La Terre de Feu n’existe plus…

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Cette terre n’existe plus depuis le 23 juin 1881, date à laquelle les limites territoriales du Chili et de l’Argentine furent arrêtées. Il est en effet aberrant qu’un lieu aussi pauvre, aussi aride, aussi perdu, ait pu être découpé par des hommes politiques qui, de toute évidence, n’y avaient jamais posé le pied. La frontière ne suit même pas les accidents naturels du terrain. Elle est tirée au cordeau, en dépit du bon sens. Un tel illogisme est déjà gênant lorsque la tendance est à la paix. Il devient impraticable lorsque les menaces de guerre vont s’amplifiant entre les deux pays, ce qui n’est pas si rare.

La Terre de Feu n’existe plus depuis qu’il est plus aisé d’y vivre en fonctionnaire qu’en estanciero ou en bûche­ron. Elle n’existe plus depuis que les rares maisons patriciennes ont fait place à des hôtels sans âme. Elle n’existe plus depuis que l’avion vient de Buenos Aires en une demi-journée, que les agences de voyages et les magasins de souvenirs ont chassé épiceries et magasins de clous. Elle n’existe plus depuis qu’acces­sible à tous, elle n’appartient plus à personne. Il est des lieux de la planète où l’homme blanc n’aurait jamais dû venir. La Terre de Feu en est un bon exemple. On a tué les Yaghan, les Ona, les Haush, les Alacaluf. Pour la bonne cause? Même pas.

A la chasse au guanaco on a substitué les abattoirs industriels, à la pêche au harpon les forages pétroliers, au sens de la famille et de la tribu le goût de l’argent et l’obligation du chacun pour soi. On passe désormais le cap Horn en planche à voile et les disco­thèques fleurissent sur le bord du canal de Beagle.

Là-bas, dans les estancias sans fin, des hommes vivent peut-être encore la vraie vie, celle de l’effort, des saisons, des peines, de la solitude et de l’immensité mais ils sont trop jaloux de leur privilège pour tolérer la présence d’étrangers. A moins qu’instruits par la tragique mésaventure des indiens de Terre de Feu, ils n’aient choisi de se garder de nos microbes et de nos certitudes.

Ushuaïa, mars 1980

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