Pochade chinoise

Publié le 08/04/2008 par alexadmin

La scène se passe à Ferney en avril 2012, à l’occasion de la fête que les habitants offrent chaque année à leur bienfaiteur. La veille, à Paris, le parcours de la flamme olympique des futurs Jeux de Pékin a été complètement perturbé par des manifestants pro-tibétains et des défenseurs des Droits de l’Homme. De loin, Voltaire observe les préparatifs, mi-amusé, mi-flatté. Un événement va pourtant l’obliger, une fois encore, à prendre parti. S’engager, la belle affaire ! Mais de quel côté ?

Les personnages :

–         Monsieur de Voltaire, la soixantaine

–         Jean-Louis Wagnière, son secrétaire, 20 ans

–         Madame Denis, nièce de Voltaire, 45 ans, potelée et un rien vulgaire

–         L’ambassadeur de Chine

–         Le sportif orange tenant la flamme

–         Le sportif aux lunettes noires

Préambule :

Dès la fin de l’après-midi, un étrange trio parcourt au petit trot les rues de Ferney où commence à se rassembler la foule des grands jours : le sportif orange portant la flamme, courant avec obstination malgré un lourd collier à chien et une laisse  tenue par le deuxième sportif, portant lunettes noires. Un troisième personnage, en habit traditionnel chinois ou complet anthracite (ad libitum), s’efforce de courir au rythme des deux autres et s’arrête parfois pour demander aux passants, avec un sourire figé et un fort accent asiatique :

– Pouvez-vous nous indiquer le château de Monsieur de Voltaire, s’il vous plaît ?

Dans la chambre de Voltaire. C’est son secrétaire, Wagnière, qui a pris place derrière le bureau tandis que le philosophe, installé dans son fauteuil (Voltaire, bien sûr) dicte :

VOLTAIRE

« Les maisons s’écroulent, les toits sont renversés sur les fondements, et les fondements se dispersent; trente mille habitants de tout âge et de tout sexe sont écrasés sous les ruines ».

WAGNIERE

… de tout sexe sont écrasés sous les ruines.

VOLTAIRE

« Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide; il était étendu dans la rue et couvert de débris. Il disait à Pangloss: Hélas! procure-moi un peu de vin et d’huile; je me meurs. Ce tremblement de terre n’est pas une chose nouvelle, répondit Pangloss… »

WAGNIERE, relisant

…pas une chose nouvelle, répondit Pangloss.

VOLTAIRE

Un instant, Wagnière, tournez-vous, je vous prie…

WAGNIERE

Volontiers, monsieur. Mais, vous savez, je commence à m’y habituer.

VOLTAIRE

On ne s’habitue pas à la décrépitude. Tournez-vous.

Wagnière regarde ostensiblement ailleurs. Voltaire, saisissant à pleines mains les accoudoirs, se dresse un instant sur ses jambes, laisse tomber ce qui lui sert de pantalon, soulève le « couvercle » de velours de son fauteuil, sous lequel se trouve le petit cabinet d’aisance. Il s’assied sur la lunette.

VOLTAIRE

Revenez maintenant !

Wagnière ramène le regard sur son maître, reprend sa plume. Voltaire dicte à nouveau.

VOLTAIRE

« Le lendemain ayant trouvé quelques provisions de bouche en se glissant à travers des décombres, ils réparèrent un peu leurs forces. Ensuite ils travaillèrent comme les autres à soulager les habitants échappés à la mort ».

WAGNIERE, relisant

… les habitants échappés à la mort.

VOLTAIRE

« Quelques citoyens, secourus par eux, leur donnèrent un aussi bon dîner qu’on le pouvait dans un tel désastre: il est vrai que le repas était triste; les convives arrosaient leur pain de leurs larmes; mais Pangloss les consola, en les assurant que les choses ne pouvaient être autrement.

WAGNIERE

Comment ne pouvaient-elles être autrement ? Vous croyez à la fatalité, maintenant ?

VOLTAIRE

Eh oui, mon bon Wagnière,  « car il est impossible que les choses ne soient pas où elles sont. Car tout est bien ». Notez : tout est bien.

WAGNIERE

Tout est bien… Vous y allez un peu fort. Vous considérez donc que ces dizaines de milliers de Chinois victimes du tremblement de terre du Sichuan ne pouvaient que mourir, et que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible ?

VOLTAIRE

Je ne peux tout de même pas porter à bout de bras toute la misère du monde !

WAGNIERE

Et vous ne dites pas un mot non plus des milliers de moines tibétains bastonnés, embastillés par le gouverneur de la Chine ?

VOLTAIRE

Ces bonzes tibétains ? Rappelez-vous ce que je vous dictais voilà moins d’une semaine : « Je vous avoue que je suis indigné de voir quel joug honteux ces séducteurs imposent sur une populace superstitieuse. Quoi! Vendre la béatitude pour des chiffons bénits!  Persuader aux hommes que des pagodes ont parlé! Qu’elles ont fait des miracles! Se mêler de prédire l’avenir! Quelle charlatanerie insupportable ».

