Irlande du Nord : L’impasse de la violence

Impasse  Titre 2

Le quadrillage de Belfast et des autres villes de l’Ulster a été renforcé ces derniers mois. De véritables grilles barrent certaines rues, pour permettre le contrôle strict des passants.

En quinze jours de grève générale, les protestants d’Ulster ont renversé leur Parlement et leur gouverne­ment provinciaux. En paralysant totalement les six comtés du Nord, ils ont montré qu’ils sont les vrais maîtres du pays et que la tentative de collaboration entre les deux communautés, amorcée au début de l’année, n’était, à leurs yeux, qu’une péripétie dange­reuse et inutile. Les extrémistes protestants triomphent et narguent, de leur puissance retrouvée, les catholiques défaits. On se croirait revenu en 1690 lorsque, à la bataille de la Boyne, Guillaume d’Orange écrasa Jacques II… Mais cette nouvelle humiliation risque de relancer la passion aveugle de l’IRA (Armée républicaine irlandaise) catholique et la liste des morts innocents de s’allonger ces prochaines semaines, sans attendre de nouvelles élections que, de toute manière, les protes­tants ne considéreront comme démocratiques que si elles évincent du pouvoir les « chiens » catholiques. L’Irlande du Nord est entrée dans l’impasse de la violence et de l’absurde.

Le dimanche de la Pentecôte, Ian Paisley, prédicateur de l’église pres­bytérienne libre d’Ulster, est monté en chaire, comme chaque semaine, dans ce temple récemment cons­truit et où se pressent les dames à chapeaux et bibis, les hommes en costume trop sobre et les enfants à chaussettes blanches. Et comme chaque dimanche, le révérend Pais­ley s’est servi de passages soigneu­sement choisis de l’Ancien Testa­ment pour annoncer la prochaine extermination des «bastards» de Falls Road: «Dieu est avec nous et nous donnera la victoire par le sang.» La foule murmure «Amen» et entonne un chant clair et limpide à la gloire du Seigneur, le seul, le Dieu des protestants: «Le Christ de Falls Road, ce n’est pas le Christ.» «Dieu nous a donné l’Ulster. Dommage pourtant qu’Il ait laissé des catho­liques.»

Brits go home…

Brits

« Brits go home! » Ce slogan exprime le seul point d’accord entre extrémistes des deux bords et correspond à une volonté de l’opinion anglaise.

Pour endiguer cette nouvelle exa­cerbation des passions, Harold Wilson a fait envoyer des renforts en Ulster. Il y a désormais dix-huit mille soldats dans les casernes, les fortins, les miradors et les pa­trouilles, sans compter ceux recrutés sur place. Belfast est devenu une espèce de ghetto dans lequel on n’entre plus sans montrer patte blanche. Interdiction de laisser une voiture en stationnement sans occupant: l’armée la ferait aussitôt exploser, par mesure préventive. Fouilles incessantes tous les trois ou quatre cents mètres: vêtements, sacs à main, provisions, jusqu’au chapeau et parfois… aux dents!

Mais on ne guérit pas une mala­die en soignant le thermomètre, et s’il le faut, les extrémistes perpétre­ront des attentats suicides en res­tant à bord des voitures piégées: en Irlande, la mort ne fait plus peur, elle purifie.

Engagés pour cinq ans dans l’ar­mée britannique, les soldats qui rêvaient d’Aden, de Chypre et de grands espaces se retrouvent en Irlande pour six mois ininterrompus, sans une permission ni une heure de liberté. Pas question de courir le jupon, et d’ailleurs, les jeunes Irlan­daises ne se hasardent plus à accep­ter le contact avec eux, depuis qu’on en a retrouvé une à la lisière d’un bois, ligotée, enduite de gou­dron et recouverte de plumes: re­présailles pour avoir collaboré avec l’ennemi. Pour un homme, c’est le même tarif, avec en plus une rafale de plomb dans les genoux…

Mais ce qui irrite le plus les sol­dats, c’est de ne pas comprendre la question irlandaise. On les envoie au Nord en 1969 pour protéger les catholiques, qui les accueillent avec des fleurs. Un an plus tard, ces mêmes catholiques tirent sur les patrouilles, dès la nuit tombée. Alors les soldats prennent l’habi­tude de s’arrêter entre deux con­trôles dans des familles protestan­tes. On leur offre le thé et des bis­cuits et on dit «bienvenue à nos boys». Survient la grève, que les soldats ne consentent à casser que du bout des lèvres, en prenant en charge vingt et une stations-service pour l’approvisionnement essen­tiel. Aussitôt fleurissent sur les murs protestants, comme trois ans plus tôt dans les quartiers catholiques, des slogans géants: «Brits go home!»

