Fort-de-France
(7-21 août)
A en croire la terminologie administrative française, la Martinique est, comme d’ailleurs la Guadeloupe proche, un « DOM », un département d’outre-mer et ne devrait donc pas se différencier du Pas-de-Calais, du Gers ou des Alpes-Maritimes. Un peu comme si, d’un coup de baguette magique ou d’une pincée de méthode Coué, la France métropolitaine avait un jour décidé que les ancêtres des Martiniquais étaient des Gaulois, amenés là par la volonté conjuguée des vents alizés et du ministère de l’Intérieur.
La réalité, bien sûr, est tout autre. Ne serait-ce que du fait de l’histoire. Peuplées d’Indiens puis de quelques flibustiers et boucaniers originaires des quatre coins de l’Europe, la Martinique et les autres Antilles n’auraient jamais intéressé la Couronne de France si les rois n’avaient vu là le moyen idéal de faire — enfin — rentrer de l’argent, et de l’or, dans les caisses du royaume.
La recette était simple : « Les colonies ont été établies pour l’utilité de leurs métropoles. Plus elles diffèrent de leur métropole par leurs productions, plus elles sont parfaites » (J.-B. Dubuc, 1765). A la Martinique comme dans les Antilles voisines, les colons développèrent les cinq principales denrées coloniales : sucre, coton, café, cacao, indigo. A la Martinique, le sucre représentait, de très loin, la première ressource. En 1765, près de 325 000 tonnes de sucre furent récoltées et exportées vers la France.
Le commerce entre l’Europe et les Antilles aurait pu ne pas faire appel aux esclaves arrachés à leur Amérique natale. Encore eût-il fallu que les ouvriers, venus librement ou sous contrat, fussent assez nombreux et assez productifs. Mais le climat ne leur convenait guère. Ainsi débuta le commerce triangulaire.
Des bateaux européens, armés à Nantes ou à Rotterdam, troquèrent contre leur cargaison de tissus, de verroterie ou d’alcool, à Gorée ou dans le golfe du Bénin, les esclaves qu’ils s’en allèrent ensuite échanger, à Saint-Domingue ou à la Martinique, contre le sucre, le café, le cacao, le coton et l’indigo qu’ils rapportaient à Rotterdam ou à Londres et qui leur permettaient, outre de substantiels bénéfices, d’armer un nouveau navire pour une nouvelle expédition négrière. L’économie de l’Europe, comme celle des colons antillais, y trouvait son compte et personne ne songea vraiment, jusqu’à la veille de la Révolution, à s’en offusquer ou à s’y opposer.
Tous les esclaves n’étaient pas vendus à la Martinique ou à Saint-Domingue mais beaucoup s’y arrêtaient. Les dures conditions du voyage, les maladies contagieuses, l’état de leur moral incitaient en effet les négriers à « rafraîchir » leur cargaison avant de l’offrir à la vente. On descendait les esclaves à terre. On les mettait au vert, on leur offrait du repos et de la bonne nourriture. Parfois, on avait recours aux remèdes de bonne femme pour leur redonner bonne apparence, faire gonfler leurs muscles et les rendre luisants. On frottait les gencives d’onguents secrets pour aviver la couleur que le scorbut avait atténuée.
Ensuite, selon la demande locale ou les humeurs du capitaine, la cargaison était vendue sur place ou repartait vers un marché plus prometteur. A Saint-Domingue, la vente se faisait à bord, pour éviter les évasions. A la Martinique, elle se faisait à terre, la taille de l’île ne permettant guère le « marronnage », ces fuites dans le maquis d’où naquit la révolte qui allait aboutir à la naissance de la première république noire instaurée au début du XIXè siècle dans la partie occidentale de Saint-Domingue : Haïti.
A la Martinique comme à Gorée, la vente consistait en réalité en un nouveau troc et, aux colons qui se pressaient pour acheter les meilleurs esclaves, les négriers offraient le « bois d’ébène » par lots de cinq ou six esclaves, dans lesquels ils s’efforçaient de mélanger une « pièce d’Inde » (un esclave mâle dans la force de la jeunesse, de haute taille et de bonne présentation, sans tare ni vice) avec des « pièces » moins faciles à négocier (femmes, enfants, esclaves plus âgés ou chétifs).
Ensuite commençait pour les esclaves un travail souvent harassant, qui ne prenait fin qu’avec la mort. En Europe, on n’ignorait rien du sort des esclaves mais la traite procurait d’importantes rentrées d’argent. On se taisait donc. Voltaire, dont on dit qu’il était actionnaire de la Compagnie des Indes orientales, avait pourtant évoqué le sort des esclaves dans Candide, publié en 1759: C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Mais il est vrai que le philosophe situait l’action dans une colonie hollandaise…
Lorsqu’en 1794 la Convention décréta une première abolition de l’esclavage, les colons de la Caraïbe n’en tinrent aucun compte mais, l’approvisionnement se révélant plus problématique, les prix montèrent et il devint primordial de trouver sur place les esclaves que les négriers ne parvenaient plus que difficilement à acheminer d’Afrique vers les différentes colonies.
Le 27 avril 1848, parut enfin à Paris un décret préparé par Victor Schœlcher et portant abolition de l’esclavage. A la Martinique, soixante-dix mille esclaves furent libérés et, refusant de rester comme travailleurs libres dans les plantations où ils avaient été esclaves, ils gagnèrent les collines proches (les « mornes ») où ils s’installèrent tant bien que mal, sans ressources, sans matériel, sans éducation. Pour les remplacer, les colons blancs (les « békés ») firent venir d’Inde, à bon marché et sous contrat, des travailleurs dont les descendants constituent encore aujourd’hui 5 % de la population martiniquaise.
Je me remémorais ces importants moments de l’Histoire en pensant à Grégory, à Mamadou et à Gilles. A Grégory parce que, habitant la proche banlieue de Nantes, il est peut-être le descendant d’un de ces négriers qui firent la fortune de la ville. A Mamadou parce qu’il s’en fallut peut-être de peu, lors’ des razzias successives qui vidèrent le Sénégal de ses forces vives, qu’un de ses ancêtres ne se retrouvât captif à Gorée, « bois d’ébène » sur un bateau négrier et esclave dans une plantation martiniquaise. Mamadou, alors, serait né martiniquais plutôt que sénégalais. A Gilles parce que ses ancêtres vinrent certainement d’Afrique, et certainement pas de leur plein gré. Ressent-il encore ses racines africaines ? Considère-t-il Mamadou comme un lointain cousin ? Grégory a-t-il conscience du rôle que tinrent Nantes et les Nantais dans la longue et douloureuse époque du commerce triangulaire ? Je me demandais si ces questions étaient venues, à bord, à l’esprit de Gilles, Mamadou et Grégory. Lorsque j’ai tenté avec eux d’aborder le sujet je n’ai pas obtenu de vraie réponse, soit qu’ils n’y aient nullement songé, soit qu’ils aient eu envie d’en parler entre eux mais qu’ils n’aient pas osé, soit enfin que la pudeur les ait incités, face à moi, au secret.
