7. Qu’as-tu fait de ton serment ?

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CHAPITRE VII

La dernière mission confiée à Saïd et son compère consistait à intercepter à l’aurore un homme d’apparence modeste, monté sur un âne, qui se rendait à Tunis porteur d’une importante somme d’argent destinée à l’achat d’un bien foncier.

Le lendemain matin, avant que de pâles lueurs n’apparaissent à l’horizon, dissimulés derrière les buissons de lentisques, bordant la piste qui sinuait dans l’étroit défilé, les deux malandrins guettaient leur victime. Celle-ci ne devait pas tarder à paraître. Assis en amazone dans le travers du bât, les jambes pendantes dont les battements alternatifs réglaient l’allure paisible de la monture. La main gauche, entre l’index et le majeur, tenait une cigarette; la droite une baguette servant à tapoter le cou de l’âne, d’un côté ou de l’autre, pour lui indiquer tout changement de direction car, d’essence inférieure, l’âne n’a droit ni au mors, ni à la selle réservés à la noblesse du cheval.

N’eût été la qualité de l’informateur associé au bénéfice de l’opération, devant de tels auspices les deux compères auraient laissé l’homme et la bête poursuivre tranquillement. L’ordre est un ordre, il importait d’agir rapidement, ce qu’ils crurent facile. Sommé de leur remettre son argent, l’homme jura que, lui vivant, de minables vauriens n’en verraient pas la Couleur, menaces suivies d’insinuations dégradantes concernant leur parenté féminine actuelle et celle des générations précédentes. Ce n’étaient point paroles de bravache. Courageux et fort, l’homme se défendit jusqu’à la mort! Par fierté, pour l’honneur! « Nul ne doit mésestimer ce que le fils de la femme peut faire », dit Saïd dans une vision rétrospective de la scène qui lui revenait en mémoire, « que Dieu accorde le salut éternel à cet homme et bénisse le ventre de celle qui l’a porté ».

Dans les poches, seulement quelques piécettes de monnaie, dans la musette Lui morceau de pain et des olives, repas de midi d’un ouvrier se rendant au travail.

Plus heureux, l’acquéreur du bien foncier, son repas retardé, avait sauvé sa vie et son argent. Quant à Saïd, ce crime devait peser à jamais sur sa conscience. Il en gardait une sorte de peur physique, bien que croyant au pardon divin que son remords appelait nuit et jour. Craignait-il aussi la justice des hommes ou la réaction de ses complices inquiets d’une indiscrétion involontaire? Sa description des lieux était délibérément brouillée mais certains détails trop précis m’avaient permis de situer l’endroit du guet-apens, dans une région que je connaissais comme ma poche.

« Tout m’échappait, me dit-il, mes yeux ne voyaient que le spectre de l’homme avançant vers moi, ses doigts crispés s’apprêtant à m’arracher la chair, mes oreilles ne percevaient que les imprécations ternissant l’image de ma mère qui m’avait si courageusement défendu alors qu’enfant on m’arrachait à elle. Les images de ma vie, depuis les plus lointaines, me revenaient en mémoire, elles envahissaient ma tête! Une voix intérieure répétait inlassablement: « Qu’as-tu fait de ton serment? Est-ce pour faire ce que tu viens de faire que le Tout Puissant a voulu que tu connaisses la Vérité, que tu échappes à l’esclavage, que tu vives dans la dignité du travail? Toi, tu as volé le bien d’autrui, tué un homme qui est mort pour rester digne; dans quelle géhenne iras-tu expier de telles choses? Réveille-toi, Saïd, maudis Satan, reviens dans le chemin dont il t’a détourné. »

Tapi comme une bête, il demeura deux jours en prostration. « Brusquement, la lumière se fit en moi, me dit-il, elle éclairait le bon chemin que je ne quitterai jamais plus, j’en ai fait le serment, un serment que je ne peux oublier. En voici la preuve indélébile inscrite ici ». Il s’était profondément brûlé avec une braise et me montra la cicatrice à son poignet gauche.

Telle fut la confession de Saïd, rapportée aussi fidèlement que possible. Il lui manque l’intraduisible émotion que le ton dégageait des paroles les plus simples. Informé de sa décision, son comparse lui dit : « Ta décision est la moins mauvaise, quitte-nous, ton bras est fort, mais ta raison manque d’équilibre. Si tu tiens à la vie, oublie ce que tu as fait ou entendu et ne remets jamais les pieds dans les parages ».

Abjurant l’esprit satanique qui l’avait poussé au mépris de lui-même, tournant le dos à des lieux maudits, Saïd aborda au petit jour, à l’abri de tous les regards, le premier couvert forestier du cap Bon. Après une nouvelle nuit de marche, il prit à visage découvert la piste conduisant au sanctuaire du djebel Sidi Abdelrahmane. Ayant fait ses ablutions à la source miraculeuse jaillie du rocher sous la baguette du saint, il décida de prendre quelques jours de repos avant de poursuivre sa route.

Un monde nouveau s’ouvrait à lui. Etonné par l’exubérance joyeuse des enfants, l’exaltation mystique des pèlerins, la simplicité des rapports entres des gens qui la veille ne se connaissaient pas, Saïd n’avait jamais connu, ni cru possible une telle cordialité. « J’avais l’impression d’être un autre homme dans un monde nouveau », disait-il.

Le temps de repos qu’il s’était accordé calma quelque peu l’euphorie du néophyte et le confirma dans sa résolution de vivre tout naturellement dans l’entraide et le travail. Ne jamais retomber dans les rets de Satan! Saurait-il persévérer? Lui revenant à l’esprit, le jugement lapidaire de son complice l’inquiétait: « Ton bras est fort, mais ta tête est faible »… D’où sa décision de se confier à un mentor ou même à un maître, un bon maître qui le guiderait.

Des hauteurs du djebel Abdelrahmane, entre mer et montagne, une vallée aux activités agricoles florissantes s’offrait au regard. Ouverte au Levant Béni, la première elle en recevait la lumière matinale. Augures sécurisants qui l’incitaient à s’y rendre, l’homme qu’il cherchait vivait sûrement en ces lieux. Il les parcourut, vivant de petits travaux chez les uns et les autres, parlant peu, écoutant avec attention. Après de minutieuses et très discrètes recherches, il le trouva en la personne de Si M.B.J., mon futur bailleur, homme de bien, honorablement connu, alors à l’apogée de l’abondance.

« Si El Hadj, lui dit-il, je viens de très loin. Musulman, connaissant de ce fait le bien et le mal, j’ai fait le mal. Le Tout Puissant a permis que je m’en repente et m’a conduit à toi, non par intérêt mais pour être un serviteur parmi tes serviteurs, jusqu’à la fin du délai terrestre qui m’est imparti. Je ne veux pas d’argent, son odeur me répugne. Je le croyais source de bonheur pour moi, il ne le fut que de honte. »

Recevant le message, Si El Hadj M.B.J. acquiesça: « Ce qui est écrit est écrit. Tu seras librement un serviteur et traité comme l’un des miens. Cependant, prends garde, soit fidèle à la Sublime Volonté. Crains le châtiment réservé à celui qui, ayant été pardonné, se parjure de nouveau ».

Pacte conclu en 1893 sans écrits ni témoins autres que Celui qui juge. Respecté par l’un et par l’autre jusqu’à la mort, et même au-delà, par Si M.B.J.

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