Henry Aubanel

 

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Même si je l’ai approché cent fois, si j’ai passé des heures à un souffle de son visage, si j’ai dégusté ses rides de bonheur et ses crispations de colère, il reste d’abord, pour moi, une silhouette. Attachante, insolite, paternelle et sauvage à la fois.

Imaginez une longue digue de mauvaise terre, la frange argentée de la Méditerranée calme jouant avec le sable gris d’une plage démesurée, complètement déserte, à droite et, à gauche, des dunes parfois coiffées d’herbes folles, de l’eau stagnante encombrée de roseaux, des oiseaux blancs fuyant au premier mouvement, de lointains points noirs se mouvant lentement, rassurants et inquiétants. Et, au premier plan, la Statue du Commandeur.

Je le vois en contre-jour, dans le petit matin. Je sors de la voiture avec laquelle je croyais bien ne jamais parvenir au bout de la digue et de ses fondrières, je m’avance à pied. Il est là, à dix mètres, cinq, quatre, trois. Le buste cambré, les jambes à l’abandon sur les étriers, le chapeau de travers, le long trident des gardians à la main droite. En ombre chinoise, il fait corps avec le cheval, que je devine gris ou bai. Il n’a pas détourné le visage, regarde droit devant lui. Je m’avance encore, dans ce lieu complètement désert d’où on ne discerne que dunes et roselières et où ne parviennent que le bruissement du vent et les piaillements d’oiseaux du marécage. Je suis là, à ses pieds, comme le prisonnier barbare conduit devant un César arrogant et tout-puissant. Lui, il a devant lui le temps et l’immensité. Il est seul, pour toute la journée. Et pourtant, comme un automate, il me dit:

– Je n’ai pas de temps pour vous, petit.

Quelle souveraine insolence ! Quand je pense que la veille, dans le mas du Simbeu niché à l’embouchure du Petit-Rhône, j’avais enfin pu l’approcher, grâce à l’insistance de sa femme, qui n’est autre que la fille du défunt marquis Folco de Baroncelli. Il était à se vêtir du mieux qu’il pouvait pour se rendre à une réunion du Félibrige, ce groupement de défense qui, à la suite de Frédéric Mistral, se bat pour le maintien de la langue, des coutumes, des paysages et de l’esprit de la Provence.

Du mieux qu’il pouvait. Avec pas grand-chose. Veste gardiane de velours noir élimé, pantalon camarguais de feutrine molle liserée d’un galon noir, chemise aux dessins de soleil et d’herbes en coquille.

– Je ne veux pas voir ce journaliste, criait-il à travers la porte de bois séparant les deux uniques pièces du mas, dont les murs de boue séchée et le toit de paille vibra-aux éclats de sa voix.

– Je ne veux pas le voir, ce journaliste. Tous des cons. Fous-moi ça dehors.

Je n’en menais pas large, assis sur une fesse à côté du feu où se mouraient quelques souches volées au lit du Rhône. Sa femme haussa les épaules, signe qu’il ne fallait pas prêter trop d’attention à ces coups de gueule. Lorsque je fis mine de me lever pour quitter ce lieu où je me sentais plus qu’importun, elle posa sa main sur mon épaule, me maintenant sur mon bout de banc. Je restai et j’attendis.

– Il est toujours là, ce con ? Bon, alors, fais-le entrer.

Je poussai la porte et me trouvai en face d’un petit homme, nerveux d’apparence, éternel dans ses entrailles. Il finissait d’arranger son col.

– Alors, qu’est-ce que vous me voulez.

–  Je voudrais m’approcher de la Camargue, y entrer autrement que le font les touristes, y vivre, peut-être même y travailler.

– Avez-vous lu mes livres ?

J’ignorais même qu’il en eût écrits.

Il prit sur un rayon deux volumes brochés. Je suis manadier et Camarguaises étaient leurs titres. Il s’assit à l’angle d’un petit bureau, trempa une plume d’écolier dans un encrier et se mit en devoir d’écrire :

Cet essai de nouvelles réelles sur la vie camarguaise, en réel hommage de sympathie. Henry Aubanel, Le Simbeu, ce 13 février 1977.

– Au fait, comment vous appelez-vous ? Je répondis et, au début de la dédicace, là où il avait justement laissé un espace, il ajouta mon nom. J’étais tombé sur un gardian cabotin.

– Bon, je n’ai pas trop de temps maintenant mais demain, c’est moi qui garde la manade dans les marécages des Saintes. Soyez ici, au mas, à huit heures. Nous irons ensemble.

Dans le petit hôtel d’Arles où j’avais élu domicile, je n’ai pas trop dormi cette nuit-là. J’ai lu en diagonale les bouquins du maître puis je me suis endormi après avoir mis le réveil à six heures.

