07. Ils avaient parlé d’enfants au pluriel

 

« Madame Cristina Canals-Soler, 234 Calle Minorca . Prière nous rejoindre Genève avant le 23. Stop. Affaire importante mais pas alarmante. Stop. Prévoir séjour trois ou quatre jours. Stop. Tendresse. Stop. Signé Martina Jean-Christophe. Stop ».

Comme ça, si mon père lui demande pourquoi elle vient chez nous, elle pourra répondre qu’elle ne sait pas. Si je l’avais appelée au téléphone, il n’aurait pas été vraisemblable qu’elle ne me pose pas la question, tu comprends…

– Tu es sûre ? Tu ne veux pas qu’il vienne.

– Qu’il crève ! Je ne veux pas voir mon père à mon mariage. Tu as vu ce qu’il a fait de ma mère. Elle vaut mille fois plus que lui. C’est elle que je veux près de moi.

– Je crois que tu es injuste.

– Peut-être, mais c’est mon problème. Et mes problèmes, le psychanalyste m’a expliqué qu’ils proviennent, pour l’essen­tiel, de mon père. Alors tu vois, la boucle est bouclée. D’ailleurs, je ne te demande pas d’aller porter le télégramme à la poste. Je le ferai moi-même.

– Si je te dis ça, c’est parce que je t’aime. Et qu’à mon avis on ne peut pas passer sa vie à haïr celui sans qui on n’existerait pas.

– Sois digne de nos enfants et il ne t’arrivera rien de tel. Allez, j’y vais. Ne t’en fais pas, je t’aime, à tout de suite.

Martina est enceinte de quatre mois. La canicule de cette mi-août oblige à porter des vêtements très légers et sa gros­sesse devient difficile à cacher. Elle n’en fait d’ailleurs pas mystère, sans pour autant la brandir comme un quelconque passe-droit. Le mariage aura lieu le mercredi 25, à la mairie des Eaux-Vives, un quartier de Genève. Les premières invita­tions ont été lancées, peu nombreuses. On est en plein dans les vacances universitaires et les collègues de Martina sont, pour la plupart, absentes. Quant au Docteur Fernandez, le psycha­nalyste, Martina n’a même pas évoqué l’hypothèse de sa présence, soit qu’elle s’attende à un refus qui pourrait mettre en question le mariage ou, du moins, ses aspects visibles, soit qu’elle ne souhaite en aucun cas une rencontre entre lui et Jean-Christophe.

Sandra vient d’accepter un poste d’enseignante dans une université algérienne et ne pourra revenir pour la date conve­nue. Quant aux parents, divorcés, de Jean-Christophe, ils ne se sont pas rencontrés depuis plus de quinze ans et ne le souhai­tent ni l’un ni l’autre. Il faut donc choisir l’un des deux. Ce sera la mère.

Restent quelques amis dont l’un, Claude, sera le témoin de Jean-Christophe. L’assistance sera surtout féminine. Jean-Christophe y est habitué et flirte depuis longtemps avec le matriarcat. Il ne se sentira pas trop dépaysé, d’autant qu’il n’attribue pas une importance excessive à l’événement. Pour lui, il s’agit d’abord de protéger les jumeaux à naître en leur conférant la nationa­lité suisse et d’empêcher l’expulsion administrative, toujours possible, de Martina.

Un garçon et une fille ? Deux garçons ? Deux filles ? L’accouchement est encore loin mais, déjà, les négociations vont bon train à propos des prénoms. Car c’est bien des négociations qu’il s’agit. Chacun fait ses propositions, récuse celles de l’autre. Comme s’il s’agissait des jurés d’un procès ! Martina ne veut pas d’un prénom qui, en Catalogne, pourrait passer pour une trahison de la cause. Jean-Christophe refuse ceux qui pourraient porter préjudice aux enfants, dans leur vie d’écoliers ou d’adolescents. Bref, à l’union parfaite qui règne dans la chambre de la rue de la Fabrique succèdent les palabres de la cuisine !

La première fissure date de juillet. Le quinze ou le seize, Martina est allée chez son gynécologue. Jean-Christophe, retenu par une réunion de la Fédération, n’a pu l’accompagner. C’est Pujol qui lui sert de Cicérone. En fin d’après-midi, Jean-Christophe et Martina se retrouvent à l’appartement. Martina est grave, soucieuse. Jean-Christophe craint que la grossesse soit compromise.

