Rodrigues

 

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Rodrigues, 500 kilomètres à l’est de l’île Maurice. L’un des plus grands et des plus beaux lagons du monde, des hommes heureux et fiers qui continuent de pêcher à la voile, une foi dure comme le roc, paisible comme l’océan, des trésors cachés au temps des pirates et cherchés en vain par le grand-père de Jean-Marie Le Clezio, c’est tout ça, Rodrigues, avec quelques cadeaux en prime; les richesses du cœur, la fraîcheur des musiques, l’amour de la terre et le goût de la simplicité.

Rodrigues, le grand large, loin de tout, mais aussi des histoires d’hommes au temps des grands conflits mondiaux, des souvenirs à ne plus que savoir en faire et l’horizon à perte de vue, à perte de vie.

Au temps des gros porteurs et des longs courriers, une île semble n’avoir pas d’existence aussi longtemps qu’elle ne dispose pas d’un aéroport. Rodrigues ne fait pas exception. Voilà moins d’une génération que les premiers ATR 42, partis une heure plus tôt de l’île Maurice,  ont commencé à atterrir à Pointe Corail, au sud-ouest de l’île Rodrigues, déversant avec précaution, presque au compte-gouttes, leurs premières escouades de touristes et de visiteurs. Mais l’avion  est encore cher pour les Rodriguais, qui lui préfèrent le bateau, meilleur marché, plus convivial et qui, surtout, permet de rapporter de Maurice toutes sortes de marchandises pesantes et hétéroclites.

On voyage en famille une ou deux fois l’an, en particulier lorsque les adolescents, se rendent à Maurice pour faire des études supérieures car Rodrigues n’a pas, bien sûr, d’université. La traversée dure tout juste 24 heures. Les Rodriguais se rendent volontiers à Maurice, mais ils en reviennent encore plus volontiers. Là-bas, à leur gré, tout va trop vite. Toutes proportions gardées, on s’y croirait presque en Europe. Tandis qu’ici, à Rodrigues, c’est Dieu qui a fait le temps et il n’a pas été pingre.

Autre particularité du lieu, on roule à gauche. C’est l’héritage de la colonisation britannique. En 1809 déjà, les Anglais ont pris pied sur l’île, histoire de bénéficier d’une base arrière pour leurs combats en mer contre les Français. L’île Maurice n’est devenue indépendante qu’en 1968. La police et la poste continuent d’ailleurs à fonctionner à l’anglaise.

Peuplée d’anciens esclaves africains et longtemps administrée par sa gracieuse majesté, Rodrigues n’en parle pas moins les français, ou en tout cas un parler local dérivé du français. Surtout, plutôt que le tam-tam africain, l’instrument de musique préféré des Rodriguais, c’est l’accordéon.

L’histoire veut que la musique rodriguaise soit née de la rencontre d’esclaves noirs avec ceux qu’on appelait les rouges, non pas parce qu’ils étaient des révolutionnaires, mais parce qu’ils étaient souvent roux. En fait, des Bretons ayant quitté l’Europe en quête d’aventure et de vie meilleure. L’un d’entre eux aurait apporté le premier accordéon dans le courant du 19ème siècle. Un autre aurait suivi puis, entre 1914 et 1918, les Rodriguais enrôlés par la Grande Bretagne dans la première guerre mondiale auraient rapporté de leur séjour forcé en Europe quelques accordéons supplémentaires ainsi que des pièces de rechange pour les entretenir. Aujourd’hui, plusieurs centaines de Rodriguais savent jouer de l’accordéon mais il n’y a en tout, au dernier recensement, que 24 ou 25 instruments sur l’île.

Un orchestre rodriguais se compose de quatre ou cinq musiciens et d’autant d’instruments: l’accordéon diatonique, bien sûr, mais aussi une espèce d’arc musical comme on en connaît au Brésil, un tambour plus proche du tambour irlandais que du djembé africain, de maracas et, ne pas oublier s’il vous plaît, deux boîtes de conserves vides. Avec le groupe Racines, qu’il a créé voilà près voilà plus de trente ans, Ben Gontran a redonné vie et âme à une musique que les jeunes, plus attirés par la disco, semblaient vouloir déserter. Aujourd’hui, il existe une vingtaine de groupes et la plupart des musiciens sont jeunes, parfois même très jeunes.

Changement de décor. Nous voici dans les eaux du lagon. L’un des plus beaux, des plus grands du monde mais peu profond. Partout ou presque, on peut y avancer à pied, ce qui le rend d’autant plus vulnérable. En barque, les pêcheurs épuisent peu à peu les réserves de poisson. Mais ce sont surtout les pêcheuses d’ourites, de poulpes si vous préférez, qui détruisent le récif corallien qu’elles foulent des pieds à la recherche de leurs proies.

Les gros poissons font la navette entre la haute mer et le lagon, où ils trouvent une nourriture plus abondante. Les petits, eux, ne connaissent que cet univers intérieur.  Les Rodriguais, qui sont aussi poètes,  les nomment poisson-clown, poisson perroquet, soldat immaculé, lèvres d’Orient, empereur orange, pyramide noire, poisson melon, face d’ange, sergent major, poisson Picasso.

