D’Israël en Palestine

 

L’avion d’El Al doit quitter Le Caire à 22h40. Il faut être à l’aéroport au moins deux heures avant. Dans le hall, un secteur complet, un peu en retrait, est réservé aux contrôles de sécurité israéliens.

Cela tient un peu du camp de plein air puisque une tente a été installée dans un coin, sans doute pour pouvoir fouiller complètement tel ou tel passager à l’abri des regards indiscrets. Chaque passager doit passer seul devant un policier en civil. Les bagages sont posés entre deux, sur une table basse.

C’est une femme dans la petite trentaine qui est chargée de me traiter. Je la préviens de ma modeste maîtrise de l’anglais et elle s’adjoint un jeune homme à la chevelure très sombre, qui se charge de la traduction et prend l’initiative de la plupart des questions, se contenant de résumer pour son chef.

– Je vais vous poser certaines questions. C’est nécessaire pour la sécurité de ce vol. Avez-vous fait vous-même votre valise? Où ? Quand ? Quelqu’un était-il présent ? Quelqu’un a-t-il pu disposer de votre valise depuis lors ? Pourriez-vous identifier dans votre valise un objet que vous n’y avez pas placé vous-même? Avez-vous acheté ou reçu un objet, est-il dans votre valise?

Jusque-là, le questionnaire semble ne porter que sur les risques d’attentat. Mais la ligne s’incurve.

– Où habitez-vous? Pourquoi? Pourquoi avez-vous choisi d’habiter la Suisse alors que vous êtes français? Pourquoi êtes-vous venu en Egypte ? Qui y connaissez-vous ? Comment ? Pourriez-vous écrire son nom? Et ce diplomate suisse, comment le connaissez-vous ? Pourquoi vous a-t-il accompagné à l’aéroport ? Pourquoi vous rendez-vous en Israël ? Où allez-vous passer la nuit ? Pouvez-vous m’indiquer le numéro de téléphone ? Qui connaissez-vous ? Pourquoi ? Comment ? Depuis quand est-il là ? Que fait-il? Lui apportez-vous quelque chose ? Quoi ? Qui vous l’a remis ? Ah, un livre, est-ce un roman?

N’étant pas égyptien, je me contente de trouver ça incongru mais, si je l’étais, je trouverais inadmissible que cela se passe sur le sol de mon pays. D’accord pour les questions sur la sécurité, mais la plupart des questions n’ont rien à voir avec ça. Pourtant, les enquêteurs ne notent rien, ne cherchent pas à lire par-dessus mon épaule dans mes propres notes, et même les noms que j’ai dû écrire restent sur un papier que je conserve. Ont-ils une mémoire d’éléphant ou tout cela ne consiste-t-il qu’à tester la cohérence de mes explications, l’aplomb de mon comportement?

Passage en zone internationale après divers contrôles effectués par les Égyptiens. Le diplomate suisse m’accompagne jusque-là, de crainte qu’il m’arrive quoi que ce soit, puis semble partir à regret.

Au fait, je suis ici en zone internationale et pourrais y rencontrer un passager en partance pour une autre destination et, donc, moins contrôlé. Il aurait pu me remettre un message, un objet, une arme… Mais la sécurité israélienne a tout prévu. Avant d’entrer dans la salle d’attente réservée au vol El Al, il faut encore passer dans un arceau magnétique puis, avant de grimper dans le bus de service, répondre une nouvelle fois à la question: – Avez-vous reçu quelque chose au acheté quelque chose à l’intérieur de l’aéroport ?

L’avion d’El Al se trouve très loin, bien au-delà de tous les autres. La plupart des passagers montent en classe touriste. Pour une fois, je voyage en business. Sur les quelque 40 places, deux seulement sont occupées, outre la mienne. Derrière moi, une femme à perruque, un peu perdue, qui continuera sur New-York et, à côté de moi, un mastodonte rouquin aux mains de boucher et aux yeux en meurtrière, qui parle avec le stewart. Je l’observe et il ne le supporte pas, Tout à­ l’heure, au décollage, il sera le seul à ne pas boucler sa ceinture, pour pouvoir bondir plus vite en cas de besoin. Barbouze en civil.

