tant pis pour tout, je tire lentement les rênes pour ralentir le cheval sans qu’il essaie encore de me vider. Voilà, il hésite entre trot et pas. Lui aussi commence à sentir le soleil, je relâche les rênes en évitant de lui donner le plus petit coup de talon dans les flancs. Qu’il aille à sa guise pourvu que je puisse tenir en selle car, s’il réussit à me jeter à terre, les herbes sont si hautes qu’à pied, je ne saurai plus trouver la bonne direction. Et ce n’est pas la position du soleil, en plein zénith, qui m’aidera. Quant aux autres, ils ne me retrouveront jamais, dans cette immensité de hautes herbes, 5000, peut-être 10.000 hectares.
Une heure sous le soleil, sans chapeau, la douleur au flanc, avec la peur folle de tomber, se sombrer, de me perdre, de mourir d’insolation. Le cheval va droit devant lui. Heureusement, lui, il connaît la destination. Je ne me sers plus des rênes. Enfin, voilà le bosquet, le corral, les veaux noirs et mes amis, qui se soucient de moi comme d’une guigne, et ne détournent même pas le regard lorsque je m’approche, que je saute à terre, que je tire le cheval par la bride pour l’attacher à un arbre, et que je découvre pourquoi j’ai eu tant de mal à maintenir le cap. Le mors du cheval n’est fixé qu’à droite. Volontairement, sans aucun doute. C’est le patron qui a harnaché, sellé. C’est lui qui a fait le coup. Pour me punir ? Pour s’amuser. Je ne le saurai jamais, car je ne dis pas un mot. Comme si je ne m’étais aperçu de rien, et que la traversée de la pampa avait été pour moi une partie de plaisir. Je m’accoude aux planches, je regarde le lasso qui tourne au-dessus des têtes. Le patron à cheval, le lasso qui file vers le veau, les planches du corral, l’ombre du bosquet, l’immensité méridienne de la pampa, c’est la photo de couverture du livre que nous avons publié Maximilien et moi, sous le titre « gauchos ». C’est aussi, mais je ne veux dirai à Maximilien que beaucoup plus tard, la première image qui ne soit apparue après cette traversée qui m’a paru plus longue que celle de l’Atlantique en solitaire. Je suis arrivé. Mais bon dieu que j’ai eu chaud.