WAGNIERE

La charlatanerie des uns excuse-t-elle la violence des autres ?

VOLTAIRE

Que vous disai-je hier encore ? « Plus les hommes sont faibles, enthousiastes, fanatiques, plus le gouvernement doit être modéré et sage ».

WAGNIERE

Et vous considérez comme modéré et sage le gouverneur de la Chine ?

VOLTAIRE

Plus modéré en tout cas que ces bonzes fanatiques ! Et n’oubliez pas que nous lui vendons des carrosses…

Madame Denis apparaît dans l’entrebâillement de la porte.

MADAME DENIS

Mon oncle, il y a là trois personnes qui prétendent vous voir. Deux sont vêtus de couleurs vives, ils ont les mollets nus et l’un d’eux, qui est ma foi bien fait, porte une étrange flamme. Le troisième a la dignité d’un diplomate, porte la tresse et s’exprime avec beaucoup de componction. Il se dit ambassadeur itinérant de la Chine éternelle.

VOLTAIRE

Faites-les entrer. Wagnière, mais restez, on ne sait jamais.

Apparaissent le sportif aux lunettes noires tenant en laisse le sportif au maillot orange portant la flamme. L’homme à la natte s’incline longuement, marmonne quelques mots (on entend « grand honneur… Chine millénaire… Jeux Olympiques) puis, d’un simple geste de la tête, indique au porteur qu’il doit maintenant présenter la flamme à Voltaire. Voltaire, d’un mouvement des paumes, décline l’offre.

VOLTAIRE (s’adressant au sportif orange)

Déposez ça sur le bureau. Wagnière, écartez un peu notre Candide, qu’on n’aille pas ajouter au tremblement de terre du Sichuan l’incendie de Lisbonne… Monsieur l’ambassadeur, présentez-nous vos deux compagnons, je vous prie…

L’AMBASSADEUR

Très honoré monsieur de Voltaire, estimé philosophe, lumière parmi les lumières, le champion orange est le meilleur coureur de Chine. Hélas, il est tibétain – vous savez, n’est-ce pas, que le Tibet a toujours été chinois…

L’homme orange tente de faire un signe de dénégation mais l’homme aux lunettes, d’un coup sec sur la laisse, le ramène au calme.

… que le Tibet, donc, a toujours été chinois. Nous exigeons donc que notre athlète coure sous les couleurs de la Chine. Il refuse. Nous estourbissons quelques un de ses coreligionnaires, pour l’exemple. Il refuse encore. Nous faisons la chasse à tous les bonzes du Tibet. Rien n’y fait. Très honoré Monsieur de Voltaire, nous souhaiterions que vous puissiez le raisonner, lui dire dans quelle estime la Chine tient le peuple tibétain…

L’homme en jaune fait une grimace, tente de s’échapper. La laisse se tend brusquement. Machinalement, l’ambassadeur de Chine lui intime :

Au pied !

Puis se reprend :

… au pied de la la flamme olympique, à vos pieds, monsieur, nous vous en prions.

L’ambassadeur se saisit de la flamme olympique, la tend cérémonieusement à Voltaire, qui la reçoit avec le même respect apparent puis, soudain, se saisit de son bonnet de laine et en étouffe la flamme. La scène passe au noir. On a juste le temps d’apercevoir le sportif orange qui, bousculant son gardien, s’évanouit dans la nuit. On entend encore Voltaire, s’adressant à Wagnière :

VOLTAIRE

C’est à ce prix, mon cher Wagnière, que nous buvons du thé du Sichuan et que des milliers d’imbéciles iront à Pékin cet été. Ma chère nièce, mettez-moi ces deux-là dehors et nous, Wagnière, reprenons…

Madame Denis se saisit de la canne de son oncle et fait mine de bastonner les deux lascars, qui s’éclipsent. On entend « Incident diplomatique, représailles économiques, centrales nucléaires »).  Wagnière rallume prestement la flamme, qu’il installe près de son manuscrit comme il le ferait d’une bougie, se saisit de sa plume et se tourne vers Voltaire, qui a profité de l’incident pour remonter son pantalon, rabattre le siège et se rasseoir.

VOLTAIRE

Où en étions-nous ? Ah oui … « Eh! mon Dieu! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois?

WAGNIERE

… dans l’état horrible où je te vois.

VOLTAIRE

« J’attends mon maître monsieur Vanderdendur le fameux négociant, répondit le nègre. Est-ce monsieur Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi? Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année ».

WAGNIERE, relisant

On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année.

VOLTAIRE

« Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main: quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe: je me suis trouvé dans les deux cas ».

WAGNIERE, relisant

Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main: quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe: je me suis trouvé dans les deux cas.

VOLTAIRE

C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe.

WAGNIERE

C’est à ce prix que nous mangeons du sucre en Europe…

Madame Denis apparaît, une tasse à la main

VOLTAIRE

Sans sucre, le chocolat, ma chère nièce. Sans sucre.

Laissez un commentaire. Merci.