Le programme prévoyait l’arrivée du Vendredi 13-Messager de Nantes pour le dimanche 6 août. Un feu d’artifice aurait même dû saluer sa venue mais, à cette date, nous étions toujours sans nouvelles du bateau et, à en juger par les rares contacts radio établis la semaine précédente, il était peu probable qu’il atteigne la Martinique avant plusieurs jours. Pourtant, l’équipe de Médecins du Monde-Antilles avait bien fait les choses.
Du lundi au vendredi, chaque jour devait être consacré à plusieurs visites et réceptions dans diverses communes de l’île et, au pensionnat de la Ruche, une cinquantaine d’enfants avaient déjà établi leurs quartiers. Invités ici comme d’autres l’avaient été à Gorée, ils représentaient tout particulièrement les îles de la Caraïbe.
A l’exception de Cuba, dont la venue de deux jeunes représentants avait été annulée au dernier moment, toutes les îles des Antilles étaient présentes : Antigua, Barbade, Dominique, Guadeloupe, Martinique, Haïti, Jamaïque, Saint-Domingue, Saint-Kitts. Il y avait aussi des enfants d’Amérique latine (Guyane française, Panama) et de la Réunion. De France étaient venus quelques enfants qui n’avaient pas fait le voyage de Gorée et d’autres qui s’y étaient trouvés, comme Gniep et Vu. Du fait du retard du bateau, ces enfants-là ont donc été, en quelque sorte, les messagers des messagers, leurs représentants jusqu’à l’arrivée du Vendredi 13, dans les différentes manifestations.
Lundi 7 août
Qui n’a jamais mangé d’ananas ? Pourtant, qui sait comment poussent ces drôles de fruits ? La première excursion martiniquaise a pour destination la commune de Gros-Morne, qui se trouve pratiquement au centre géographique de l’île. Une très ancienne conserverie y fabrique toujours des boîtes d’ananas en tranches mais a récemment élargi l’éventail de sa production en créant toutes sortes de mélanges de jus de fruits tropicaux. La plupart de ces fruits sont achetés à d’autres producteurs de l’île mais la société continue de cultiver les ananas.
Malgré une température dépassant quarante degrés, les enfants suivent le directeur dans les champs, découvrent le feuillage des ananas émergeant en quinconce de la terre rouge et brûlante, posent des questions, apprennent que l’ananas existait aux Caraïbes avant la découverte de Christophe Colomb, qu’il s’agissait à l’origine d’un fruit sauvage et que, cultivée, la plante a un cycle de dix-huit mois et que le fruit est en réalité une multitude de fruits, issus d’une multitude de fleurs et soudés les uns aux autres. Déjà, il est l’heure de partir. Les enfants ont tout juste le temps d’observer, à l’intérieur de l’usine, le travail des femmes affairées à préparer les boîtes vides, et d’aller se désaltérer de quelques-unes des spécialités, glacées, de la maison.
Au centre du village de Gros-Morne, les enfants du voyage sont attendus par d’autres enfants écoliers de la commune qui, en leur compagnie, vont planter un arbre de la Liberté et inaugurer, plaque gravée à l’appui, une « place des Enfants du Monde ». Déjà, il faut gagner la salle des fêtes où un repas sera servi et où d’autres enfants de Gros-Morne présenteront des chants et des danses de la Martinique.
Ce serait bien de pouvoir s’arrêter ici, de passer la nuit chez l’habitant, d’apprendre comment vivent les enfants, ce qu’ils attendent de la vie. Mais un autre rendez-vous est prévu pour 16 h 30 à Fort-de-France, à la bibliothèque Victor-Schoelcher. Et à 19 heures aura lieu, dans un cinéma de la ville, la première du film Les dieux sont tombés sur la tête, deuxième épisode. Entre-temps, les enfants ont tout juste le loisir d’engouffrer un sandwich. Des journalistes sont là qui leur posent des questions car, demain, il y aura une émission de télévision en direct et les enfants « suppléants » sont priés de faire aussi bien, sinon mieux, que les enfants du Vendredi 13, prévus au programme et qu’on attend toujours.
Mardi 8 août
A 10 heures, les enfants sont accueillis au théâtre municipal qui jouxte la mairie de Fort-de-France. Il s’agit d’inaugurer l’exposition des dessins réalisés au printemps par les élèves des Antilles françaises. Il s’agit aussi d’entendre le discours d’un homme qui est certes, depuis quelques années, le député-maire de Fort-de-France, mais qui est aussi, dans le coeur de tous ceux qu’anime l’idée de la liberté et des droits de l’homme, le héros et le chantre de la négritude: Aimé Césaire. Les enfants du bateau sont absents mais Aimé Césaire s’adresse à eux en la personne des enfants présents. Un discours empreint de gravité, de combativité et d’espoir (voir page annexe).
Le discours d’Aimé Césaire à peine terminé, il faut aller honorer la réception du préfet, visiter les jardins de Balata, préparer l’émission de télévision qui doit avoir lieu le soir même, sur les droits de l’enfant (voir les notes de Patrick Aeberhard).
Mercredi 9 août
Les enfants poursuivent leur course effrénée à travers la Martinique. Saint-Pierre le matin, Morne-Rouge vers midi, Fonds-Saint-Denis en coup de vent, majorettes l’après-midi et Rotary-Club le soir. J’ai préféré dételer, le temps de mettre au net quelques notes. C’est aussi l’occasion pour moi de retrouver Marie-France Botte. Elle fait partie de Médecins du Monde-Belgique et était déjà présente à Gorée. Chevelure blonde, carrure d’athlète, voix sonnante mais un coeur gros comme ça, c’est elle qui assure l’intendance de l’opération et, l’avouerai-je, je n’avais pas songé à m’enquérir de ses autres activités. J’avais tort. Entre deux additions et trois rendez-vous, Marie-France m’a raconté sa récente mission en Thaïlande, où elle doit retourner très prochainement pour mettre sur pied un centre d’accueil pour enfants prostitués :
Bangkok. Hôtel Surinwongse, à proximité du quartier touristique « chaud ». Au portier, le « farang » a payé sa chambre et demandé deux enfants. « Des garçons, a-t-il ajouté. Aussi jeunes que possible. — Tout de suite », a répondu le portier, que les habitués du lieu surnomment Boy.