Une sécession à la rhodésienne?

Que veulent donc ces protestants qui représentent deux tiers de la population de l’Ulster mais qui deviendraient une minorité au sein d’une Irlande réunifiée. Ils se disent Britanniques et arborent à chaque occasion le portrait de la reine, mais ils disent aussi volontiers: «Ici, c’est Londres qui doit nous comprendre, mais nous qui gouver­nons.»

Paisley

Le révérend Ian Paisley : pour lui, il ne fait pas de doute que noyer dans son sang la minorité catholique aurait la bénédiction divine… Photo Len Sirman

Quel est le jeu lorsqu’ils ren­versent un parlement et un exécutif régionaux qu’ils ont eux-mêmes mis en place, mais dont ils contes­tent le fondement démocratique dès que ces organismes envisagent la plus minime collaboration avec la République d’Irlande? Que veu­lent ces protestants représentés à la Chambre des Communes par huit députés dont sept extrémistes, et qui considèrent que le huitième est encore de trop?

A Belfast, on ne fait plus mystère des intentions sécessionnistes: «Si Londres doit pactiser avec le diable (c’est-à-dire avec le Gouvernement de Dublin), alors nous n’avons plus besoin de Londres.» Et les plus fanatiques se prennent à rêver d’un Ulster indépendant où, comme au bon vieux temps, seuls les pro­testants auraient le droit de vote: «Et que les «bastards» se tiennent bien ! Sinon, nous les chasserons au Sud, ou nous les exterminerons.» «Si les catholiques sont contre nous, il faudra un jour les tuer», déclare volontiers William Craig, chef du mouvement «Vanguard» et député à la Chambre des Commu­nes…

Ainsi, dans ce nouveau pays de rêve, on reviendrait au Moyen Age (en est-on d’ailleurs jamais sorti?). Les catholiques redeviendraient les esclaves d’antan, un peu comme les Noirs au pays de Ian Smith.

Si Londres décide de retirer ses troupes, c’est certainement ainsi qu’évoluera la situation. «Dans un énorme bain de sang», précise M. Merlyn Rees, le ministre chargé de l’Irlande du Nord.

«La seule solution: coopération et amitié.»

Dans une petite maison délabrée des hauts de Derry (les protestants disent Londonderry), John Hume veut continuer à imaginer une solu­tion pacifique. Membre du Parti socialiste, il était l’un des quinze membres du Conseil exécutif «dé­missionné» par la grève générale de mai 1974: huit protestants, sept catholiques. Il n’ignore pas le risque d’une déclaration unilatérale d’in­dépendance, mais il veut encore croire à la concertation. Il est prêt pour cela à renoncer à la réunifica­tion au sein de la République d’Ir­lande: «L’unité que nous voulons, ce n’est pas celle d’un pays, c’est celle d’un peuple.» Utopie? Peut-être pas, mais combien sont-ils à penser comme lui, même parmi les catholiques?

  Gris Hume

Belfast ou la grisaille…
John Hume, député du Parti social-démocrate travailliste, est l’une des têtes du catholicisme modéré de l’Ulster

Car la définition religieuse de l’affrontement n’est qu’un procédé de simplification. En fait, le long combat des catholiques pour les droits civiques et l’égalité n’était que la révolte du colonisé contre le colon, dans une situation coloniale vieille certes de quatre siècles, mais où les protestants n’ont jamais accepté ni le partage des richesses ni l’accession de l’Irlandais catho­lique à la dignité d’homme. Ceux qui voyaient dans les accords de Sunningdale le début d’une ère nouvelle où Londres, Belfast et Dublin construiraient ensemble le destin paisible d’une Irlande unie et moderne se sont vu infliger un cuisant démenti: une grève générale au nom de l’injustice triomphante.

 IRA

Aux graffiti appelant les catholiques à s’enrôler dans l’armée clandestine irlandaise, l’IRA, font pendant ceux des organisations paramilitaires protestantes.

Texte et photos Alex Décotte / Radio TV Je vois tout / 13.6.1974

 

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