Un pays où, deux fois par jour, chevaux et bateaux se donnent rendez-vous sur la lande. Voilà qui ne se trouve pas aisément sous le pas d’un cheval. Il y faut un solide sens de la poésie insolite et un puissant mépris du qu’en-dira-t-on. Car il est peu d’écuries où pur-sang et cheval-vapeur fassent bon ménage. Ici, on a fermé une ligne de chemin de fer pour que les cavaliers traversent les collines au beau milieu du ballast.
Un pays où, dès le matin, le violon en remontre à l’horloge. Au point qu’on imagine aisément une journée sans montre mais qu’on abhorre les jours sans musique. Poussez la porte de la chaumière, là, à une lieue de la mer, et entrez. Vous êtes chez vous. Un peu de tourbe rosit dans un coin du capharnaüm. Miko Russel vous offre un verre de lait (lui qui n’en boit jamais) et embouche l’une de ses flûtes. La gigue et le reel sont ses seuls trésors.
Un pays où, à l’heure des vêpres, on passe incontinent de l’église au pub. Aux cantiques succèdent les ballades, au vin de messe la bière épaisse. Là aussi, vous êtes chez vous. Même si vous êtes athée mais pas si vous êtes abstinent. Dans cette société secrète, on n’est bienvenu qu’au-delà d’un pour mille, et considéré comme voyeur en deçà. L’initiation passe donc par la guiness ou le poteen.
Attention, s’il ne vous trotte pas quelque chanson en tête, fuyez dès que le premier ivrogne aura entonné son refrain. Après lui, ce sera le tour de son voisin et après celui de votre voisin le vôtre. Rassurez-vous pourtant : pas besoin de (bien) chanter, la bonne volonté suffit et deux couplets de Brassens ou de vous feront l’affaire.
Un pays où, par temps de vent, de brume ou d’averse (c’est-à-dire tous les jours), le mystère sera votre premier compagnon. Une image me revient en mémoire. Par un après-midi peuplé de bourrasques, de mouettes et d’embruns, j’étais seul sur les falaises de l’île d’Aran. Cent mètres de rocher, à pic, entre ma nacelle de terre rase et les remous de l’Atlantique. La nuit approchait, je me suis éloigné, en suivant la falaise. Lorsque l’à-pic au-dessus duquel je m’étais trouvé m’apparut de profil, j’y découvris à mi-hauteur, sur une avancée de roche inaccessible, la silhouette d’un homme assis, les jambes se balançant au-dessus de l’eau en furie, impassible. Hallucination? Mystère, simplement.
Un pays où, à la vie à la mort, l’amitié ne connaît ni horaire ni âge. Brève escale d’une nuit à Dublin. A l’aéroport, il est cinq heures, la nuit va tomber et je redécolle demain à midi. Une nuit sans projet et donc sans passion. Un couple ami vit à deux cents kilomètres de là. Ils ont l’un et l’autre dépassé les trois quarts de siècle, je les ai connus voilà des années, sur le continent, et je ne suis jamais allé dans la maison de leurs vieux jours.
Au téléphone, le mari me dit simplement: «Venez». En route ! Très vite, la brume s’épaissit, je ne serai jamais là-bas à huit heures, comme prévu et mes amis habitent en-dehors d’un village dont je n’ai jamais entendu parler, Inishannon. Comment trouverai-je ?
Neuf heures. Purée de pois. Trente à l’heure dans un bourg dont je n’ai pas pu lire le nom. Soudain, un gomme dans le faisceau de mes phares. Des signes. Je m’arrête. Il se nomme Barrett, il m’attend et a pour mission de me conduire chez mes amis. Depuis combien de temps est-il là? Un sourire en guise de réponse. Déjà, je suis sa voiture.
Retrouvailles avec mes amis lointains mais jamais oubliés. Une heure pour les confidences, deux pour les innombrables whiskies, puis le grand sommeil. Avant le jour, une main sur mon épaule, il est temps de repartir. Grâce à M. Barrett, tenancier du pub d’Innishannon, j’ai pu faire d’une simple escale un voyage de tendresse, d’amitié et de fidélité.
Dans quel pays ? En Irlande, bien sûr.