Dix minutes plus tard, le gardien d’étage frappe à la porte 201. Avec lui, deux garçons de quinze ou seize ans. « Non, pas ceux-ci, dit le farang « . Ils sont trop âgés. »
A Bangkok, on appelle « farang » tout ce qui n’est pas thaï. La clientèle des boîtes de Patpong est essentiellement constituée de « farangs ». La plupart viennent d’Europe et passent généralement une semaine à Bangkok, une autre à Pattaya, au bord de la mer.
On frappe à nouveau à la porte du 201. « Entrez ! » Deux gamins particulièrement séduisants se glissent dans la chambre. Cette fois, le « farang » est satisfait. Le plus jeune doit avoir dix ans, le plus âgé douze. Ils font une brève révérence et se précipitent à la douche, d’où ils reviennent luisants, parfumés et nus. Ils s’assoient sur le lit et, dans un anglais approximatif, en s’aidant de gestes, demandent au « farang » quels sont ses jeux sexuels préférés. Pour cinq cents baths, fellation, masturbation. Avec un petit supplément, toutes les fantaisies sont permises.
Mais ce « farang »-là n’est pas comme les autres. Il parle thaï et ne souhaite que discuter avec les enfants. Les yeux rougis de fatigue, une trace de morsure sur la poitrine, le plus grand prend un Coca dans le réfrigérateur et s’installe sur le lit, à côté du « farang ». Le plus petit les rejoint.
Comment en êtes-vous venus à faire ce boulot ?
La première fois, c’est un monsieur qui nous a appelés dans la rue. On ne voulait pas mais il nous a dit qu’on se ferait beaucoup d’argent, alors…
Et vous gagnez vraiment beaucoup de sous ?
A peu près cinq cents baths par jour. Mais on doit en donner la moitié à Boy.
Que fait ton papa ? Il travaille ?
Oui, il transporte des choses, près du bidonville. Il gagne deux mille baths par mois.
Moi, dit l’autre, je donne presque tout ce que je gagne à ma maman. Le reste, c’est pour m’acheter des bonbons.
Tu as dit à ta maman comment tu gagnais cet argent ?
Elle ne me l’a pas demandé.
Le « farang » se prénomme Antoine. Après quelques minutes d’entretien, il a été rejoint par sa compagne, peau blanche et chevelure blonde, Marie-France. Boy ne s’est pas étonné de la chose. Les couples de « farangs » ont des goûts si bizarres.
Le sida, demande Marie-France, vous en avez déjà entendu parler ?
Oui, un peu. Mais on ne sait pas ce que c’est. Nos amis nous ont dit : les « farangs » ont tous le sida.
Ils peuvent vous le passer.
Non, ils ne peuvent pas.
Pourquoi ? Ils utilisent des préservatifs ?
Non, jamais. Mais ils ne peuvent pas nous le passer. C’est ce qu’on nous a dit.
Antoine et Marie-France sont en mission dans les bordels de Bangkok et de Pattaya. Ils observent, essaient de comprendre pourquoi les enfants en arrivent là, et comment il serait possible de les en sortir. Dans n’importe quel autre pays, la publication d’un rapport comme le leur obligerait le gouvernement à prendre des mesures. Pas ici. D’ailleurs, la prostitution enfantine fait tellement partie du paysage que les gosses eux-mêmes considèrent leur travail comme n’importe quel autre petit boulot, qui leur rapporte plus d’argent, leur donne plus de liberté. Mais pour combien de temps, et à quel prix ?
Marie-France a présenté son rapport à Médecins du Monde-Belgique, qui l’a fait suivre à Paris, assorti d’un projet pilote. Il s’agit de créer un centre d’accueil pour enfants prostitués. Au début, vingt enfants seulement y seront accueillis. L’entreprise n’est pas sans risques. La mafia de la prostitution est déjà prévenue et elle n’a pas l’intention de se laisser faire. A la fin de sa mission, Marie-France a été agressée par deux Thaïs. « Un petit exemple pour te faire réfléchir ! »
Malgré les menaces, le centre verra le jour très bientôt, en collaboration avec un organisme thaïlandais. Il s’agira de retirer les enfants des bordels, de prendre contact avec leur famille, de les guider vers l’apprentissage d’un métier et d’organiser une campagne d’information à travers tout le pays.
Que veux-tu être quand tu seras grand ?
Vivant, répond l’enfant.
Jeudi 10 août
Arrivée du Vendredi 13-Messager de Nantes dans la baie de Fort-de-France. Il est un peu plus de 10 heures. Des vedettes rapides partent à la rencontre du trois-mâts. Dans une espèce de bateau-mouche, une soixantaine d’enfants noirs ont pris place et, arrivés à proximité du Vendredi 13, entonnent d’une seule voix un chant composé spécialement pour l’occasion. « Va plus loin ».
Les vedettes abordent le voilier. Commence un hallucinant manège de caméras, de questions posées de bord à bord, d’officiels qui veulent à tout prix figurer sur la photo. Le Vendredi 13 reste au mouillage dans la baie des Flamands. Les enfants du bateau sautent au petit bonheur sur une barque, un Zodiac, une vedette, qui les amènent en fanfare jusqu’au ponton du boulevard Alfassa.
Brèves retrouvailles pour ceux des enfants, rares, que quelqu’un est venu attendre personnellement. Tourbillon de visages inconnus pour les autres. Ils n’ont pas même le temps d’attendre leurs bagages qu’on les enfourne dans un autobus, cap sur Sainte-Anne, où Jérôme et moi étions le matin même à guetter leur hypothétique arrivée. A Sainte-Anne, pique-nique sur la plage et baignade à n’en plus finir.
Les enfants du bateau se jettent à l’eau dans leur unique vêtement et, de retour sur la terre ferme, se font sécher au soleil. D’autres enfants sont venus des environs. Un micro, des haut-parleurs adossés à une cahute de bois. Les petits voyageurs viennent de bon coeur livrer quelques impressions de leur traversée. Puis visite à Pointe-Marin et « zouc » (c’est comme ça qu’on nomme une boum) jusqu’à une heure avancée de la nuit. Demain, programme aussi chargé. Ils sont décidément très résistants, ces enfants. Après deux jours du même régime, le chauffeur d’un des autobus, qui conduisait les enfants de la Caraïbe de Gros-Morne à Morne-Rouge, s’était déjà fait porter pâle…
Vendredi 11 août
Grande manifestation matinale au stade du Lamentin, dans la banlieue de Fort-de-France, à deux pas de l’aéroport. Les organisateurs ont vu grand et les gradins, immenses, sont passablement remplis d’enfants des écoles et de quelques adultes. Derrière un orchestre de tambours locaux, enfants du bateau et Enfants du Monde défilent au pas cadencé. Puis dix enfants du Lamentin lisent à haute voix, dans la fureur des haut-parleurs, les dix principes de la Déclaration des droits de l’enfant, proclamée en 1959 mais qui, hélas, n’a guère endigué la folie des adultes.