Quant à mes enquêteurs de l’aéroport, j’imaginais qu’ils habitaient au Caire mais non. Ils montent tous ensemble, après le dernier passager embarqué, et viennent prendre place en business. Ils plaisantent entre eux et l’homme qui m’avait interrogé en français me salue. A l’arrivée, il me souhaitera encore un bon séjour. Le temps de l’interrogatoire était comme un jeu, un rite. La cérémonie terminée, les enquêteurs redeviennent de grands enfants, qui rient entre eux et ne se préoccupent plus des états d’âme de leurs clients.

Une heure plus tard, pied posé sur sol israélien. Pour la première fois de ma vie. Qu’est-ce donc qui m’en avait empêché? Antisémitisme? Certainement pas. Mais suspicion à l’endroit d’Israël. Une espèce de dépit amoureux. Je garde en effet en travers de la gorge, aujourd’hui encore, un jour de juin 1967. C’était le début de ce qu’on allait appeler la Guerre des Six jours. Je sortais tout juste de mon inutile service militaire en Allemagne et j’avais déjà pour Jacques et Isabelle V. l’admiration affectueuse qui est la mienne aujourd’hui encore.

A travers leurs yeux, je voyais Israël en danger de mort mais, comme une partie de la gauche française, je craignais que tout cela ne débouche sur de nouvelles annexions territoriales d’Israël au détriment des Palestiniens, dont une partie déjà vivait dans des camps de réfugiés, chassés depuis 1948 vers la Cisjordanie alors jordanienne.

A la télévision française, ce jour de 1967, l’Ambassadeur d’Israël en France venait de déclarer : – Israël ne vise aucune annexion territoriale. Rassuré, j’étais parti à la nuit tombante dans les rues de Genève pour manifester aux côtés d’Isabelle, de Jacques et de milliers d’inconnus, un petit drapeau israélien à la main. Aujourd’hui encore, je me sens cocu et je me sentirai ainsi aussi longtemps qu’un pouce du territoire palestinien, tel que défini par l’ONU en 1948, restera occupé.

Une heure de vol donc jusqu’à Tel Aviv et un taxi pour l’hôtel Adiv, dont l’adresse m’a été fournie par la Télévision suisse. L’hôtel a toutes les allures d’un chantier et le taxi lui-même hésite. En fait, tout le rez-de-chaussée est en reconstruction totale et des fils pendent d’un peu partout, au milieu de gravats et de tas de sable. La réception est faite de quelques planches en plein vent mais, le climat aidant, le réceptionniste semble trouver la situation parfaitement normale. Je monte dans ma chambre, minuscule et surchauffée, et ressors, face à la mer, pour acheter une bière et un peu d’eau fraîche nécessaire à mon Macallan…

Le lendemain. contact téléphonique avec Roger. J’ai auparavant réservé une chambre à l’American Colony, un hôtel de Jérusalem Est que recommandent les guides et où descendent les journalistes. Roger viendra m’y chercher vers 13 heures. Je prends un taxi. Jusqu’à Jérusalem, ça me coûtera 110 shekel. Et 10 de plus quand je donnerai au chauffeur une adresse dans la partie est, « parce que c’est plus loin. et qu’on nous jette des pierres ».

L’American Colony, à côté duquel trône un très beau minaret, se trouve tout juste après l’ancienne frontière qui, jusqu’à 1967, séparait la Jérusalem israélienne (ouest) de la Jérusalem jordanienne (est). La frontière n’est plus visible aujourd’hui, même si elle est clairement ressentie par chacun. L’hôtel est l’ancienne demeure d’un khalife qui y avait abrité ses quatre épouses, toutes aussi infertiles les unes que les autres, avant d’y mourir sans héritier.

A 13 heures, Roger m’annonce par téléphone qu’il ne pourra pas venir avant quatre ou même cinq heures, à cause de ses enfants à qui il doit faire à manger. J’en profite pour dormir un peu et pour écrire.

