3. Chaque rose a son épine

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CHAPITRE III

Au cours d’une visite amicale que je lui faisais, mon propriétaire m’avait dit: « Saïd, dont je t’ai imposé le maintien dans les lieux, est né très loin, dans un pays où les gens ignorent la Croyance. La lumière divine l’a éclairé et conduit à moi. Je suis âgé, mes jambes nie trouvent lourd à porter, je rends grâce à Dieu de ce qu’il m’accorde. Ma vie est entre Ses mains, nul n’en connaît le terme. S’il est écrit que je dois te précéder, toi dont je sens l’amitié, peux-tu me promettre d’assister Saïd? » Pris à l’improviste, troublé par la demande, j’acquiesçai, intuitivement assuré qu’elle ne cachait rien qui ne fût bon. Je ne devais pas le regretter! Cette demi-confidence, aiguisant ma curiosité, me poussait à en savoir plus sur le lien qui unissait l’inconnu venu d’ailleurs et le bourgeois de bonne souche. Qui était Saïd? Question que mon esprit ressassait sans réponses autres que vagues et bien hypothétiques!

Cette vie secrète, c’est assis en tailleur sur une natte de joncs, en buvant le thé, que des rapports progressivement moins réservés m’en dévoilèrent les étapes.

Saïd pouvait avoir six ou sept ans quand, après un combat inégal entre les hommes de sa tribu et des marchands d’esclaves, il fut capturé avec ceux des siens qui n’avaient pu fuir. Après une lente remontée vers le nord, environ un mois, les captifs furent parqués dans un enclos où d’autres noirs, étrangers à sa tribu, se trouvaient déjà. Centre de triage et de vente en gros! Ce détail inspire une telle horreur que je le lui fis répéter, répugnant de le transcrire dans mes notes.

Après une lutte dérisoire, arraché aux jupes de sa mère qu’il ne devait jamais revoir, il l’ut acquis par un grand propriétaire foncier qui l’affecta à l’exploitation agricole; il eut la chance inouïe d’être remarqué par le maître, sans mauvaise intention, précisa Saïd! Le maître avait-il jugé, devant la morphologie prometteuse du gamin, la capacité de travail que l’adulte fournirait? Etait-ce le doigt de Dieu qui par la suite fut à maintes reprises sa sauvegarde? Toujours est-il que Saïd ne subit aucune mutilation dégradante qui eût fait de lui un objet, honteux de plaisir pour les hommes et, plus tard, un jouet inoffensif réservé aux femmes du harem. De cela, aujourd’hui encore, il gardait à cet homme une reconnaissance d’autant plus profonde qu’ayant grâce à lui pu accéder à l’Islam, la porte du paradis réservée aux seuls croyants lui était désormais ouverte.

Chaque rose a son épine. Si puissante qu’elle fût, cette protection avait suscité la jalousie de l’intendant, qui avait la haute main sur les esclaves, et déclenché ses sévices; peut-être existe-t-il d’autres raisons auxquelles il est permis de penser! Saïd n’y fit jamais la moindre allusion sans pour autant cacher sa haine: « Cet homme porte en lui, incrustés dans la chair, les sept grands péchés. Si le diable l’accepte, les feux de l’enfer seront trop doux pour lui! »

Dès sa capture, Saïd avait juré de s’évader. Ce serment, il le tiendra car inscrit au fond de sa poitrine! Par instinct, plus peut-être que par la réflexion, il comprit la nécessité d’une minutieuse préparation, usant de tous les moyens dont il pouvait disposer ainsi que de ceux que le hasard lui offrit. Le proverbe assure que les simples d’esprit sont les plus proches de Dieu. Sans zèle excessif, il en simula l’état, acceptant comme une récompense d’être choisi pour les tâches les plus pénibles, répondant à contresens ou faisant des demandes d’une grande naïveté: « Bientôt, je demanderai au maître la faveur de l’accompagner dans ses voyages vers le sud, car j’ai envie de voir ma mère! » On en riait, mais lui savait que cette idée de voyage serait rapportée à l’intendant et que, son évasion connue, les recherches seraient orientées en direction du sud tandis qu’il fuirait vers le nord.

Caravaniers de passage, marchands et pourvoyeurs d’esclaves parlaient sans méfiance devant lui, discutaient des itinéraires, des journées de marche entre les étapes de repos, des pays où les noirs se vendaient encore ou ne se vendaient plus. Sa mémoire enregistrait jusqu’au moindre détail.

Deux jours après que la maître se fut joint à une caravane allant vers le sud, la nuit tombée, Saïd se lança dans la grande aventure, non sans avoir, me dit-il, « rendu à l’intendant la visite qui s’imposait ». Il n’en dit pas plus et je me gardai d’insister, un dicton populaire affirmant qu’il est plus facile de faire avancer un âne qui recule que de faire parler un noir qui se tait.

Chapitre suivant…

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