Les enfants du Lamentin ont à peine déclamé les dix principes de la Déclaration des droits de l’enfant qu’un homme à trottinette avance sur la pelouse du stade. Avec cet engin, il vient de faire le tour de l’île en l’honneur des petits navigateurs et il offre la trottinette à l’un d’eux, à charge pour lui de l’emporter jusqu’à New-York. Mohammed est l’heureux bénéficiaire de cet amusant et encombrant cadeau.
Pendant ce temps, les enfants du Lamentin ont repris place devant les micros. Ils vont interpréter un texte du poète martiniquais Xavier Oreille.
Dernier tour de piste. La matinée se termine et les enfants sont attendus à midi à Saint-Joseph où les autorités leur ont préparé un casse-croûte et un concert de musique antillaise. Ensuite, «ceux du bateau» abandonneront provisoirement les autres. Les parents de Gilles ont en effet préparé pour eux un magnifique goûter et il ne faudrait pas rater ça.
La maison se trouve à Tivoli-Poste-Colon, sur une hauteur dominant la ville. L’autobus a du mal à se frayer un chemin, tant la route est exiguë, sinueuse et raide. Le lieu est splendide et les parents vraiment très accueillants. Les enfants goûtent à tous les jus de fruits tropicaux, tapent dans un énorme gâteau et répondent aux questions des adultes présents. J’ai, quant à moi, une autre curiosité. Je voudrais savoir comment Gilles s’est retrouvé à bord du Vendredi 13. Il est lui-même si discret que je n’en sais toujours rien. Il est temps de questionner sa maman.
— Tout a commencé comme un gag. C’est ma soeur qui est passée à la maison et qui m’a dit qu’il y avait un concours de dessin. C’était trois jours avant la fin des inscriptions. Comme Gilles adore dessiner, il s’est dit : Pourquoi pas ? Il s’y est mis et, dix minutes avant la clôture, il a apporté son dessin. Mais aucun de nous n’imaginait qu’il aurait le premier prix, ni surtout que le premier prix supposait un voyage aussi long, d’abord parce qu’il devait encore y avoir un tirage au sort entre les gagnants de Martinique, de Guadeloupe et de Guyane, ensuite parce que, même en cas de victoire, on nous avait affirmé qu’il ne s’agissait que de l’étape de Fort-de-France à New York. Le lendemain, il y a eu la délibération et les résultats : Gilles avait gagné le premier prix. On nous a donné un billet d’avion et on nous a dit que Gilles devait partir pour Paris dans les vingt-quatre heures, pour aller ensuite à Nantes et, de là, pour le Sénégal. Il n’était pas du tout emballé à l’idée de partir parce que ses deux meilleurs amis devaient venir passer l’été avec lui à la Martinique. Il aurait préféré le deuxième prix, un vélo. C’est moi qui ai dû le convaincre, lui expliquer que ses amis reviendraient le voir à Noël, mais qu’il ne devait absolument pas rater une telle aventure. Il n’a pas eu le temps de réfléchir qu’il était déjà dans l’avion.
Du coup, il devait être pressé de revenir.
Je pensais que, sitôt de retour en Martinique, il voudrait sans doute se séparer du groupe pour venir à la maison rejoindre ses deux amis mais, en fait, il vivait quelque chose de tellement intense avec les enfants du bateau qu’il n’a absolument pas manifesté le désir de venir dormir à la maison. Il a préféré aller à la Ruche, avec les autres. C’est fantastique ! Une expérience pareille, avec tant d’enfants, ne peut que le changer. Il était déjà très mûr mais ça va le mûrir encore. On n’a pas même eu le temps d’en parler, lui et moi. Il a été happé par les autres. Mais je suis sûre que je vais le trouver changé.
Parmi les adultes présents dans la maison de Gilles, un médecin, le Dr Christian Raggioli. Il vit à Paris mais s’est occupé de mettre sur pied l’antenne de Médecins du Monde au Guatemala. Il y retourne fréquemment, Il est venu ici, à Fort-de-France, pour que Gerson ne se sente pas trop perdu. J’en profite pour essayer d’y voir plus clair dans la vie de notre petit caïd guatémaltèque, dont je ne parviens pas à savoir s’il invente la vie qu’il nous raconte ou s’il la vit vraiment.
C’est un peu la mystique des garçons de la rue de se créer une histoire au travers de tout ce qu’ils entendent raconter par leurs copains, explique Christian. Certains sont bandits, d’autres se droguent, d’autres vont aux États-Unis en stop. Gerson a dû faire la synthèse de tout ça. Et il raconte aux autres l’histoire qu’il se raconte à lui-même. Pour exister.
Et ses parents ?
C’est difficile de savoir s’il en a, ou s’il en a toujours. Au départ, c’est lui qui a rompu avec eux, voilà sept ou huit ans. Sa mère s’était mise avec un autre homme et Gerson n’a pas accepté.
Et le grand-père de quatre-vingt-trois ans, qui héberge Gerson et une douzaine d’autres garçons dans une grande maison de la banlieue de Guatemala City ?
Ça, c’est un peu poétique. En fait, Gerson vivait dans la rue et il a dû avoir besoin d’un peu de chaleur. Il est entré dans ce qu’on appelle le Refuge, qui accueille des enfants de la rue. Des petits. Des plus grands. Ils entrent. Ils sortent. S’ils veulent rester, ils restent. Et quand ils sont à peu près stabilisés, on les place dans un foyer, où on essaie de les scolariser. Quant au grand-père, il se peut qu’il en ait un, effectivement. Mais il est tout à fait possible aussi qu’il l’ait inventé, ou qu’il l’ait emprunté à un de ses copains.
Ça ressemblait à un coup de poker, d’extraire Gerson de son Guatemala et de le parachuter comme ça, pour deux mois, sur un bateau traversant l’océan. Comment va-t-il être accueilli au retour ? Ses copains vont-ils voir en lui un privilégié à qui on doit faire la vie dure ? Et comment Gerson va-t-il accepter de retourner à sa condition de gamin des rues ?
Je viens de lui apporter ici plusieurs lettres que m’ont remises ses copains du Refuge, au Guatemala. Pour eux, Gerson est une espèce de héros. Il va être accueilli en héros. Mais je crois que ce voyage lui aura donné envie de s’en sortir. Il veut étudier. Il veut travailler. Et il y aura quelques adultes pour l’aider. Médecins du Monde a une antenne au Guatemala. Nous serons avec lui. C’est pourquoi je suis venu ici, pour l’attendre à l’arrivée du bateau. Il m’a sauté au cou. Il avait besoin de reconnaître une tête qu’il avait déjà vue auparavant. Sûr que je ne suis pas venu pour rien.