Le jour se lève tôt et le vent se lève avec le jour. Les Rodriguais sont davantage gens de terre que gens de mer. D’ailleurs, ils ne s’aventurent jamais au-delà du lagon. Trop loin, trop dangereux. Mais la terre est aride, avare même. Alors, dans les basses terres, si chacun dispose de son jardinet, chacun ou presque possède également une barque.

Pour Elliott, c’est le meilleur moment de la journée, celui où il s’en va, seul, relever les casiers qu’il a déposés, la veille, à l’intérieur du lagon.  Eliott dispose de huit casiers. Chacun, déplacement compris, lui prend à peu près une demi-heure. C’est donc une bonne partie de la matinée qu’Eliott, comme plusieurs centaines d’autres Rodriguais, consacre chaque jour, ou pour certains un jour sur deux, à la pêche.  Un métier qui, ajouté à l’élevage de quelques chèvres, d’une ou deux vaches, d’une brassée de poules et, parfois, d’un cochon gris, aide à nourrir la famille et même parfois, complété par la culture des légumes d’un jardinet et la cueillette des bananes et des citrons verts, permet de vendre une partie de la production familiale au marché du village. Sans compter les fameuses ourites, ces pieuvres pêchées uniquement  par les femmes dans les anfractuosités de corail, et qui sèchent au jardin, sage précaution en attendant le prochain cyclone qui empêchera de sortir en mer.

Toute proportion gardée, la barque, la voile et les casiers représentent, pour le pêcheur rodriguais, une petite fortune. Le lagon ayant tout de même tendance à se dépeupler, le produit de la pêche ne permet guère d’amortir un tel investissement. C’est pourquoi la plupart des barques sont anciennes, soigneusement entretenues et généralement transmises de père en fils. Mais la pêche, c’est d’abord et surtout une tradition, une fierté. Lorsqu’ils se rencontrent, le dimanche à la messe ou le soir, à l’épicerie bistrot, les hommes parlent de leur pêche, de leur barque, du temps qu’il a fait et du temps qu’il fera. Même si, aujourd’hui, les casiers n’ont offert que quelques modestes prises, Elliott n’en fera pas une maladie.

Un peu d’histoire, si vous le voulez bien, cette histoire qui colle à la peau des enfants rodriguais sans qu’ils en soient toujours conscients. Tenez, prenons l’exemple de Philibert Marragon, dont la tombe domine l’océan. Philibert Marragon, décédé à l’âge de 76 ans en 1826. Originaire du sud-ouest de la France, il était un de ces nombreux colons à avoir cherché loin de leur pays natal une vie meilleure. Marragon a réussi. Il est même devenu administrateur civil de Rodrigues en 1794. Qui s’en souvient aujourd’hui, excepté quelques pierres tombales mangées d’herbes folles?

Il faut remonter plus avant encore pour découvrir les origines du nom de Rodrigues. En 1528, un navigateur portugais croisa au nord de l’île, qui ne figurait sur aucune carte. Y fit-il seulement relâche? Pas sûr. Du moins inscrivit-il ce nouveau point sur la liste des découvertes portugaises. Il lui donna son nom, Rodrigues, ou plutôt Rodriguez. Après lui, des Hollandais firent escale dans l’île mais n’y restèrent pas. Le premier Robinson volontairement échoué se nommait François Leguat, un protestant français chassé par la révocation de l’Edit de Nantes et qui, avec six compagnons, faisait voile vers la Réunion. Pourquoi lui préféra-t-il Rodrigues? Mystère. Toujours est-il que les sept hommes furent les premiers à passer trois années entières sur l’île, qui était alors totalement inhabitée.

En 1735, la France s’installe à Rodrigues, histoire de ravitailler l’île Maurice. Des centaines de milliers de tortues sont ainsi passées à la casserole et des milliers d’arbres ont été transformés en bois de construction ou d’ameublement, en particilier l’ébène, ce qui explique l’aspect dénudé que l’île offre aujourd’hui.

A l’époque, dans tout l’océan Indien, c’est la guerre permanente entre Anglais et Français. Flibustiers, corsaires, pirates et forbans se poursuivent, s’évitent, s’abordent, s’affrontent. Certains préfèrent mettre en lieu sûr le fruit de leurs exploits. Il ne subsiste sans doute aujourd’hui que très peu de trésors et certainement beaucoup moins que le prétendent les rumeurs locales. Certains Rodriguais y croient pourtant dur comme fer, dur comme or. Ainsi le grand-père de l’écrivain Jean-Marie Le Clezio, qui passa plusieurs années à rechercher en vain le fabuleux trésor dont il croyait avoir identifié la cachette.

Adolescent, Vagor Limock a accompagné « monsieur » Le Clézio dans les rochers. Aujourd’hui, il me guide en sautillant de pierre en pierre et en mettant tant bien que mal en ordre de bataille les souvenirs qu’il conserve d’alors.

 

 

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