Neptune sorti des eaux

wDSC01931

L’oeil est gris porcelaine, indistinctement.   La pupille comme le reste. Un gris soutenu, parcouru de moirures vertes ou brunes suivant que le regard se dirige vers l’eau ou vers la falaise. Les paupières, elles aussi, sont grises. Mais mates. Pas de cils. Du moins pas apparents. Ou peut-être sont-ils gris, eux aussi ? Du même gris que les yeux ?

Les sourcils sont lissés comme les poils d’un phoque. Ils suivent la cambrure de l’arcade et s’y marient. Pas une velléité de rébellion. La peau,   comme l’oeil, est grise. Bistrée.   Le grain a étonnamment résisté à l’usure du temps. Il a parfois les reflets, fins et délicats, du museau d’un chien chasseur. Les rides ne sont pas vraiment des rides, plutôt des vagues. Ou des dunes.

Le nez est discret, comme absent. Le front aussi. Les quelques cheveux ont l’obéissance des algues à marées passe . Une barbe chétive, grise il va sans dire, suinte en broussaille mièvre à l’arrondi du menton. Le cou, dégagé, n’est pas celui d’une brute, ni d’un fauve. Plutôt d’un échassier frêle et patient.

Le torse est nu. Pas un poil. Mais l’évocation de la musculature sous un cuir bouilli, mi-cartable d’écolier, mi carton-pâte. Pas une brillance, pas un reflet. Mais l’aspect d’une peau ointe sur laquelle l’eau ruisselle sans vraiment s’arrêter.

Un pagne. Gris, vous vous en doutiez. Fait d’une bande d’étoffe qui a dû être rayée. Serré à la hauteur des reins, plus lâche à l’entrejambe. Sans indécence.

Des jambes noueuses, musclées. Et pourtant un peu flasques. Comme si le derme n’était pas solidaire de la chair. Pieds nus, plus noirs que gris. Tout cornés. Sur un tapis de galets, ils doivent se faire invisibles.

La main gauche, serrée autour d’un trident métallique dont le manche repose sur le sol, n’est que calme et sérénité. La droite, elle, parle et s’agite. Mais sans précipitation. Nous comprendrons-nous ? Nous faisons en tout cas, lui comme nous, les plus grands efforts.

Nous, c’est-à dire Maximilien Bruggmann, le photographeavec qui il n’arrive de courir le monde. Géant débonnaire et barbu, qui resterait une semaine entière sur une montagne déserte pour attendre la bonne lumière, la bonne couleur, le bon moment. Sa femme Eva, qui ne le quitte qu’aux heures de supermarché, c’est-à-dire pas souvent. Leur chien Zumri, slughi du désert, qui court plus vite que les gazelles et leur a été offert, encore petit et bonasse, par un chef nomade de la région du Tibesti.

Arthur aussi. Arthur Taverney, mécanicien sur les hauts de Vevey, et qu’appelle parfois le souffle du grand voyage. Arthur et sa femme Clarisse. Plus votre serviteur, qui passe des heures dans les dunes, accroupi, à la recherche d’une pointe de flèche ou du nid d’un insecte.

Nous sommes là, dans cet extrême sud marocain que l’armée tient à peine. Depuis des jours, nous roulions sur la meseta qui domine l’océan d’une bonne trentaine de mètres. La grande bleue, nous entendions son roulement rauque à l’heure du campement. Mais nous ne la voyions jamais. Pourtant, au matin, c’était un peu, à quelques encablures à l’ouest de nous, comme si elle avait déposé sa buée équivoque sur la vitre du ciel.

Il ne faut pas rouler trop près de la falaise. L’océan, au fil des millénaire, a rongé le rocher, s’est immiscé en lui, l’a sapé, pénétré. L’eau avance parfois de plusieurs dizaines de mètres sous la carapace terrestre. Parfois, la pierre a cédé et, au beau milieu du plateau érodé et sans vie, une large béance s’ouvre sur des clapotis, des ressacs, des courants, des remous, trente mètres plus bas. Quelques oiseaux blancs se laissent porter par les airs ascendants de cette cheminée sombre, apparaissent un instant à fleur de falaise, comme désemparés, et replongent dans le gouffre.

Inquiétants, ces trous de démons en plein paradis terrestre. Mais faciles à repérer. Comme autant de crevasses ouvertes en pleine montagne, après la fonte du printemps. Inquiétants mais pas aussi dangereux que ceux qui, en cours de formation, se creusent lentement sous le sol sans que, jusqu’au dernier moment, demain, dans cent ans, ou dans un millénaire, il soit possible de les déceler. A tout moment, une voiture chargée comme l’est la nôtre peut faire en une seconde ce que le temps fait patiemment. En une seconde et pour jamais.

Nous avons donc progressé à prudente distance de l’Atlantique, jour après jour, sur cette caillasse inhospi­talière, parfois léchée par l’avancée de dunes par le vent du désert. Malgré le véhicule tout-terrain et la longue habitude de Maximilien, nous n’avancions qu’à une moyenne de dix à quinze kilomètres à l’heure puis, grâce à une carte très détaillée et à une pointe d’instinct, nous nous sommes peu à peu approchés du rivage, sans pour autant le frôler de trop près. Il devait y avoir là, selon nos informations, un accès à la mer et même une langue de terre  entre falaise et océan.