– J’ai quelque chose à te dire. Viens un moment dans la chambre.

Entrée la première, Martina s’est jetée, affalée presque, sur le lit. Elle est défaite.

– Tu sais que le gynéco devait faire un test aux ultrasons…

– Je sais, oui. Alors quoi ?

– Alors, alors…

– Mais enfin parle, je t’en prie. C’est grave ?

– Je trouve, oui.

– Quoi ?

– Des jumeaux.

– Mais c’est formidable, ça. C’est une nouvelle merveil­leuse. Viens que je t’embrasse.

– Laisse…

Jean-Christophe n’avait pas compris. Martina, le premier instant de surprise passé, avait pourtant paru heureuse lors­qu’elle s’était sue enceinte. Et, à diverses reprises, ils avaient parlé d’enfants au pluriel, même si leur venue devait être échelonnée dans le temps. Alors pourquoi ce désarroi à l’annonce du gynécologue ?

Martina n’avait pas répondu. Peut-être ne savait-elle pas non plus. Mais un voile s’était installé dans la joie du couple. Voile qui était reparu lorsque, rédigeant le télégramme, Martina s’était appliquée à ne pas donner l’éveil à son père. Tout ça pour une pauvre lettre où il s’était insurgé contre les événements qui l’accablaient, mort d’Andreu, concubinage de Martina, procès, condamnation et, maintenant, grossesse.

Les bans avaient été publiés et communiqués au tribunal, histoire de faire savoir à qui de droit qu’une expulsion serait désormais inefficace. Martina, qui parlait toujours du mariage — celui des parents comme les autres — comme d’un acte bourgeois, réactionnaire et ridicule, avait mis un rien d’eau dans son vin : elle se faisait confectionner une robe de mariée et Jean-Christophe n’avait pas même le droit d’assister aux essayages. Lorsqu’il ressassait vouloir rester en jeans, il se faisait foudroyer d’un regard noir. C’était un peu comme si, ce 25 août, l’un et l’autre n’avaient pas eu rendez-vous au même endroit.

Crista était arrivée le samedi soir déjà, quatre jours avant la cérémonie. Jesus et Candy l’avaient rejointe deux jours plus tard et tout ce petit monde s’entassait dans l’appartement de la rue de la Fabrique. La chambre de Sandra avait été réquisition­née pour la mère, le hall servant, comme d’habitude, à la fille blonde et à son banquier en cavale.

Le matin du grand jour, Martina s’est levée bien avant Jean-Christophe et s’est enfermée dans la chambre de Sandra, avec Crista et Candy, tandis que Jesus partait pour une esca­pade en ville. Chapardage ? Ce serait pourtant trop bête de se faire prendre un jour comme celui-ci. Quant à Jean-Christophe, il émerge lentement. Hier soir, l’amour et la passion étaient de la partie. Comme aux premiers jours, mieux qu’aux premiers jours.

Heureusement que, là au moins, on s’entend, avait chuchoté Martina. Compliment empoisonné, qui ne les avait pas empêchés de s’étreindre à nouveau, longuement, tendre­ment. D’un commun accord, ils avaient décidé que la gros­sesse n’éloignerait pas leurs corps. Et il ne se passait quasi­ment pas de nuit – de jour même, parfois – sans qu’ils s’unissent avec un plaisir partagé qui donnait à Jean-Christophe de belles certitudes et à Martina des spasmes qu’elle semblait avoir oubliés quelques heures plus tard. Mais qu’importait ? Ils s’aimaient et se le disaient.

– Deux minutes, mon amour

– On se marie dans moins d’une heure.

– J’arrive.

Jean-Christophe perçoit des rires étouffés, des froissements d’étoffe, une paire de ciseaux tombant sur le parquet. Il retourne à la salle de bains, finit de se raser – opération délicate aux alentours de la moustache mi-mousquetaire-mi-­Dali – et, de retour dans la chambre, consent au sacrifice : tandis que les rires continuent de fuser, il extirpe de l’armoire son grand jean râpé, le tend à bout de bras, l’observe une dernière fois, fait une moue ironique et douce, le replace à l’endroit où il l’avait pris et choisit un pantalon plus conve­nable, velours côtelé verdâtre, qu’il enfile avant d’opérer un choix identique pour la chemise. Le tee-shirt auquel il avait songé ne quitte même pas son tiroir. Jean-Christophe opte pour un col roulé léger et presque neuf. Ce n’est pas encore le smoking ou le trois-pièces-cravate-et-pochette-assortie, mais c’est un geste.