A cinq heures, le voici. Il n’a pas changé d’un poil, cheveu châtain tirant sur le roux assez clair, front dégarni, moustache d’officier anglais, teint hâlé. En fait, il avait besoin de son après-midi pour se remettre un peu: en fin de matinée, il s’était trouvé dans une manifestation réprimée à coups de gaz lacrymogènes et il en avait pris plein les yeux….

Subtil panachage des plaques de voitures. Les véhicules immatriculés à Jérusalem ont des plaques jaunes à chiffres noirs, les véhicules immatriculés dans les Territoires occupés des plaques bleues à chiffres noirs. Les transports en commun, en particulier les taxis, ont indifféremment des plaques vertes à chiffres noirs mais les taxis arabes portent, sur leur plaque illuminée de toit, le chiffre 9 qui les différencie des taxis israéliens.

On passe de Jérusalem est aux Territoires occupés sans problème. La limite, là encore, n’est guère visible mais la plupart des voitures à plaques jaunes appartiennent en réalité à des arabes israéliens ou à des étrangers, les juifs d’Israël ne s’aventurant plus, depuis le début de l’intifada, dans les Territoires occupés, à l’exception bien sûr de leurs settlements implantés sur des hauteurs, près de postes militaires, et desservis par des routes nouvelles évitant la traversée des villages arabes.

Roger est immatriculé en plaques jaunes pour pouvoir se déplacer sans trop de problèmes dans la partie israélienne mais risque, du coup, de recevoir des pierres dans les Territoires. Pour l’éviter, il dépose sur le dessus de son tableau de bord une keffieh rouge et blanche, signe de ralliement. De nuit, surtout lorsqu’il se trouve fortuitement à proximité d’une jeep militaire (plaques rouges…), il s’identifie en allumant sa lumière d’habitacle et en faisant fonctionner de manière désordonnée ses clignotants, sans raison apparente.

A noter que les jeeps sont recouvertes d’une espèce de dôme de plastique qui rend inopérants les jets de pierres. Il y a à bord 4 ou 5 soldats israéliens dont l’un se trouve à l’arrière, face à la route, prêt à tirer.

Au chapitre des symboles, la pièce de 10 Agorot, un dixième de shekel. Du côté face, on remarque le chandelier à sept branches et, au-dessous, une espèce de tapis rugueux. A y regarder de plus près, le côté gauche du dessin représente la côte méditerranéenne d’Israël mais la carte comporte aussi le Sinaï, la Jordanie, une partie de l’Arabie saoudite, la Syrie, jusqu’à l’Iran. Ainsi, une monnaie officielle d’Israël fait référence au Grand Israël prôné par les plus extrémistes et contraire, bien sûr, aux décisions de l’ONU.

Arrivée à Ramallah, une vingtaine de kilomètres, sans aucun problème. La maison de Roger et de Laura se trouve un peu en hauteur. Elle est sereine et splendide, même si elle mériterait un meilleur entretien. Construite entièrement en pierres sèches, elle comporte plusieurs grandes pièces où règne un agréable désordre fait de livres, de cassettes, de fruits secs, de sacoches en tous genres.

Laura, la femme de Roger, est américano-suisse (par un premier mariage). Douce, discrète et pourtant énergique, elle est blonde comme on l’est dans les pays scandinaves et travaille pour l’UNICEF qui, après un échec dû à des contacts trop proches avec le gouvernement israélien, vient de reprendre une action plus locale d’éducation des mères (allaitement maternel) et d’organisation des hôpitaux (cours pour infirmières).

Lili, la plus grande des filles, a sauf erreur 15 ans mais est déjà très grande. Alexis, surnommé Ali, a 12 ans et se débrouille comme un grand avec son ordinateur, d’où il m’extrait illico une carte d’Israël et des territoires occupés. Il se passionne pour le Brésil et je lui raconte la pêche aux piranhas en Amazonie. Quant au plus jeune, Djamel, il n’a que sept ans mais semble particulièrement éveillé.