Nous y sommes arrivés à la fin de l’après-midi. Le chemin accroché à flanc de falaise n’avait rien de rassurant. Les quatre roues enclenchées, en première, il n’était pourtant pas périlleux. Le problème serait de remonter. Heureusement, nous disposions d’un treuil à l’avant de la Land Rover. Il suffirait de trouver quelques solides aspérités de roche pour fixer le câble.

Etrange plate-forme que cette langue de terre nommée Puerto Cansado, Port Fatigué. Voilà longtemps, très longtemps, le lieu avait effectivement dû servir de havre à des bateaux de faible tonnage. Des pieux étaient encore fichés près du rivage, noircis de soleil, grignotés par le vent, le sel et les tempêtes.

Nous sommes là depuis hier au soir, et repartirons demain matin. Tutur a délicatement séparé un énorme coquillage pétrifié de la roche qui l’enchâssait. Nous nous sommes tous assis autour d’une petite table pliante qui nous sert tout à la fois de cène, d’écritoire, d’évier et de bar.

L’océan est à quelques mètres de nous. Sur une cinquantaine de mètres, la terre et l’eau se lèchent, se côtoient, se provoquent mais aux deux extrémités de la plate-forme, la falaise remonte d’un coup et crée avec le clapot une ligne d’écume, presque rectiligne, dominée par un à-plomb de trente mètres. Ce n’est donc pas par là qu’on viendra nous surprendre.

Quant à la langue de terre, si petite que nous en connaissons désormais le moindre recoin, elle est déserte, nous en sommes sûrs. D’ailleurs, si elle recelait le moindre être humain, le plus petit mammifère, le flair de Zumri déchaînerait d’immédiats aboiements. Et pourtant…

Nous sommes assis autour de la table. L’eau est à deux pas. J’y suis allé, tout à l’heure, ramasser quelques coquillages. Et voilà  qu’à une quinzaine de mètres du rivage émergent une tête grise puis un avant-bras tenant un trident digne de Neptune lui-même.

Tous nos regards sont tournés vers ce mystère mouvant. Nous ne parlons plus. Nous observons. Le point se rapproche lentement du rivage. Les épaules, puis le torse, émergent à leur tour. Voici l’homme tout entier qui avance sur les galets, vient vers nous. Tel que je l’avais vu d’abord mais avec un détail supplémentaire. La main droite tient par les ouïes trois soles aux dimensions respectables.

Zumri regarde, interloqué. Il n’aboie ni ne grogne et semble tout désemparé. Sa machine sensorielle est en panne. C’est que l’homme n’a aucune odeur, ni pour nous, ni même pour le flair insistant du plus sensible des chiens. Il ne sent que l’iode, le sel, les algues. Rien d’humain.

Il est là, devant nous. Personne ne s’est levé, le salut s’est fait d’un simple mouvement de la tête. Aucun d’entre nous n’imaginerait de lui tendre la main, geste de civilisé, totalement déplacé en de telles circonstances.

Nous tentons de parler. Ou trik, le chemin de la montagne ? La tête répond par la négative. Khrops, du pain ?  Non merci.

L’homme nous tend les soles, nous les offre. Ouahat, une seule, c’est déjà très gentil. Jouz, deux, non, il ne faut pas. Tleta, les trois, nous sommes confus. Mais comment refuser.

Au moins allons-nous lui payer sa pêche. Flouz, de l’argent, un peu, beaucoup ? Signe de la tête, c’est non. Alors quoi ?

L’homme gris, Neptune sorti des eaux, montre du doigt les chaussettes de Maximilien. Eva va en chercher une paire à la voiture, revient. L’homme la prend lentement. Paracalaoufik.

Puis la main qui parle pointe l’index vers la boîte de café soluble qui se trouve sur la table. Pourquoi pas ? Nous en avons d’autres dans la voiture. Eva en apporte une boite neuve. Non. Celle qui ferait plaisir à l’homme, c’est celle qui se trouve sur la table. Maximilien referme le couvercle et la lui tend. Paracalaoufik .

Autre chose ?

Non, c’est tout. L’homme s’assied à terre, sur une légère proéminence et continue à égrener des borborygmes soutenus par le geste parlant de sa seule main droite. Puis il se lève, s’incline légèrement, nous tourne le dos et retourne vers l’océan, son trident à la main gauche et, à la droite, les chaussettes et la boîte de café.

Nous le regardons mettre un pied dans l’eau, puis le deuxième. Les mollets, les cuisses. Il est déjà assez loin, sa silhouette se découpe en noir et blanc sur le fond scintillant de l’océan irisé par un soleil blanc et nimbé. A son tour, le pagne a dû pénétrer dans les flots. Nos yeux clignent. Cette fois, l’homme ressemble à sa première apparition. Seuls émergent la tête et l’échancrure des épaules, la main gauche et le trident, la main droite, les chaussettes et la boîte de café.

Face au soleil, nos yeux nous clignent de plus en plus. La pupille accoutume difficilement. Photographe, Maximilien n’a même pas saisi son appareil. Nous regardons encore.

Plus rien. Rien, vous voulez rire ? Rien. Ni la tête, ni la main, ni le trident , ni les chaussettes, ni le café soluble. Rien. Plus rien. Plus personne.

Laissez un commentaire. Merci.