En sortant de chez Sandra, Martina ne prête pas attention à ce détail. Elle va se regarder dans la grande glace et trouve sa tenue seyante. Une véritable tenue de mariée, bleu pastel et blanc, tombant sur les chevilles et froncée juste sous la poi­trine. Cette taille exagérément haute évite de reconnaître l’ampleur du ventre mais, revers de la médaille, elle évoque autant la forme d’une tenue de grossesse que celle d’une robe nuptiale.

– Tu es splendide ! N’est-ce pas, Crista ?

Martina se contente de sourire.

– Nous allons être en retard.

Moins d’une heure après, sous l’œil indifférent d’un fonc­tionnaire qui en a vu d’autres et en présence d’une petite douzaines de parents et d’amis, Martina Canals-Soler, étudiante espagnole à la merci d’une expulsion, devient Martina Sümi, citoyenne suisse, originaire de Rüschegg (Berne) et de Genève, comme son mari.

Il était temps. Le 25 septembre, un mois jour pour jour après la célébration, l’administration fédérale signifie à Martina et Maria-Luisa l’ordre d’avoir à quitter le territoire suisse avant décembre.

Pour Martina, cette décision est dénuée d’effet. On n’ex­pulse pas une citoyenne suisse. Pour Maria-Luisa, il y aurait une solution identique. Depuis qu’elle a appris la grossesse de Martina, elle a reconquis une certaine autonomie et a fait la connaissance d’un jeune fribourgeois, Jacques Corpataux, avec qui elle envisage de partager la vie. Il suffirait qu’ils engagent immédiatement les démarches et ils pourraient être mariés avant que la décision soit exécutoire. Mais Maria-Luisa est lassée de la Suisse et Jacques n’a pas de travail. Le retour au Mexique est plus riche de promesses. Ils partiront et ne se marieront qu’à Mexico.

Sandra et Madanes rentrent d’Algérie avec l’automne. Sandra partage désormais une partie de ses nuits avec Pujol­-Busquets, qui passe le reste de son temps à Fribourg, où il suit les cours préparatoires, réservés aux réfugiés, permettant ensuite de s’inscrire dans une université suisse. Sa présence à la rue de la Fabrique, ainsi que la future naissance de jumeaux, risquent de rendre l’appartement trop petit. Pujol ne manifeste qu’une sympathie limitée à l’endroit de Jean-Christophe. Pourtant, à la suite de discussions longues et nombreuses autour de la table de la cuisine, le petit groupe est tombé d’accord. Il faut tâcher de trouver un logement plus grand, six ou sept pièces, si possible avec ascenseur (la montée des cinq étages deviendra vite exténuante pour Martina), éventuellement au rez-de-chaussée d’une maison ancienne.

Chacun de son côté s’emploie à dénicher la perle. Martina et Sandra ont épinglé des affichettes à la Faculté, Jean-Christophe se renseigne auprès d’amis enseignants, Pujol-Busquets déchiffre chaque jour les petites annonces.

Finalement, l’une des régies d’immeubles contactées par Jean-Christophe, après avoir proposé un appartement à la rue du Vieux-Collège, appartement dont la réfection nécessitait de trop gros frais, fait allusion à une maisonnette située en-dehors de la ville, à Vernier.

– Mais ce sera sans doute trop petit, précise la secrétaire, il n’y a que cinq pièces.

– Voyons tout de même, répond Jean-Christophe.

Il s’agit de trois niveaux donnant sur une route assez passante et coincés entre deux immeubles voisins, une espèce de pigeonnier, de tour de Babel. Le jour entre par de rares fenêtres, à l’est et à l’ouest. Sur un même étage, il y a au moins trois plans différents, les murs sont biscornus et les pièces du haut sont mansardées. Une courette constitue la seule fuite. Pourtant, Martina et Jean-Christophe disent aussitôt

– C’est exactement ce qu’il nous faut !

Sandra est plus sceptique mais ne s’oppose pas au projet. Pujol reste silencieux.

– Sept-cents francs plus les charges. D’accord, ça doit coûter quelque chose à chauffer. Mais, à deux couples, c’est plus que raisonnable. Et tu verras, si on repeint, qu’on arrange bien, on sera là-dedans comme des coqs en pâte. Alors, chiche ?