Avant la tombée complète de la nuit, Roger m’emmène faire le tour de Ramallah. Tous les magasins sont fermés depuis 3 heures (grève permanente de l’Intifada). La zone est très peuplée et on rencontre plus de Mercedes que d’ânes bâtés. A cette saison, les collines sont encore vertes mais devraient brunir au premier soleil de l’été.

Puis nous nous descendons entre des collines pour déboucher sur l’Université Birzeit, une série de grands bâtiments de pierres vives posés sur une hauteur. C’est en quelque sorte la réplique palestinienne de l’université hébraïque de Jérusalem.

La plupart des bâtiments ont été construits grâce aux dons de riches mécènes palestiniens en exil. Son financement provenait précédemment de nombreux pays arabes mais arrive plus difficilement depuis que les Palestiniens et l’OLP ont soutenu l’Irak contre les Emirats. Ces derniers, jusque-là grands bailleurs de fonds, se font désormais tirer l’oreille, comme aussi l’Égypte. Ne restent pratiquement que l’Arabie saoudite et, dans une moindre mesure, la Syrie et la Jordanie.

On y enseigne toutes les sciences et Roger y est professeur d’histoire. L’Université n’est ré-ouverte que depuis l’avènement des travaillistes israéliens. Auparavant, pratiquement depuis le début de l’Intifada, le gouvernement Begin avait fermé l’université et les cours se donnaient dans la clandestinité de maisons particulières. Cet enseignement était interdit par l’occupant et il y eut de nombreuses arrestations.

Désormais, les Israéliens tolèrent toutes formes de manifestations à l’intérieur du campus de l’université (y compris des défilés paramilitaires, pour autant qu’ils soient sans armes), mais interviennent dès que la manifestation déborde sur les routes avoisinante. Sur la colline d’en face est installé un poste militaire et rien n’échappe à la vigilance israélienne. De toute manière, les services de renseignements doivent avoir leurs propres informateurs à l’intérieur de l’université.

Dans les Territoires occupés, les litiges civils entre Palestiniens continuent à être réglés par le droit traditionnel arabe mais tous les aspects criminels font l’objet d’enquêtes et de jugements officiels israéliens. La police est israélienne, y compris pour les simples agents de la circulation, les tribunaux sont israéliens, la loi est israélienne. Quant aux maires arabes des villages arabes (musulmans ou chrétiens), ils sont nommés par les Israéliens, ce qui les met parfois dans des situations difficiles. Ils peuvent en effet être considérés comme traîtres par les plus extrémistes (et traités comme tels) mais en même temps les habitants ont besoin de leur présence pour régler les aspects de la vie quotidienne…

Problème autrement plus grave, celui des terres. Précédemment, l’usage de la terre relevait de la tradition. Chacun savait qui possédait quoi et respectait les limites mais il n’y avait pas de cadastre. Les Jordaniens commencèrent l’élaboration d’un cadastre et, en 1967, un tiers environ des terres étaient cadastrées. Les Israéliens respectèrent les propriétés cadastrées, pour autant que les propriétaires se trouvent effectivement sur place. Sinon, et surtout pour tout ce qui n’était pas cadastré, les terres revinrent à l’Etat d’Israël, qui les administre comme bon lui semble, en particulier en permettant l’installation de colons et en construisant des routes pour desservir les nouvelles zones colonisées.

En 1950 est promulguée la Loi du retour. Tout Juif se présentant à la porte d’Israël est désormais le bienvenu. Il reçoit immédiatement la nationalité israélienne. Mais ce qu’Israël prône après 2000 ans d’absence pour les Juifs, il le refuse aux Palestiniens, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, dès lors que leur absence est constatée depuis plus de trois ans..