Petit à petit, les enfants du bateau prennent en quelque sorte possession de la maison de Gilles. Accompagné aux percussions par l’un des frères, Gerson se met, timidement d’abord, crânement ensuite, à interpréter quelques rengaines guatémaltèques. Lorsque le programme officiel aura été épuisé, à la fin de la semaine, la famille de Gilles accueillera, comme d’autres familles, quelques-uns des enfants du bateau. Mais, à l’exception de Luan, personne ne sait encore s’il fera partie des invités. Du coup, chacun fait assaut d’amabilité car chacun préférerait passer quelques jours ici, en pays de connaissance, plutôt qu’ailleurs. Ammar, Shuki et Sami seront-ils séparés durant ces quelques journées de repos martiniquais ? Cela paraît à peine imaginable, tellement ils continuent à rester groupés et unis, à terre comme en mer. Les voici, ensemble, à l’abri du feuillage, tandis que tombent les premières gouttes. Avec un peu de recul, ils essaient de comprendre leur amitié.
Sami : Entre Ammar, Shuki et moi, il y avait une relation amicale vraiment serrée. Nous étions tout le temps ensemble. Shuki connaît quelques mots d’arabe. Ammar connaît l’arabe parfaitement. Nous parlions souvent en arabe. Nous chantions aussi en arabe. Nous discutions de nos pays mais nous n’avons pas trop approfondi, pour éviter de nous affronter. Nous ne voulons pas la guerre, nous voulons la paix.
Shuki : Je ne peux pas m’adresser au gouvernement de mon pays pour lui dicter sa conduite. Ça ne servirait à rien. Je ne suis pas celui qui décide. Mais je suis d’accord avec Sami et avec Ammar.
Ammar : Mon amitié avec Shuki a résisté et, en plus, je partage désormais cette amitié avec Sami. Je ne suis pas mécontent. Nous avons pu parler de nos pays sans mettre en danger notre amitié.
Sami : Maintenant que nous avons réussi à faire vivre ensemble pendant quinze jours, sur un bateau de trente-neuf mètres, un Israélien, un Palestinien et un Libanais, il faut que les hommes politiques, les grands, les adultes, les fous se réunissent comme nous nous sommes réunis et soient des amis comme nous sommes, nous, des amis. Je crois que cette relation va durer à l’infini. En échangeant nos adresses, nous avons échangé des larmes aussi. Chacun disait : « Ne prends pas mon adresse si tu ne veux pas m’écrire, ne prends pas mon numéro de téléphone si tu ne veux pas m’appeler. » Nous allons nous rendre visite. J’ai promis à Shuki d’aller chez lui à Jérusalem. Et lui m’a promis une semaine chez moi, dès que je serai de retour au Liban. Et, en attendant, Ammar viendra me voir à Paris. C’est pour toujours que nous sommes amis.
Shuki : Toujours, je ne sais pas, mais en tout cas deux, trois ans, peut-être même dix ans.
Sami : Pour moi, toute la vie.
Ammar : Toute la vie.
Shuki, le temps d’une hésitation, et après avoir croisé le regard des deux autres : Toute la vie.
Samedi 12 août
Depuis plusieurs jours, les responsables de Médecins du Monde ont décidé, en accord avec Philippe Facque, que le Vendredi 13 repartirait dès la fin de la semaine, sans les enfants. Le bateau a décidément trop tendance à prendre du retard et il faut absolument que les petits messagers des droits de l’enfance soient à l’heure au rendez-vous de l’ONU. Certes, ils pourraient reprendre place à bord dès la fin de la rencontre avec les enfants de la Caraïbe mais la longue navigation de Gorée à Fort-de-France, puis le séjour particulièrement rempli en Martinique, les ont beaucoup fatigués et ils ont besoin d’un peu de repos avant d’arriver à New York. De plus, ils n’ont encore guère eu le loisir de faire connaissance avec les enfants venus de la Caraïbe, dont la plupart doivent regagner leur île le soir même, et ils comptent bien découvrir au moins la vie en Martinique grâce à l’accueil qui a été prévu dans des familles. Enfin rien n’indique que, même en reprenant immédiatement la mer, le Vendredi 13 arrivera dans les temps à New York. Si les vents sont trop faibles, il risque fort de rester encalminé quelque part au large des Bahamas. Mais il y a plus grave et plus inquiétant. Août est l’un des mois les plus chauds et, donc, l’un des plus exposés aux cyclones. Inutile de prendre le risque de devoir se dérouter en catastrophe ou, pis, de devoir affronter un de ces redoutables « hurricanes » que craignent les marins les plus aguerris et qui risquerait de dégoûter à jamais les enfants de la navigation.
Ce matin, tandis que l’équipage effectue au port les dernières réparations et s’apprête à appareiller, c’est à la Ruche le dernier moment pour faire le point des travaux que, malgré leur emploi du temps surchargé de visites et d’excursions, les enfants de la Caraïbe, ceux venus de France et les quinze du bateau sont parvenus à mettre au net. Par petits groupes, ils font passer entre eux, puis apportent aux adultes les résultats, consignés sur papier, de leurs réflexions et de leurs discussions. Il y a là, pêle-mêle, des brouillons, des poèmes, des embryons de manifestes, des contributions au texte final que les enfants du bateau doivent emporter à l’ONU:
Il est déjà plus de 10 heures du matin. Vers midi, quelques-uns parmi les enfants de la Caraïbe devront déjà partir pour l’aéroport. Les textes, les poésies, les manifestes, c’est bien beau, mais les enfants ont l’impression d’avoir encore à se parler. Parler comme ils ne l’ont encore jamais fait entre eux. Parler comme ils ne l’ont peut-être jamais fait ailleurs. De la guerre. De la vie. Témoin involontaire de cet éphémère instant d’éternité, j’ai le sentiment d’assister là au moment le plus dense, le plus vrai, le plus pathétique et le plus pur que ce voyage, qui n’en a pourtant pas été avare, ait recelé.
Gniep (Cambodge) : Je souhaite aux enfants qui n’ont pas vécu la guerre de ne jamais la connaître. Ce que j’ai connu quand j’étais petite, c’était vraiment horrible. Inhumain. J’ai perdu beaucoup de mes proches, de mes amis. J’ai réussi à quitter mon pays et à venir vivre en France. J’aime bien la France, mais ce n’est pas pareil. On reste attaché à son propre pays. J’ai envie de retourner au Cambodge mais, pour l’instant, c’est impossible. Je méprise ceux qui ont provoqué cette guerre ; je les maudis, même. Que veux-tu, j’ai du mal à les comprendre. Il faut être inhumain pour faire ça. Voir un homme tuer un autre homme, c’est épouvantable. Et pour nous les enfants, c’est pire parce que nous sommes au beau milieu des bombes, des tirs, des affrontements, du danger, mais nous ne comprenons pas ce qui se passe. En cas de bombardement, un adulte a le réflexe de se cacher. Pas un enfant de cinq ans. Moi, j’étais avec ma tante. Nous essayions de fuir. Ils ont frappé ma tante. Sur le dos, là où elle était paralysée. Mon grand-père était trop âgé pour nous aider ou nous protéger. Mais il a tout de même pris ma tante sur ses épaules et nous avons pu nous cacher dans la forêt et nous échapper.