– Chiche !

Pujol-Busquets et Jean-Christophe se relaient pour les peintures, se prêtent la main pour les menuiseries et le calfeutrage. Martina et Sandra confectionnent des rideaux, des housses. Aux meubles de la rue de la Fabrique viennent s’ajouter une table, une bergère, une armoire et quelques vétilles, achetées d’occasion. L’équipe ne roule pas sur l’or mais, en y mettant un peu de bonne volonté et d’imagination, on découvre des possibilités insoupçonnées. Les combles pourront même servir à un atelier de tissage. Quant aux chambres, il y en a finalement assez et, dans un coin, Jean-Christophe pourra même disposer d’un petit bureau.

– Tu es folle, ou quoi ? Tu veux vraiment y retourner, en prison ?

Jean-Christophe est furieux. Pujol-Busquets pratique le vol dans les grands magasins comme on joue aux dominos. Ça le captive tant qu’il arrive à voler tout et n’importe quoi. Et voilà que Martina, qui avait mis une sourdine depuis le procès, recommence. Elle vient de rapporter une jolie petite robe que, de toute manière, elle ne pourra pas mettre avant l’accou­chement.

C’est ridicule. Ridicule et dangereux. Enfin, réfléchis Six mois avec sursis, tu sais ce que ça veut dire. Ça veut dire six mois en prison si tu te fais piquer, ce qui ne devrait pas tarder. Tu n’y as pas assez chialé, en prison ? Tu te vois, enceinte jusqu’au cou, échangeant avec moi quelques mots par visite, une fois par semaine ? Ou, après l’accouchement à l’hôpital, les enfants envoyés en clinique et toi réexpédiée derrière les barreaux ? Pour une jupe que tu ne peux même pas porter.

Martina baisse les yeux mais ne pleure pas. Elle sait bien que c’est idiot. Mais elle a toujours fait ça. Dans les moments où elle ne milite pas, où elle n’organise pas un passage clandestin ou l’impression d’un tract, c’est sa façon à elle d’être en rupture. Avec la société. Avec les bourgeois. Déri­soire.

– Tu vas me promettre que c’est la dernière fois. Et je vais en toucher deux mots à Pujol. Parce que, s’il habite ici avec nous, ce n’est pas la peine qu’on soit tout de suite dans le collimateur des flics.

Pujol-Busquets n’a pas baissé les yeux, lui. Jean-Christophe lui paraît mou, méprisable, conventionnel. Il ne comprend pas que Martina, dont le frère Andreu a tout de même fait de beaux coups, en Espagne, avec son propre frère, se contente de cet homme à qui même la fauche dans les magasins fait peur. « Ils sont trop verts, dit le renard… ».

– Je ne veux pas vivre avec ce con. Ce sera lui ou moi.

– Alors, ce sera lui.

Pujol-Busquets a tenté le coup de force. La réponse de Martina, suivie de l’acquiescement de Sandra, était à prévoir. Si Pujol ne veut pas vivre avec Jean-Christophe, il n’a qu’à partir et Sandra, escortée de Madanes, avec lui. Ils trouveront un logement en ville.

Leur départ ne se fait pas du jour au lendemain, mais il est acquis. En attendant, Pujol ne vient pratiquement plus, ses études le retenant à Fribourg. Quant à Sandra, elle continue de prêter la main et rien, dans son attitude, ne trahit une quelconque amertume.

Jean-Christophe est plutôt satisfait. Cette vie ensemble, même si elle ne devait avoir de communautaire que le nom, ne l’enchantait pas. Les enfants vont bientôt naître et, après tout, il préfère qu’ils ne soient qu’à Martina et lui. Il a aussi le sentiment que, pour Martina, cette vie en couple, sans présence extérieure, l’aidera à mieux se couper d’avec le temps de la rue de la Fabrique, ses réminiscences estudiantines, les mauvaises habitudes de fauche et, surtout, l’envie de participer aux diverses opérations plus ou moins légales montées par les anarchistes et leurs amis. Non que Jean-Christophe renie quoi que ce soit. Mais les enfants, ça doit être sacré. Il sait trop bien le malheur de gosses tiraillés dans un couple désuni. Il fera ce qu’il faudra pour éviter cet écueil.

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