Salvador de Bahia

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Première vision de Salvador de Bahia, peu avant l’atterrissage: des kilomètres de plages au bord d’un océan bleu vert d’un calme impressionnant et, tout près de la piste, de très nombreuse dunes mangées de végétation chétive mais d’un sable strictement blanc, comme s’il s’agissait de sel ou de neige.Il est à peine midi, je choisis de réserver un hôtel au centre (Le Palace, dans le centre historique, trois étoiles s’excuse la préposée au tourisme. Le seul cinq étoilera fermé voilà quelques années. Des hôtels de luxe qui ferment, mauvais indice). Et je décide de louer une voiture. Longes démarches auprès d’Avis pour dénicher finalement une Gol (c’est le nom des VW plus ou moins Golf). La mienne fonctionne à l’alcool de canne à sucre.

Descente en ville et très longue recherche du centre historique et de l’hôtel. En chemin, s’en est fallu de peu que je prenne de face un autobus après avoir emprunté sans m’en rendre compte une voie en sens interdit. Finalement l’hôtel.Lugubre, décati, nuée de larbins plus ou moins propres alors que je suis quasiment le seul client. Cet hôtel-là ne devrait plus guère tarder à fermer, lui aussi. Heureusement, de la chambre du sixième, vue superbe sur le port, le fort en pleine eau, la valse des bateaux à deux ou trois mâts, l’attente des cargos au large et l’apparition temporaire de quelques cerfs-volants.Juste au-dessous de moi, les magasins de la rue Chile sont pratiquement tous fermés et les toits, certains de tuiles provençales, les autres de tôle ondulée, sont pratiquement tous crevés.

Plus tard, je descendrai, en voiture d’abord, plus simplement avec l’ascenseur public à 200 cruzeiros, jusqu’à la ville basse. Là encore, maisons abandonnées, façades crevées et misère des êtres et des regards. Plus tard, en voiture, j’irai me perdre du côté de Notre Dame de Bonfim, récupéré par une voiture de police qui me montrera le chemin du retour. Les rues sont jonchées de poubelles, de détritus dont certains brûlent en tas saumâtres.

Regards abattus mais un rien agressifs de la population. II faut dire que toute le monde ici est noir d’ébène et que je fais tache. Pas de touristes, exceptés quelques uns à proximité des deux ou trois églises d’intérêt public. Elles sont généralement décrépites à l’extérieur, mais bien conservées à l’intérieur, avec des richesses d’or et de peintures. Le visiteur étranger vit ici dans une certaine inquiétude. Il faut cacher jusqu’à  sa montre et ne pas exhiber une quelconque caméra. Elle pourrait aussitôt être arrachée. Ne pas se défendre non plus, la vie ne vaut pas cher.

J’essaie de me souvenir du Brésil de 1971. Plus de vingt ans. A Rio, on sortait n’importe où, sans danger autre que celui de tomber sur une équipe d’ivrognes qui vous emmenaient dans des lieux inavouables. Le peuple brésilien semble abattu par les épreuves. A de rares exceptions près, la petite flamme a disparu. Pourtant, que quelques musiciens se mettent à jouer à l’angle d’une place et voilà les Bahianais qui se mettent à danser sur le trottoir, une vieille qui se déhanche d’indécence, un ivrogne qui vient me chercher pour boire avec lui. Mais le ressort est comme cassé.

Je ne les rejoindrai pas. Ai-je trop vieilli? Le fait d’avoir femme et enfant me rend-il démesurément prudent? Me revient en mémoire la nuit homérique où j’avais accompagné une jeune et volumineuse femme noire dans toutes les écoles de samba avant de me retrouver avec elle dans un hôtel borgne dont seuls fonctionnaient la douche froide et le lit encore chaud de clients précédents. Ce fut, je crois, la première fois qu’une femme m’ouvrit son autre porte. Et je n’en pris conscience que sous 11eau de la douche, contemplant avec un rien d’effarement mon sexe merdeux. C’était avant le Sida, bien sûr, mais on n’était pas pour autant protégé contre syphilis et autres blennorragies.

Repas à l’hôtel, faute de mieux, et sommeil tôt, ce qui ne m’empêchera pas de me réveiller après sept heures du matin. C’est dimanche. Visite à deux des églises proches de l’hôtel. Elles sont pratiquement vides et la foi semble mince . Surtout de vieilles gens. Les autres sont à la plage.