La guerre nous a tous séparés. J’avais cinq ans et je n’avais plus de nouvelles de mon père ni de mes cousins et cousines. On avait peur pour eux, peur qu’ils aient été arrêtés, emprisonnés, parce que, si les Khmers rouges t’attrapent, tu as du mal à t’en sortir. Ma mère, elle, on peut dire qu’elle a eu de la chance : elle est morte avant la guerre. Après, nous avons été enfermés dans un camp de réfugiés, à la frontière thaïlandaise. Mais ce n’était pas beaucoup mieux. Il y avait des voyous, des bandits, qui tuaient les gens pour un oui pour un non. Un jour, je vendais des légumes pour gagner un peu d’argent. Deux soldats se sont bagarrés. Ils se sont mis à lancer des grenades un peu partout. J’ai eu juste le temps de me jeter dans un fossé. Dix secondes plus tard, la maison qui était derrière moi explosait. Paf ! J’ai eu de la chance. Mais, un peu plus tard, j’ai eu un accident en allant chercher de l’eau. La jambe sectionnée. On m’a transférée au camp de Cao-I-Dang. Handicap International s’est occupé de moi. C’est eux qui m’ont appareillée. Et, après, on m’a proposé de venir en France, avec ma tante, parce que nous étions toutes les deux handicapées et que nous n’aurions pas eu assez de force pour travailler comme on travaille là-bas.
Vu (Vietnam) : Chez nous, beaucoup d’enfants du Sud sont des enfants d’anciens officiers qui étaient du côté des Américains. Ces enfants, comme moi, ne peuvent pas aller à l’école. J’ai été obligé de partir pour construire mon avenir. Quand j’ai eu seize ans, mon père m’a dit : « Maintenant tu dois partir. » C’est très dur. Pour partir, on est prêt à tout accepter, à prendre tous les risques. On peut mourir, sombrer dans une tempête, rencontrer les pirates. En dix ans, quatre cent mille Vietnamiens sont morts comme ça.
Bruno (Haïti) : Chez nous aussi, nous avons des boat-people. Moi, je connais un Haïtien qui a été repris une fois, deux fois, trois fois sur la mer. Trois fois, il a été ramené en Haïti. Mais il va repartir. Il dit : « On peut me prendre cent mille fois, il faudra bien que j’arrive à Miami. »
Vu : Une fois qu’on a décidé de partir, il faut absolument qu’on parte. Moi, j’ai essayé sept fois et, la huitième fois, ça a réussi. Mais je connais des gens qui ont essayé jusqu’à quarante fois. On part et, si ça ne marche pas, on rentre discrètement chez soi en attendant la prochaine occasion. Mais parfois, on est arrêté par les garde-côtes et on est mis en prison. C’est ce qui est arrivé à mon père. Nous étions partis avec deux passeurs différents. Nous, nous avons dû renoncer tout de suite, cette fois-là. Mais lui, il a pu monter sur le bateau. Nous espérions qu’il avait réussi à quitter le pays mais, une semaine après, nous avons appris qu’il avait été arrêté. Il est resté trois ans en prison. J’ai attendu et, quand il a enfin été libéré, j’ai pris la décision de partir. Seul.
Et tu as réussi, cette fois…
Oui, les garde-côtes ne nous ont pas vus. Mais nous avons rencontré des pirates. Heureusement, c’étaient de gentils pirates. Il y a des gentils pirates et des méchants pirates. Les gentils pirates arraisonnent le bateau, montent à bord et, très gentiment, ils demandent qu’on leur remette tous les bijoux, tout l’argent et, en échange, ils nous donnent de l’eau et ils nous montrent le chemin. C’est ce qui nous est arrivé et c’est comme ça que nous avons atteint une plate-forme pétrolière sur laquelle un bateau français nous a repêchés. Les méchants pirates, c’est autre chose. Quand on les rencontre, ils montent sur le bateau, ils emmènent les filles et les femmes et, ensuite, ils tuent les hommes. Les gens qui sont emmenés comme ça, on n’a plus jamais de leurs nouvelles. J’ai deux amis à qui cette aventure est arrivée l’année dernière. L’un d’entre eux s’en est tiré. Il avait reçu un coup de marteau sur la tête, mais il n’était pas tout à fait mort. Les pirates l’ont jeté à la mer mais il a réussi à s’accrocher à un morceau de bois et, trois jours après, un bateau de marchandises du Danemark l’a repêché. Il vient de m’écrire. Je suis contente pour lui. Hélas, même quand on a réussi à fuir, ce n’est pas encore gagné. La plupart des jeunes qui ont réussi à fuir et qui ne sont pas morts en mer se retrouvent ensuite pendant des mois ou des années dans des camps en Thaïlande ou ailleurs, et là, ils perdent tout espoir, toute énergie. Quand ils obtiennent enfin de gagner l’Europe ou l’Amérique, ils sont brisés. Et maintenant, il est question de renvoyer au Vietnam les réfugiés qui sont encore dans des camps. C’est très dur, ça aussi.
Luan : Quand on n’a pas la liberté, il faut partir. Moi, je suis parti avec mon oncle. Mes parents sont restés là-bas. Ma mère m’a beaucoup poussé à partir. Elle ne voulait pas que j’atteigne dix-huit ans au Viêt-nam et que je sois obligé d’entrer dans l’armée vietnamienne, et d’aller faire la guerre au Cambodge. Alors je suis parti. Mais c’est dur d’être loin de ses parents. Je ne sais pas si je les reverrai. Parfois, rien que d’y penser, je suis tout triste.
Vu : Bien sûr, on peut écrire. Mais on n’ose pas écrire ce qu’on pense. Pour quelques mots de trop, ceux qui sont restés là-bas risquent d’être arrêtés, jetés en prison.
Luan se met à pleurer. Vu essaie de le consoler. Ils partent ensemble derrière l’école, le temps de sécher leurs larmes. D’autres se lèvent pour aller, eux aussi, leur prodiguer un peu de tendresse et d’amitié mais Vu, d’un geste, leur demande de les laisser seuls, entre eux. La discussion reprend.
