Jouer de la mémoire, c’est remettre le passé au présent. Une façon comme une autre de refuser le temps qui passe. Et puis, parce qu’il est des moments, des lieux, des événements uniques et définitifs, voici tout à coup qu’il faut faire des comptes.
Cela va faire dix-sept ans. Une demi-génération. La moitié de l’éternité. Les amants de Prague qui, insouciants au soir du 20 août 1968, s’aimaient à en donner la vie, sont aujourd’hui les parents chenus d’adolescents qui n’auront jamais rien connu d’autre que la botte soviétique. Alors qu’ils sont, justement, le fruit amer d’un éphémère printemps.
Notre métier est un métier de fouille-merde. Je me suis, en d’autres temps et d’autres lieux, trouvé dans des endroits que venait de ravager telle ou telle catastrophe naturelle. Je me souviens d’avoir, entre des parpaings et des coulées de boue, découvert comme dans un cauchemar un bras, une chaussure d’enfant mort. Je me suis dit:
– Mais bon dieu qu’est-ce que tu viens faire là ? Tu ne pouvais pas rester chez toi plutôt que d’aller jouer les paparazi dans ce décor d’apocalypse ?
Mais mes yeux étaient restés secs, je ne pleurais pas.
Le jour de Prague, j’ai pleuré. C’était la première fois que mes larmes coulaient pour un événement du monde qui en toute logique aurait dû me demeurer étranger. La fois suivante, ce fut pour Santiago. Dubcek-Allende, même combat, même désespoir.
Prague. Ce 21 août 1968, ce n’est pas une ville qui a été investie, c’est tout un pays, la Tchécoslovaquie. Et c’est une idée qui est morte. A jamais sans doute.
Printemps 1968. Je connaissais la Tchécoslovaquie depuis peu. J’y étais allé dans les derniers mois de Novotny, tyran dont la poigne, avec l’âge, commençait à se ramollir. Je m’étais ensuite, le temps d’un mariage, trouvé un grand-père du côté de Banska Bystrica, tout au fond d’une vallée dont l’échancrure, par-delà des forêts sombres et inquiétantes, s’ouvrait sur l’Union Soviétique. Avec lui, j’étais allé vibrer dans une fête tzigane, au moment de la réhabilitation d’un bandit au grand coeur.
Dubcek venait d’être élu secrétaire du parti, on n’était plus très loin du 1er mai 1968. Je humais les premiers effluves du printemps tchécoslovaque. Tout était possible, me semblait-il alors. Dans ce pays qui avait été un berceau de la civilisation européenne, on allait à nouveau parler, penser, fleurir, s’épanouir. Pourtant, mon grand-père de Banska Bystrica n’y croyait qu’à moitié. Pour lui, cette liberté naissante ne pouvait être qu’une chimère, qu’un épisode. Je ne comprenais pas ses craintes.
Prague, 1er mai 1968. Sur Na Prikopé, on a installé une estrade tendue de rouge. Ils sont tous là, Dubcek, Smyrkovski et même Svoboda, Je me souviens surtout de Dubcek, de son attitude apparemment réservée dans cette tribune d’honneur mais qui, parfois, ne pouvait empêcher des bouffées de tendresse de lui monter au visage lorsque, dans le cortège officiel d’abord impeccablement rangé – comme chaque année depuis vingt ans – les ouvriers osaient un signe d’amitié, un geste, un mot. Lorsque les délégués de tel autre combinat, après être passés réglementairement devant la tribune, couraient s’immiscer dans le lot de ceux qui n’étaient pas encore passés pour pouvoir, une deuxième fois, manifester leur joie, leur confiance, leur espoir, à celui qui venait de remplacer les anciens maîtres et qui, pour la première fois, les représentait vraiment, eux et les aspirations de tout un peuple.
Ces instants étaient beaux, émouvants, éternels. Je n’imaginais pas, alors, ce qu’ils comportaient de tragique avenir. Le soir, dans le vieux quartier de Mala Strana, sur le pont Charles, dans la Vaclavske Namesti, sur les bords de la Vltava, il y eut des chants, des rires, des danses. Quelques incrédules avaient prédit que Dubcek, sorti des écoles moscovites du parti, ressemblerait à ses prédécesseurs. Ils n’avaient plus qu’à se taire. La libéralisation, sous son égide, galopait. Les frontières allaient s’ouvrir vers l’ouest. La radio-télévision nationale, avec à sa tête Jiri Pélikan, abandonnait la langue de bois. On commençait à dire les choses. Et les choses commençaient à changer. Dans la taverne de Kalich, les malheurs du brave soldat Schweik allaient désormais se conjuguer au passé.