Il faisait nuit noire quand j’ai sauté du lit. J’ai chaussé les bottes de gaucho rapportées d’Argentine, revêtu une lourde veste de laine. Un quart d’heure avant l’heure fixée, alors que les premières roseurs fades s’élevaient dans le ciel méditerranéen, je frappai à la porte du mas. Ce fut Madame Aubanel qui vint m’ouvrir.

– Mon mari, mais non, il n’est pas là. Il est déjà parti pour le pré. Ça fait plus d’une demi-heure.

Manifestement, après m’avoir dédicacé son livre pour solde de tout compte, Henry Aubanel ne voulait plus me voir. Il s’était même mis en route avec une bonne demi-heure d’avance pour m’éviter.

– Et où est-il, le pré, Madame ?

– A l’est du village, au bout de la digue. Vous ne pouvez pas vous tromper. Il y a trois ou quatre kilomètres sans rien puis, après un grand étang, vous verrez une espèce de cabane protégée par une bâche. Mon mari devrait être à deux ou trois cents mètres de là. Pardonnez-lui, il est si distrait. Et faites attention avec la voiture. Vous risquez bien de rester pris dans les trous et la boue.

J’ai fait le chemin, tant bien que mal, ai dépassé la cabane et ses lambeaux de bâche, me suis avancé, seul, à pied, comme un vaincu se rendant à son vainqueur. J’étais à un mètre de lui et tout ce qu’avait bien voulu me répondre cette énigmatique et cavalière silhouette, ce fut :

– Je n’ai pas de temps pour vous, petit.

Encore heureux qu’il ne m’ait pas chassé à grands coups de trident.

Je n’avais pas fait tout ce chemin, subi toutes ces vexations pour abandonner ainsi. Je restai debout, au pied du cheval et de l’homme, sans bouger, sans mot dire. Cinq , dix, peut-être vingt minutes. Je grelottais et m’efforçais que cela ne se vît pas.

Au bout d’un temps infini, il tourna le visage vers moi et demanda:

– Pourriez-vous me rendre un petit service ?

– Volontiers.

– Bon, alors, vous allez retourner au mas…

Je pensai à la digue en fondrière, au chassis de ma voiture qui frottait les cailloux à chaque bosse …

– Vous allez retourner au mas. Vous demanderez à ma femme le seau d’avoine que ces cons – il parlait des deux apprentis qui lui servaient de gardians – que ces cons ont oublié de me préparer, comme si les chevaux ne mangeaient pas sous prétexte que c’est dimanche. Et puis vous me prendrez aussi une balle de foin. Vous trouverez bien une petite place dans votre coffre. Et puis, dites-moi, vous savez seller ?

Je savais.

– Bon, alors vous demanderez aussi à ma femme ma deuxième selle. . .

Cette fois, plus de doute, j’allais entrer de plain-pied dans le royaume secret de Camargue. Du moins le croyais-je …

– Quand vous reviendrez, je ne serai pas là. Je pars à la recherche de deux taureaux qui ont du se perdre entre la mer et le bois des Rièges. Vous donnerez la moitié de l’avoine à ce cheval qui est là, dans l’enclos. Il s’appelle Orient. Quand il aura mangé, vous le sellerez et vous me rejoindrez.

Une heure plus tard, la voiture traînant au sol sous la charge, j’étais de retour. Je m’approchai de l’enclos pour donner l’avoine à Orient, ce petit cheval camarguais, entre le gris et le blanc, que je n’avais regardé que d’un oeil. Malheur, il n’y avait plus, dans l’enclos, un cheval. Il y en avait deux. De la même taille, du même pelage. Henry Aubanel m’avait tendu un nouveau piège. Si, des deux chevaux identiques, je ne choisissais pas le bon, j’étais déconsidéré.

J’observai leurs comportements, j’essayai de me souvenir d’une attitude. Je passai l’avoine à travers la barrière, avec l’espoir que l’un des deux chevaux me manifesterait un signe de souvenance. Rien.

Parfois, je jetais des regards furtifs du côté des dunes, pour voir si mon homme n’était pas en train de m’épier, un sourire malin sur les lèvres. Mais non, rien. Je finis par choisir un cheval. Au hasard. Ou au nez, allez savoir.

Je le sellai, le montai et partis, au pas, vers l’est. Arrivé au sommet des dunes, j’aperçus, loin, tout au bout de la plage, une silhouette qui venait vers moi. Un coup de talon, une tape sur l’encolure, je fis descendre Orient, du moins espérais-je que c’était bien lui – jusqu’au sable mouillé par les vaguelettes. Et là, j’attendis, imitant sans le vouloir, le trident mis à part, la statue de commandeur que j’avais découverte quelques heures plus tôt.