Mamadou : Au moment des affrontements entre Sénégalais et Mauritaniens, ce sont les enfants qui ont le plus souffert. Des enfants avaient les bras arrachés. D’autres avaient le sexe coupé. Des jeunes filles ont eu les seins coupés. Comme si les enfants avaient été les responsables de cette situation. C’est vraiment horrible. Je ne pensais pas que la guerre était aussi cruelle.
Bruno : Dans les « bateyes », les militaires dominicains font travailler de petits Haïtiens de huit ou neuf ans comme des adultes, dans les champs de canne. Ils commencent à 5 heures du matin. Ils se reposent un tout petit peu l’après-midi et ils recommencent le soir. Et c’est comme ça jusqu’à leur mort. Après vingt ans de travail, ils n’ont toujours rien à eux, juste un petit bout de chemise et quelques haillons.
Il y a beaucoup d’enfants et les enfants qui naissent en République dominicaine, de parents haïtiens vivant dans les « bateyes », n’ont pas de nationalité. On ne les considère pas comme des Haïtiens. Ni comme des Dominicains. Ça me fait très mal d’y penser. Mais moi, si j’avais été attrapé pour aller couper la canne dans les « bateyes », j’aurais pris la machette, j’aurais coupé quelques têtes et je me serais sauvé dans les bois.
Nadia : Tant qu’on n’a pas vécu ça dans sa chair, on ne peut pas vraiment ressentir ce que ressentent Gniep, Bruno ou Vu. Ce n’est pas la même chose. Nous sommes trop bien protégés dans notre cocon. Nous aurons bien sûr un petit pincement au cœur en entendant leur témoignage, mais nous ne pourrons pas vraiment nous mettre à leur place.
Un instant, la chape de plomb et de malheur qui pèse sur le petit groupe semble se lever. Deux ou trois enfants se déplacent, vont voir ce qui se passe dans les autres groupes qui, dans leur coin, sont eux aussi en train d’exorciser le destin, en anglais, en espagnol. Puis chacun vient reprendre sa place sur le bout de banc qu’il avait un moment délaissé. Sans le savoir, les enfants viennent de réinventer la thérapie de groupe. Ils deviennent, pour exorciser les souvenirs et les images de la violence et de la guerre, leurs propres sorciers.
Me reviennent en mémoire d’autres images. C’était justement dans les camps de réfugiés cambodgiens, à la frontière thaïlandaise. Les médecins de la Croix-Rouge internationale avaient certes réussi à panser les blessures des réfugiés, à soigner leurs maladies, mais ils n’avaient pas réussi à apaiser leurs rêves. Même les plus puissants anxiolytiques de la médecine occidentale n’y pouvaient rien. La mémoire collective était trop chargée de peurs, d’atrocités, de sang, de mort. Alors, un beau jour, un des médecins blancs qui se trouvait là se souvint qu’il existait au Cambodge une médecine faite de sagesse, de plantes et d’incantations.
Les médecins de cette étrange médecine-là se nommaient les Krus khmers et il devait bien y en avoir quelques-uns, disséminés dans le camp. En désespoir de cause, le médecin blanc demanda à un des interprètes de partir à la recherche des Krus khmers. Plusieurs se firent connaître, installèrent un dispensaire à côté de l’infirmerie à l’occidentale, s’en furent dans la forêt, surveillés par des soldats thaïlandais en armes, choisir les herbes, plantes et écorces qui leur étaient nécessaires, et se mirent à désenvoûter leurs compatriotes en même temps qu’ils se soignaient eux-mêmes. Les décoctions firent leur effet, et plus encore l’usage retrouvé de la parole et de la confession publique. Dans le camp, le taux de suicides et de dépressions baissa de manière inespérée.
Aujourd’hui, 12 août 1989, sous nos yeux d’adultes fascinés et incrédules, une poignée d’enfants apprend à se guérir de la violence des adultes, simplement en en parlant à haute voix.
La guerre n’est pas leur seule cicatrice secrète. Les parents, lorsqu’ils se déchirent entre eux ou qu’ils accablent leurs enfants d’injustices ou de violences, font parfois autant de mal que la guerre. Pour les enfants, il est encore plus difficile de parler de ça que d’évoquer un bombardement ou une fuite de boat-people. Ils avancent à petits pas, à mots couverts, et commencent par mettre dans la bouche d’un copain, d’une amie les malheurs qui sont sans doute les leurs. Je me trouvais là, près d’eux, et je les écoutais.
J’ai beaucoup hésité à reproduire leurs témoignages dans ce livre. Par pudeur ou par gêne, peut-être. Mais aussi parce que, pour ces enfants-là, la guerre n’est pas finie. Demain, ils retourneront dans leur famille, plus forts grâce à cette confession collective, certes, mais toujours vulnérables. J’ai donc choisi de n’attribuer telle ou telle phrase, tel ou tel récit à personne en particulier. Les enfants se reconnaîtront. Mais les parents ne se reconnaîtront et ne les reconnaîtront pas.
– J’ai une copine, son père lui faisait des choses qu’elle ne voulait pas faire. Elle protestait, mais il la tapait. Sa mère savait, mais elle ne disait rien du tout. Et je connais une autre fille, sa mère avait épousé un autre homme, qui était donc devenu son beau-père. Et sa mère avait passé un pacte avec cet homme : « Tu ne touches pas à ma fille et je te donnerai du plaisir. » Mais le beau-père a quand même touché à la petite fille. Alors, elle a pris un bout de verre, et elle l’a tué.
– Moi, ma mère était en dépression. Normalement, c’était à elle de m’aider. En fait, je devais m’aider moralement moi-même parce que je ne pouvais compter sur personne, et en plus je devais l’aider, elle. Le divorce des parents, ça demande beaucoup d’efforts, c’est très dur. C’est seulement les gens qui y sont passés qui peuvent comprendre. Ça a l’air banal mais l’enfant souffre beaucoup parce qu’il se sent comme rejeté, abandonné. Les rapports entre parents et enfants en souffrent beaucoup. Ils se vengent de leur divorce sur leurs enfants, qui sont pourtant innocents. L’enfant ne devrait pas être mêlé à tout ça.
– Mon père maltraite ma mère et, chaque fois qu’il voit une autre femme, il la drague, devant ma mère. Nous, ça nous fait mal, et à ma mère aussi, mais elle ne peut rien dire. Mes parents vont peut-être divorcer. Alors, je n’aurai plus personne. Mon père est dégueulasse. Il a tapé ma sœur, elle avait des bleus partout. Moi aussi, il me frappe. Pourtant, je voudrais être avec eux mais, avec eux, c’est comme si je n’avais personne, comme si ce n’étaient pas mes parents.