Les Palestiniens des Territoires occupés reçoivent en effet une carte de séjour (carte jaune) qui leur sert de document d’identité et qu’à l’étranger ils doivent toujours porter sur eux. S’ils se rendent à l’étranger, ils doivent revenir dans un délai d’un an (s’ils sont sortis par l’aéroport de Tel-Aviv) ou trois ans (s’ils sont sortis par le Pont Allenby menant à la Jordanie). Ils peuvent éventuellement faire renouveler leur permis une fois auprès d’une ambassade d’Israël à l’étranger mais ce n’est pas un droit automatique.

Au-delà de ce délai, ils perdent le droit de revenir dans leur pays et leurs terres seront, à terme, confisquées. De même, les familles qui vivent en Jordanie ou dans tout Etat arabe n’ayant pas reconnu Israël ne peuvent obtenir d’entrer ni en Israël, ni dans les territoires occupés. J’ai ainsi rencontré un homme dont le père, qui venait de mourir, a dû être enterré à Amman alors même qu’il résidait dans les territoires occupés. Il est décédé dans la capitale jordanienne alors qu’il rendait visite à une de ses filles et à son gendre, qui ne pouvaient obtenir la permission de venir le voir dans les Territoires. Après sa mort, on aurait certes pu ramener son corps mais, outre que les formalités et les frais auraient été importants, la fille et le gendre n’auraient pas été autorisés à assister aux funérailles dans les Territoires sous administration israélienne !

Le but est clair. Au-delà de simples problèmes de sécurité (l’entrée de nombreux musulmans pourrait en effet poser des problèmes, mais les Israéliens sont suffisamment organisés pour contrôler efficacement tout flux de ce genre), il s’agit évidemment d’empêcher la croissance démographique des Palestiniens par immigration, faute de pouvoir enrayer la croissance liée à la natalité. De plus, cette législation est de nature à faire hésiter des Palestiniens qui souhaiteraient se réaliser à l’étranger avant de revenir au pays avec de nouvelles connaissances ou de nouvelles ressources économiques.

Ajoutons à cela les bannissements (voir l’exemple des 400 bannis qui croupissent à la frontière israélo-libanaise). Ajoutons-y aussi les méthodes de répression interne: pour avoir le droit de vivre dans les Territoires occupés, un Palestinien doit disposer d’un permis de séjour délivré par l’administration israélienne. Cette carte jaune est indispensable à tout moment, pour tout contrôle. Lorsque des slogans hostiles à Israël sont inscrits sur des murs ou des maisons, les patrouilles israéliennes interpellent le premier venu, lui demandent sa carte, la confisquent et ne la rendront, une heure plus tard, que si les inscriptions ont disparu.

Autre sélection par les papiers d’identité: lorsqu’un Palestinien est détenu (y compris pour raison de sécurité, sans procès, simplement sur décision administrative), les Israéliens confisquent sa carte jaune et, à sa sortie, ils lui en délivrent une autre, mais verte. Facile ainsi, dans les contrôles, de séparer le bon grain de l’ivraie. Facile aussi de refuser à ces « mauvais » Palestiniens une autorisation de travail en Israël.

Autre méthode: tenter de transformer un Palestinien en informateur et, donc, en traître, avec tout ce que ça peut signifier de danger pour sa vie. Depuis qu’ils ont occupent la Palestine, les Israéliens ne délivrent pratiquement aucun permis de construire, hormis bien sûr pour leurs propres colons. Il faut pourtant de nouvelles maisons pour les nouvelles générations, ou simplement quelques agrandissements lorsque naissent des enfants. On construit donc sans permis mais un beau jour, on peut recevoir une convocation à la police:

– Monsieur, j’ai ici un ordre de démolition de votre maison.

– Mais c’est ma maison.

– Avez-vous un permis de construire ?

– A l’époque, on m’a dit que je pouvais construire.

– Pour le prouver, il faut me montrer votre permis.

– Je n’en ai pas.

– Bon. Alors voilà. Ici, à gauche, c’est l’ordre de démolition, dans trois jours. Ici, à droite, c’est la régularisation de votre permis. Vous choisissez…

Difficile de ne pas choisir la collaboration. Mais si ça se sait, et ça se saura certainement si un jour l’homme veut cesser de collaborer, alors la vengeance des Palestiniens sera terrible et peut-être mortelle. C’est sans doute cette collaboration que le père d’Amar avait refusée (voir si tous les enfants du monde pages 85-86).