Au loin, le point grossissait. C’était bien lui. Mais sans les deux taureaux qu’il était parti chercher.

Dix minutes plus tard, il arrivait à ma hauteur. Il passa près de moi, à trois mètres, sans détourner le corps ni le regard. Il dit simplement :

– C’est bien, petit.

Je tournai le cheval, remontai à sa hauteur.

– C’est bien. Vous ne vous êtes pas trompé de cheval et vous ne l’avez pas fatigué inutilement. J’avais peur que vous veniez à ma rencontre, sur la plage. Pour rien.

Nous sommés arrivés près de l’enclos où patientait le mauvais cheval, le faux Orient.

– Et ces cons de taureaux que je n’arrive pas à trouver. Je vais partir près du bois. Pendant de temps, si vous saviez mener un troupeau …

Je savais

– Puisque vous savez mener un troupeau, vous pourriez aller chercher les vachettes qui sont là-bas.

Du doigt, il me montrait une cinquantaine de points noirs et mobiles, au-delà d’une surface inondée large d’un bon kilomètre.

Ce n’est pas profond, juste quelques centimètres. Pas de danger. Orient est habitué. Vous pouvez y aller sans crainte.

Et il me tourna les talons.

J’avais attaché Orient à la barrière, j’étais retourné à la voiture et y avais pris les éperons qui traînent toujours dans la boite à gants. Je les avais fixés à mes talons, avais détaché Orient et étais remonté en selle. Je m’approchai du passage que le maître m’avait indiqué. La terre ferme s’arrêtait là, devant un trou d’eau boueuse. A peine quelques centimètres, m’avait assuré Henry Aubanel.

Le cheval était rétif. Il ne voulait pas se mouiller les sa­bots. Je l’encourageai d’abord, lui plantai ensuite les épe­rons dans les flancs. Rien à faire. Il se serait plutôt cabré que d’entrer dans l’eau. Pourtant, tout à l’heure, je n’avais eu aucun mal à lui faire faire quelques pas dans les vaguelettes…

Je le forçai une dernière fois et, d’un coup, je le sentis qui s’apprêtait à se projeter vers l’inconnu. Mais pas seulement de la pointe des sabots. Il se donnait l’élan qu’on donne aux navires, le jour de leur baptême, en cassant une bouteille de champagne sur leur flanc. Bref, Orient se jetait à l’eau, torse en avant, pieds repliés. Pas de doute, il se préparait à nager car il savait, lui,  qu’il y avait là, non pas quelques centimètres, mais un bon mètre d’eau, peut-être davantage.

J’en pris conscience au même instant, tirai à mort sur les rênes, me rejetai en arrière sur la croupe, pour libérer son corps de mon poids. D’un coup de reins, il se cabra, les pieds avant au-dessus de l’eau, pivota à droite et retomba sur la terre ferme.

Henry Aubanel avait encore perdu. Il n’aurait pas le plaisir, à son retour, de me trouver grelottant et dégoulinant.

Au galop, pour rattraper le temps perdu, je fis le tour de l’étang, contournai le troupeau, fis derrière lui de ces zigzags qui, mieux que tout autre mouvement, l’obligent à prendre un cap sans se désagréger. Vingt minutes plus tard, les vachettes noires patientaient près de la voiture. Le vieil homme revint, escortant ses deux taureaux enfin retrouvés. Il me vit sec, fit une moue de dépit et de fierté mêlés, s’approcha de moi et me dit.

– C’est bien, petit. Nous pouvons maintenant laisser le troupeau. Nous allons rentrer. Vous aurez bien le temps de manger avec nous. Je crois que ma femme a préparé du mouton avec des pommes de terre.

Après avoir subi les épreuves initiatiques, j’allais pouvoir, désormais, monter aux côtés des gardians les jours de fête, je serais autorisé à poursuivre les taureaux sauvages, à la nuit tombée, à travers les rues moyenâgeuses d’Aigues-Mortes. J’aurais même le privilège, l’automne suivant, de porter jusqu’à la mer la statue polychrome de Sara-la-Noire, fidèle servante des deux saintes Marie et patronne des Gitans, pour le pèlerinage solennel d’octobre.

Mais le temps file. Voilà bien trois ans que je n’ai pas revu Henry Aubanel. Pas reçu de nouvelles. Pas donné non plus. Par paresse, je me suis peu à peu exclu du cercle restreint de la Camargue vraie. J’en parle aujourd’hui avec nostalgie. Il va me falloir reprendre le taureau par les cornes. Dans quelques semaines, j’y serai de retour et, s’il me faut à nouveau apprivoiser Henry Aubanel pour pouvoir franchir le seuil de son mas et la solitude de ses roselières, je le ferai. Par défi, par amitié et par reconnaissance.

1977 / 1980

 

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