– Ma mère m’a abandonné quand j’étais tout petit, je ne la connaissais pas vraiment. Je la voyais quelquefois, je lui parlais mais elle ne faisait pas partie de moi. Quand on m’a dit qu’elle était morte, j’ai un peu pleuré mais, à l’enterrement, j’étais très à l’aise. Je n’ai pas ressenti d’émotion.
Dimanche 18 août
Le Vendredi 13 s’apprête à lever l’ancre. Les autres enfants sont partis. Ceux du bateau se retrouvent seuls. Il leur reste la plus délicate, la plus importante des tâches de leurs « missions » à réaliser : regrouper l’ensemble des travaux depuis Gorée, les réflexions, les recommandations de chacun pour en dégager l’essentiel et, durant ces dernières matinées, avant New York, en écrire la synthèse.
Ensuite c’est presque des vacances, enfin ! Par groupes de deux ou trois, les enfants sont accueillis dans des familles martiniquaises. Ce qu’ils réclamaient à Gorée, ils l’obtiennent ici : vivre la vie des gens. Baignades, cinéma, emplettes, « zoucs » et farniente constituent l’essen-tiel du programme. Mais, en même temps, ils restent préoccupés. Ils gardent entre eux quelques contacts et se posent des questions sur l’avenir. Dans quelques jours, ils seront à New York, au siège de l’ONU. Bien sûr, c’est flatteur d’être reçus par le secrétaire général de ce gouvernement du monde. Mais après ? Que se passera-t-il après ? Les enfants du bateau ne peuvent accepter l’idée que l’aventure va s’arrêter là. Ils veulent continuer à réfléchir aux droits de l’enfant et à se battre pour tous ceux qui, exploités, battus, terrorisés, réfugiés ou affamés, ne sont pas du voyage. Ils écrivent au président de Médecins du Monde pour réclamer son aide.
LETTRE OUVERTE
AU PRÉSIDENT DE MÉDECINS DU MONDE
ET AU COMITÉ ACTION ÉCOLE ET SON ÉQUIPE
Nous sommes partis de Nantes le 30 juin sur le Vendredi 13. Quarante-cinq jours se sont écoulés et nous ressentons le besoin de faire un bilan avec vous.
Nous sommes partis avec un but, celui de représenter les enfants du monde et de défendre leurs droits. Dans quelques jours nous partirons pour New York pour rencontrer M. Perez de Cuellar. Et par cette lettre nous voudrions partager avec vous les étapes de notre voyage, mais aussi nos inquiétudes pour l’avenir.
Sur le bateau :
De Nantes à Dakar, seize jours de mer dont trois jours où nous étions très malades. Ensuite, notre travail a commencé : deux heures par jour. Chaque jour nous avons pris un sujet et chacun a raconté une partie de sa propre histoire. Ce fut très émouvant pour certains témoignages : Gerson, Pham, Sami. Des récits que nous n’oublierons pas et qui resteront gravés dans nos mémoires. Dans les discussions, nous nous sommes rendu compte que beaucoup de choses nous échappaient.
Nous avons partagé la vie en mer avec l’équipage et fait les quarts, les repas, les vaisselles et les lessives. Nous avons manqué d’eau douce et ce fut parfois difficile de vivre à vingt et un sur trente-neuf mètres.
Arrivés à Gorée le 16 juillet, nous étions contents de retrouver la terre ferme et de rencontrer d’autres enfants. Pourtant, nous étions aussi déchirés de quitter « notre bateau » et l’équipage. Arrivée sur l’île dans la soirée : les Sénégalais et le groupe étaient très accueillants. Les premiers jours ont été un peu difficiles car nous avions du mal à nous diviser. Rapidement, nous avons travaillé en groupes sur différents sujets, la guerre, la faim, les enfants maltraités, la drogue, etc.
Nous avons utilisé l’écriture, le dessin, le théâtre, la vidéo pour nous exprimer. Nous avons en petits groupes visité des familles sénégalaises pour mieux comprendre. Nous avons été surpris par les visites des centres pour enfants, de villages d’accueil d’orphelins… Nous avons passé une soirée chez Mamadou et compris combien la situation était difficile en Afrique.
Cette étape était très sérieuse et nous avons repris la mer le coeur en peine et les larmes aux yeux mais satisfaits de notre rencontre.
Fort-de-France :
Au départ d Dakar, le groupe a changé par l’arrivée d’Ammar et de Shuki qui remplaçaient Hieng. La mer nous était plus facile et nous avons changé notre méthode de travail. Nous avons travaillé sur des thèmes face à la Convention en abordant les causes, les conséquences et les solutions. Nous nous sommes sentis dépassés, impuissants sur certains sujets. Certains moments étaient difficiles à cause du manque de vent et des problèmes techniques. Nous, nous sommes arrivés quatre jours en retard.
A notre arrivée en Martinique, nous avons été déçus d’apprendre que les enfants des Caraïbes et du groupe n’avaient pas poursuivi le travail sur la Convention. Les nombreuses visites organisées ne nous ont pas permis de nous mêler au groupe et de nous rencontrer. Après trois j jours, les enfants des Caraïbes sont partis et nous avons recommencé notre travail. Nous aurions aimé le partager avec eux, échanger nos idées, connaître leurs problèmes. Nous avons maintenant cinq jours pour clôturer notre pacte avant de partir pour New York, le 23 août.
Dans une quinzaine de jours, nous nous séparerons et retournerons dans nos familles mais nous avons une grosse inquiétude, celle de ne pas poursuivre notre mission.
Pendant deux mois nous avons rencontré beaucoup de journalistes, participé à des émissions de télévision, radio. En quelque sorte, nous avons rempli notre « devoir ».
En septembre, la situation de millions d’enfants sera inchangée, le Liban, le Guatemala, l’Afrique… Nous disons non ! le 27 août n’est pas la fin de notre aventure, de notre devoir, car nous avons donné de l’espoir à des millions d’enfants. Après New York, nous demandons à Médecins du Monde et Action École de nous procurer les moyens pour continuer ce travail, mais comment ?
Nos propositions :
continuer le travail en créant un noyau à Paris. Une rencontre mensuelle pour les enfants des régions proches. Ce noyau recevra les courriers des autres enfants du monde. Dans ces réunions, nous débattrons de nouveaux problèmes et informerons les enfants du monde par un journal mensuel.
Nous demandons un petit budget pour assurer les frais de poste des enfants qui n’ont pas les moyens, ainsi qu’un peu de matériel, un endroit où nous réunir.
Nous demandons une aide des adultes pour créer des comités dans nos écoles, collèges et lycées, et rassembler les documents sur les droits de l’enfant. Ainsi que des visites dans nos comités.
4) Avant la fin de notre visite à New York, nous demandons une réunion avec les responsables de cette action afin de répondre à nos questions.
Nous vous remercions beaucoup de nous avoir permis de vivre cette aventure.
Les enfants du bateau