A ce propos, revu Shuki H. Il avait 13 ans et demi en 1989. Il en a 17 et demi aujourd’hui. De Nantes, à bord du Vendredi 13 emportant dix-sept enfants et cinq adultes, il n’avait pas été du voyage dans sa première – longue – partie, jusqu’à Gorée, mais la petite Hieng, Cambodgienne aux tympans percés par les explosions de la guerre, avait été si malade qu’elle n’avait jamais pu supporter le voyage. Il fallait donc la remplacer à bord pour la longue étape de Gorée à Fort-de-France.

Finalement, à Gorée, le choix s’était porté sur l’Israélien Shuki. Parmi les jeunes passagers se trouvaient déjà un petit Palestinien de l’exil, Amar, et un Libanais chrétien, Sami, Entre Gorée et la Martinique puis lors de l’ultime étape menant à New-York, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde, au point de se jurer fidélité. Pour deux, trois, dix ans peut-être, avait dit Shuki. Pour la vie avaient répliqué les autres.

Après leur retour sur la terre ferme, ils s’étaient beaucoup écrit mais, au bout de deux ans, les échanges épistolaires tarirent. Je disposais d’un vague numéro de téléphone en Israël. J’ai donc tenté d’appeler Shuki. L’interlocutrice m’a indiqué un autre numéro, valable après 22 heures. C’est ainsi que j’ai pu parler à Shuki.

Le nom du lieu où il habitait ne me disait rien. C’était, selon lui, à une quinzaine de kilomètres de Jérusalem. Il viendrait me chercher où bon me semblait mais je ne pouvais lui donner ni l’adresse de Ramallah ni celle de l’American Colony, toutes deux situées « chez les Arabes ». Je l’ai donc laissé choisir et il m’a indiqué « Talita korni », m’affirmant qu’à Jérusalem chacun connaissait ce lieu.

De retour de Ramallah, j’ai voulu prendre un taxi mais le chauffeur ne savait pas de quoi il s’agissait. Le réceptionniste de l’hôtel avait au contraire dex suggestions : un centre commercial à l’ouest et une école à l’est. J’ai choisi l’ouest et le chauffeur a fini par me déposer à mi-hauteur de la rue King George, devant un monument de pierre où, presque aussitôt, Shuki est apparu.

C’est presque un homme maintenant. Dans quelques semaines il aura dix-huit ans et partira pour l’armée, où il doit servir trois ans. Il l’accepte.

– L’armée fait partie de notre pays, de notre peuple, et moi aussi j’en fais partie. Il nous faut défendre le sol de la patrie.

– Et à Amar, que lui dirais-tu?

– Qu’ici, chaque semaine, un Palestinien tue un soldat israélien, un soldat israélien tue un Palestinien. Tout ça doit finir, mais comment? Notre gouvernement fait ce qu’il peut, il s’est peut-être trompé en bannissant les 400 membres du Hamas mais il fallait rassurer la population.

J’explique à Shuki mes contacts avec les gens de l’autre côté. Il ne semble pas choqué mais dit que, depuis l’Intifada, lui-même ne peut plus avoir de contacts avec les Palestiniens l’Intifada. Et puisque l’Intifada a commencé avant sa rencontre avec Amar…

Pour évoquer le lieu où vivent mes amis de Ramallah, je lui dis que je ne sais comment en parler, territoires occupés, west bank, Cisjordanie, Palestine.

– Dis simplement Israël, me répond-il simplement.

Pour lui, c’est clair. Israël rendra peut-être le Golan ou la bande de Gaza mais jamais la Cisjordanie, qui est à ses yeux partie intégrante d’Israël.

Retour à la Cisjordanie avec Yves D. Il me parle des prisons où, comme délégué de la Croix-Rouge, il visite des dizaines de prisonniers chaque semaine. Torture psychologique systématique. La moitié au moins de ceux qui sont arrêtés par décision administrative ou après un accrochage y passent. Pas de brutalité mais l’enfermement durant des jours (minimum 3, maximum 60) sans dormir.