La plage, parlons-en. Après avoir réglé l’hôtel, me voilà en route vers l’aéroport en suivant le littoral. Je ne me rappelle pas avoir vu un tel grouillement de corps dont la présence sur fond jaune et bleu clair explose d’autant plus qu’ils sont noirs. Des mouches agiles, qui s’entrechoquent et parfois s’enlacent avant de plonger dans les vaguelettes calmes, sans rapport avec celles qui avaient failli me noyer, à Rio, voilà 20 ans. Les Brésiliens ont succombé à la civilisation des loisirs. Sur plus de 20 kilomètres, succession ininterrompue de cabanes au toit de chaume à l’ombre desquelles on boit de la bière ou réserve un hamac.

La ville est vide. Tout Salvador est ici. On roule au pas, sans agressivité. Tous ces gens ont-il un travail le reste de la semaine? Ici, la pauvreté est moins apparente que dans le centre ou dans certains quartiers de Rio mais je n’oublierai pas pour autant les bidonvilles de la zone sud.

Dépassé en voiture la zone de l’aéroport pour aller découvrir l’arrière-pays. Beaucoup de petits entrepôts, des artisans du bois et des bistrots de bord de route. Repas dans un de ces relais très populaires, où je finis par sortir de sa cachette mon ordinateur, qui amuse les gosses mais ne suscite ni convoitise ni agressivité. Repas de bife, riz et feijoada. Puis il est temps de repartir vers l’aéroport.

Un mot sur l’inflation. Elle est de l’ordre de 1500 pour cent. Un objet, acheté 100.000 Cruzeiros (env. 11 Sfr) coûtera 1,5 millions de cruzeiros à la fin de l’année, mais toujours 11francs suisses. Conséquence, il ne faut acheter de cruzeiros qu’au dernier moment, et garder ses devises le plus longtemps possible. A l’inverse, les cruzeiros brûlent les poches. il faut les dépenser le plus vite possible, avant qu’ils perdent de la valeur au point de ne valoir plus rien. Pas question dans ces conditions de faire des économies, ou alors en dollars. De toute manière, la plupart des gens n’ont pas de quoi faire des économies.

Autre conséquence: les prix des taxis sont fixés selon un barème officiel remis périodiquement aux chauffeurs. Ils relèvent le chiffre, fictif et dépassé, inscrit au compteur et consultent le barème pour déterminer le prix. Le plus petit billet en cours de circulation en ce début 93 est celui de 200cruzeiros. Il équivaut à 2 centimes suisses. C’est le prix payé pour descendre ou monter dans l’ascenseur public de Salvador.

Les jetons de téléphone changent également toujours de prix. Pas question, bien sûr, de téléphoner avec de la monnaie. D’ailleurs, il n’y en pratiquement plus et il faudrait des centaines de pièces pour payer une communication locale. Cela me rappelle l’histoire des 50 centimes suisses du musée de Chascomus, Argentine. Aujourd’hui, c’est l’arroseur arrosé. Les Brésiliens, qui arrivaient en force voilà 15 ans avec une monnaie solide face à un peso en permanente inflation, sont maintenant réduits au même rôle. On ne voit pas pour autant d’Argentins ici, soit qu’ils n’en aient pas non plus les moyen, soit aussi qu’ils continuent à mépriser le Brésil et les Brésiliens.

Une chose agréable tout de même. on se sent en démocratie, la police est quasiment absente, sinon des lieux connus pour y défendre les touristes d’attaques ou de malversations, la presse est complètement libre, la parole aussi.

L’amour reste une valeur sûre. on s’embrase, on se tripote dans les rues, les voitures, les cafés, sur les pelouses. Les femmes sont vêtues au minimum, même si personne, y compris à la plage, ne se promène seins nus. les seins, puisqu’on parle d’eux, sont volumineux et généreux, ce qui contraste avec la petite taille de beaucoup de femmes, et avec la taille, horizontale, plus fine encore entre hanches et seins. on a parfois l’impression que les hommes ont du mal à suivre.

Petite remarque plaisante. L’amour ne s’arrête pas à la pauvreté ou à l’âge. Les très pauvres sont eux aussi exubérants, les plus âgés aussi. En ces jours d’été, impression que deux choses seulement comptent, la plage et l’amour. Ce qui, comme d’autres drogues, aide sans doute à oublier la réalité.

Autre impression encore, surtout après ma promenade à l’intérieur des terres, l’impression d’être en Afrique. La négritude ici, négritude des comportements, de l’habitat, de la parole, de la silhouette, me semble bien plus marquée ici qu’aux Antilles françaises, exception faite peut-être de l’ouest de la Guadeloupe, près de Bouillante.

La musique traditionnelle et typique semble reculer. La radio diffuse quelques sambas, mais anciens, et de la musique soit nord­ américaine soit brésilienne à la sauce yankee. Pas très aguichant.

9.1.1993

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