Il est en Bretagne une île qui n’a jamais vu la mer et qui ne connaît ni les marées, ni les goélands, ni les naufrages. Une île dans les terres, minuscule. Elle se nomme Fédrun. Pas de phare, ni de criée, ni d’écume, mais un unique chemin concentrique, sur le littoral, et des maisons au toit de chaume dont l’adresse n’est qu’un patronyme, parfois un simple sobriquet. Au-delà, c’est l’aventure ou, si vous préférez, le marais.
Grâce à des barques à fond plat que les Briérons nomment chalands, la navigation est sans danger à condition d’éviter les choches et les mortas, arbres fossiles conservés dans la tourbe, les uns rouges, les autres noirs. Les charpentes des maisons sont souvent faites de ros, une bourre d’herbes sèches triangulaires que je n’avais jamais rencontrées ailleurs. Dans les cheminées, le feu de tourbe bruisse en chuintant, projette un faible halo verdâtre et dégage un parfum de terre sûre.
Le climat de la Brière ne dépend pas de l’anticyclone des Açores et encore moins du journal télévisé. Il y pleut lorsqu’ailleurs le soleil brille, le vent y souffle soudain lorsqu’aucun zéphyr n’est annoncé et la brume s’y lève sans jamais crier gare.
La sirène de Fédrun se prénomme Mélanie. Elle n’a plus d’âge et, sous son fichu noué, elle règne depuis toujours sur son océan de petit poucet. Son coeur est le plus grand et sa Brière la plus belle. « Chaque pays fournit son monde », se plaît-elle à dire, rame en mains, tandis qu’elle traverse sur son chaland le royaume des anguilles, des canards et des mystères.
Sa porte est toujours ouverte, surtout aux pauvres et aux enfants. On s’y repaît de soupe grasse, de vin aigrelet et de pain d’avant-hier. Un jour, il y a longtemps, un groupe de petits handicapés avait été amené par erreur jusque sur les bords du marais. Le chauffeur était perdu, l’accompagnateur inquiet.
Mélanie s’installa à l’arrière de son chaland, franchit le gardis jusqu’à eux, fit monter une première poignée d ‘enfants à bord, les emmena en silence entre copis et étie, les écouta raconter leur joie dans un sabir connu d’eux seuls, revint au rivage en pleurant puis en embarqua d’autres puis d’autres encore.
Elle riait et sanglotait à la fois. De sa vie, jamais elle ne s’était sentie aussi utile, aussi aimée. Quand elle me conte pour la centième fois son histoire, ses yeux s’embrument, a voix s’enroue: « Quand j’ai fait un petit plaisir, j’en ai un grand », confie-t-elle alors dans un souffle, ajoutant aussitôt: « Il faut vivre, laisser vivre et aider à vivre ».