Dans une pièce nue, le prisonnier doit rester assis sur un minuscule tabouret, menottes dans le dos. S’il s’endort et tombe, on le réveille de deux claques et ça recommence. Ce régime a été imposé pendant soixante jours à un groupe de terroristes qui avait attaqué des soldats. C’est seulement après 60 jours qu’on les a laissé dormir plus de quelques minutes.

Autre torture, le son musical excessif, en permanence. Mais surtout, inquiétude pour la famille. Les détenus sont à isolement absolu et n’ont aucune nouvelle de leurs proches. Ils craignent en particulier que leur maison ait été dynamitée.

Actuellement, tout le monde est interrogé à propos des 400 déportés du Hamas. Même si leur dossier était faible au moment de leur déportation, la sécurité israélienne essaie trouver – ou de fabriquer ? – des preuves concrètes qui permettront d’enfermer pour longtemps les déportés à leur retour, si la pression internationale oblige finalement Israël à les rapatrier.

Dimanche matin à Jérusalem. Les magasins ne sont pas encore ouverts. J’entre par une petite porte au nord de la porte de Damas, me faufile dans des rues désertes. Est-ce vraiment prudent ? Je croise des gosses, puis une patrouille de trois hommes en armes. Finalement, un marchand vient d’ouvrir et m’indique la voie.

Ruelles encore, autres soldats dont certains assis sous une venelle. Puis, sous un porche, contrôle plus serré, avec chicane, mais pas de fouille pour moi. Au-delà, on débouche sur la place au bas de laquelle se trouve le mur occidental dit Mur des lamentations.

Ils sont déjà une trentaine à prier, hommes d’un côté, femmes de l’autre. Certains, en retrait, se préparent en fixant sur leur biceps gauche les Tables de la loi (?) tenues par une lanière entourant fermement le bras au point de faire rendre le sang. Même chose autour de la tête. Puis tous se dandinent d’avant en arrière près du mur, en psalmodiant. De plus jeunes croyants se préparent en arrière, la kipa sur la tête. Beau sujet de réflexion pour Voltaire…

Retour en passant par le même point de contrôle, sans plus de problèmes, et montée sur l’Esplanade des mosquées. Le dôme du Rocher est en réfection mais les mosaïques sont splendides et, surtout, l’esplanade donne un fantastique sentiment de clarté et de sérénité. Ne me manque, pour faire le tour des trois religions monothéiste, que la visite du Saint sépulcre. Ce sera pour la prochaine fois.

Avec Yves, voyage à Jéricho. Paysage exceptionnel de collines sèches, de pierrailles. D’un promontoire, vision d’un monastère orthodoxe en contrebas dans une vallée. Il faudrait une heure de marche pour s’y rendre. Suite du voyage. Voitures et bus israéliens arrogants dans la conduite. Il faut se mettre de côté pour les laisser passer. Descente jusqu’à Jéricho, la ville la plus basse du monde, moins 300 mètres et quelques. La mer Morte est tout près. Ici, microclimat presque tropical, bananiers, hibiscus. Remonté par une route fermée la nuit. De haut, vision de la plaine, coupée par la frontière avec la Jordanie. Le pont Allenby est là. Pour une sortie, les Palestiniens ne paient plus que 100 shekels (60 francs suisses). C’était encore 300 shekels voilà deux mois mais ça reste cher. Et inadmissible.

Le dimanche soir, taxi de l’American Colony à l’aéroport de Tel Aviv. Le chauffeur est palestinien de Jérusalem, me dit que les Arabes doivent faire la paix, que tout sera possible ensuite, qu’il faut composer avec Israël, qui « ne partira jamais » des Territoires occupés, excepté peut-être Golan et Gaza. Mais ce qu’il me dit à moi, il n’oserait pas dire ça à d’autres Palestiniens.

25 mars 1993

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