Terre de Feu

Fuego docu

Il est des noms de lieux qui, par leur simple énoncé, suscitent l’imagination. Syracuse. Tombouctou. Kairouan. L’Acadie. Sans oublier la Terre de Feu. A l’extrémité australe de l’Amérique du Sud, cette île du bout du monde a longtemps tenu dans mon esprit une place de choix. La place, sans doute, qu’occupent les rêves irréalisables. Et puis, un jour, ma route m’a mené jusqu’en Terre de Feu.

A peine vallonnée au nord, la Terre de Feu est très escarpée au sud. Le nord-est ressemble aux plaines de Patagonie, herbes rares, longues étendues de caillasse d’où n’émergent que quelques épineux, rafales incessantes et oiseaux ascendants. Le centre, orienté sud-ouest, constitue la queue de la Cordillère des Andes, reliefs escarpés, parois agressives, cassures tectoniques, glaciers en surplomb. Enfin, au sud, lorsque les rochers ne plongent pas directement dans le Canal de Beagle, une vie presque douce, océanique, s’installe sur la langue de terre verte qui pique du nez dans les eaux changeantes des mers australes.

Terre de Feu. Paradis pour otaries, éléphants de mer, guanacos, renards fuégiens, castors, phoques. Survols de martins-pêcheurs, de cormorans, d’albatros, de pétrels, de pélicans et d’aigrettes. Et, sur le replat des rochers, statue quasi-immobile d’otaries grises ou dandinement précieux de pingouins endimanchés.

Autrefois, il y avait aussi des Indiens. Hausch, Tehuelche, Onas, Yaghan, Alacalufs. A l’arrivée de l’homme blanc, certains échappèrent aux balles des conquistadores. Mais la rougeole et la tubercu¬ose, dont le microbe avait été apporté par les nouveaux venus, parachevèrent l’oeuvre des fusils. Seules, les tribus et bandes qui vivaient dans les îlots déserts survécurent pour partie. C’est ainsi que, voilà un peu plus de dix ans, on put encore recenser une cinquantaine d’Alacalufs, maigre reliquat des quelques dizaines de milliers d’Indiens qui avaient peuplé la Terre de Feu.

C’est en 1520 que le premier Européen, Magellan, s’approcha de ces terres inhospitalières et c’est lui qui, apercevant des brasiers allumés sur cette côte emmitouflée de brumes, eut l’idée incongrue de la baptiser Tierra des los Fuegos, Terre des Feux. Appellation qui allait perdurer en se singularisant, Tierra del Fuego, Terre de Feu.

Mais c’est seulement en 1869 que, pour la première fois, un Blanc réussit à y vivre plusieurs semaines d’affilée. Pourtant, bien avant 1869 et bien avant Magellan, d’autres marins avaient déjà croisé au large du détroit qui allait porter son nom. Au deuxième siècle de notre ère, des marins égyptiens étaient parvenus jusqu’aux abords de cette contrée. La carte de Ptolémée y fait aussi allusion. En 833, à Bagdad, une autre carte mentionne le détroit. En 1501, Amerigo Vespucci, qui donnera son nom à tout le continent, croise dans les eaux de Patagonie mais il semble qu’il ne s’approche pas de la Terre de Feu.

Et c’est le 1er novembre 1520 que Magellan découvre le passage entre Patagonie et Terre de Feu. Par respect pour sa modestie, disons qu’en ce jour de Toussaint, il l’avait appelé Détroit de tous les Saints. Un chenal qui ne deviendra détroit de Magellan que longtemps après sa mort.Un peu plus de trois siècles plus tard, le 24 janvier 1848, on découvre de l’or en Californie. Aussitôt débute vers ce nouvel Eldorado une des plus grandes ruées du monde mo¬derne. Mais la Californie, c’est loin. Et les chercheurs d’or venus d’Europe, lorsqu’ils prennent pied sur la côte est des Etats-Unis, hésitent à s’engager avec leurs roulottes dans les grandes étendues du far-west, où les guettent les bandits, les Indiens, le froid et la faim. Et, pour ceux qui ont de l’audace et de la chance, la traversée durera à tout le moins 150 jours…

II existe d’autres itinéraires, plus longs encore, certes, mais moins dangereux. Certains ré-embarquent à destination de l’Amérique centrale où ils franchiront à pied l’isthme de Panama. Le canal, lui, n’existe pas encore. D’autres enfin, les moins fortunés, les plus nombreux, font le grand tour et, à bord d’impressionnants trois-mâts, arrivent à San Francisco – quand ils y arrivent – après un voyage en mer de trois à huit mois, via le cap Horn, c’est-à-dire en passant au sud de la Terre de Feu. De cette époque date la grande épopée des cap-horniers.

Le 15 août 1915, c’est le commencement de la fin. Ce jour-là, le premier navire emprunte le canal de Panama. Pour les ports d’Ushuaia, en Argentine, ou de Punta Arenas, au Chili, où mouillaient les trois-mâts avant de passer le cap Horn ou après l’avoir franchi, c’est la catastrophe. A part quelques marins de plaisance, on n’y voit plus désormais que des navires russes, scandinaves, américains, argentins ou chiliens, en partance pour les bases scientifiques ou stratégiques de l’Antarctique.

Ushuaia. La ville la plus australe du monde. La belle affaire. Si elle peut s’enorgueillir de ce record, c’est d’abord que l’hémisphère sud est le royaume de la mer. Car enfin, même si, de toutes les villes du monde, Ushuaia est la plus proche du pôle, sa latitude sud n’est après tout que celle, au nord, de l’Irlande ou de la Norvège. Pas de quoi fouetter un chat. Pourtant, tout à Ushuaia semble provisoire. La plupart des maisons sont construites en planches et les trois quarts des habitants devraient quitter les lieux, faute de travail, s’il n’y avait les emplois d’état et la manne artificielle qu’apporte le statut de zone franche. Restent quelques dizaines d’estancias, où vivent de riches dueños de campo ou leurs contremaîtres, régnant sur autant de moutons qu’ils possèdent d’hectares, c’est-à-dire des milliers, des dizaines de milliers. Estancias plus fermées que partout ailleurs en Argentine, où il vaut mieux s’être fait annoncer si on ne veut pas être accueilli par le sifflement de méchantes salves.

Bref, la Terre de Feu n’existe pas. Ce n’est qu’une histoire pour amuser les enfants, un record pour intriguer les géographes, une position pour rassurer les stratèges, un but pour stimuler les navigateurs solitaires, une pomme de discorde pour diviser les politiciens, une carte postale pour valoriser les touristes. Il n’y a de feu ni sur les côtes ni dans les coeurs. La fraternité s’y conjugue à la première personne du singulier et les passions s’embrument dans les tempêtes.

Peut-être mon ressentiment est-il celui d’un homme qui garde en mémoire, pas beaucoup moins au sud, dans le fin fond de la Patagonie, la chaleur amicale d’un accueil et la générosité sans faille de quelques gauchos anonymes. Pour moi, c’est vrai que, par comparaison, la Terre de Feu ne brûle d’aucune flamme. Mais peut-être parviendrez-vous à me détromper, à y allumer ne serait-ce qu’une étincelle.

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