20 août 1968. Je suis de retour en Suisse, où se présente, sur plusieurs scènes de Romandie, un groupe folklorique tchèque. Ambassadeurs de la musique populaire, ces quarante-cinq chanteurs, instrumentistes, comédiens, le sont aussi du Printemps de Prague. Avec une fierté manifeste. On se presse à leurs concerts, on leur pose des questions, on leur prodigue force encouragements. Demain soir, 21 août, ils doivent se produire à Saint-Cergue, dans le Jura vaudois…
Dans la nuit du 20 au 21, des avions gris muraille se sont posés sur l’aéroport de Prague. Des avions soviétiques. Et au petit jour les Pragois apprennent l’impensable. Certains en rient à gorge déployée. C’est peut-être, déjà, pour ne pas pleurer. Ainsi donc, le grand frère n’a rien trouvé de mieux que d’envahir la Tchécoslovaquie. Proc ? Potchemou ? Pourquoi ?
Très vite, les choses s’accélèrent. Les communications téléphoniques avec Prague sont coupées. Le télex fonctionne encore pendant quelque heures puis se tait. Prague est désormais une île silencieuse pour le reste de la planète. Les journalistes du monde entier se pressent en direction de la frontière tchécoslovaque. Plus d’avions. En voiture, certains parviennent à entrer, à mettre leurs roues dans les traces des chenilles russes. Mais, une fois sur place, ils ne peuvent transmettre ce qu’ils ont vu.
Moi, je suis d’abord allé à Saint-Cergue, pour pleurer avec les musiciens tchèques, qui ont tenu à donner leur spectacle malgré tout, mais qui se sont effondrés en larmes sur scène. Puis je reviens à mon bureau et, près du téléphone, j’installe un magnétophone, un lit de camp, un thermos de café, de la lecture. Je vais y passer six jours et six nuits, sans mettre le nez dehors.
J’ai sur tous mes confrères un atout inattendu et extrêmement utile. Je rentre d’Allemagne, où j’ai maraudé dans les milieux étranges qui sont ceux du renseignement. Et un hasard amoureux m’a fait rencontrer une jeune femme qui, très fière d’appartenir à une équipe de petits James Bond teutons, n’a pu s’empêcher de me dire qu’à Prague par exemple, ses services disposaient d’un système permettant d’entrer dans le réseau téléphonique urbain, même en cas d’interruption des communications internationales. Un système que je ne dévoilerai pas avant longtemps. Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd et maintenant, ce 21 août, je joue le tout pour le tout. Ou bien on me laisse utiliser cette ligne une ou deux fois par jour. Ou bien je raconte ce que je sais. L’Union soviétique en ferait ses choux gras, elle qui justifie son intervention par l’imminence d’un complot venu de l’étranger.
Ce petit jeu aurait pu me coûter très cher mais j’ai obtenu ma liaison quotidienne. Je serai le seul au monde à pouvoir entrer en communication avec Prague alors que même les gouvernements resteront coupés de leurs ambassades sur place. A Prague, je connais une femme d’un certain âge, moitié tchèque, moitié française. Je sais, elle me l’a dit en mai, qu’elle est prête à jouer sa liberté, sa vie même, pour témoigner, s’il se passe quelque chose de grave. C’est elle que j’appellerai. Son pseudonyme pour l’occasion: Micheline Huber. Depuis, elle a fait sept ans de prison. Pour antisoviétisme primaire, ou quelque chose comme ça.
La suite, vous la connaissez. La résistance passive n’a qu’un temps. Les Tchécoslovaques ont sagement choisi de sauver leur vie coûte que coûte et c’est vrai qu’il n’y eut pratiquement pas de victimes. Ils avaient plutôt décidé de faire comme si de rien n’était. Sans omettre de résister d’une manière plus efficace que les combats de rues. Puisque la radio nationale était investie, ils créèrent des radios pirates, des journaux clandestins.
En été 69 fleurissait encore, sur les murs de la Vaclavske, à deux pas du Musée National troué de salves d’artillerie, de grands chiffres peints à la chaux pendant la nuit, recouvertes le jour par les sbires du nouveau pouvoir: 4-3. Le score par lequel les hockeyeurs tchèques avaient écrasé les hockeyeurs russes. Maigre revanche. Et, sous le manteau, continuaient de circuler des chansons interdites, enregistrées par de grands artistes qui signaient ainsi, du même coup, leur condamnation occulte aux oubliettes de la gloire officielle, telle que revue et corrigée par l’envahisseur. Dans le coeur des Tchèques, il restera toujours, pour leur courage, un amical et profond respect.
Mais comment la petite souris pouvait elle échapper aux griffes du gros chat ? Au bout du compte, la normalisation allait finir par écraser les velléités de révolte, de résistance.
21 août 1985