L’oeil est vert. Délavé. Le sourcil en broussaille guette au-dessus du regard comme le phare sur la falaise. Les joues, teintées de sombre par une barbe d’un ou deux jours, ont la consistance du cuir et du parchemin tout à la fois. Le vent doit pouvoir venir s’y écraser sans qu’aucun muscle ne cille. Le nez, légèrement busqué, affiche quelques rougeurs noirâtres, reliquats de mauvais coups de soleil, de méchantes tempêtes ou d ‘escales avinées dans quelque port de seconde zone.
La bouche est fine, volontaire, un peu triste, parfois désabusée. Elle s’ouvre, rarement, sur un sourire noir et édenté, fait de vilains chicots que seule la pose d’un dentier complet pourrait réhabiliter. Mais un dentier à trente-cinq ans, il y a de quoi vous décourager. Et puis, le temps de la première consultation, des premiers essais, des réajustements, Jean serait déjà reparti. La mer n’attend pas.
La toison, mélange de roux et de châtain sombre, apparaît à peine sous un béret étroit, durci par la pluie, le crachin, le soleil et le sel. Le corps est solide, même s’il n’est pas très grand, et la lenteur du mouvement ne doit pas tromper. En cas de nécessité, le vieux fauve un peu voûté doit faire place au jeune loup, toutes babines retroussées. Dans les naufrages du grand large comme dans les bagarres de la terre ferme.
Il s’appelle Jean Coquet. Nom étrange pour quelqu’un qui ne l’est pas du tout. Il est marin au long cours. Sur des bateaux de pêche bretons. Et c’est pur hasard que je le rencontre ici, sur la route qui mène de Lescoff à la pointe du Raz. Il est là, comme perdu, seul. Sa vie, il est vrai, n’est pas à terre. Même à Lescoff, son village aux petites maisons blanches à porte basse et toit pointu, devant lesquelles s’organisent, deux ou trois fois l’an, des processions et dévotions à la Vierge Marie et aux saints patrons des marins et des naufragés, il est seul.
Pourquoi cette brève amitié, cette intimité même, avec Jean Coquet ? Pourquoi nous sommes-nous mis à parler, sur cette lande déserte ? Je ne sais pas vraiment. Ce que je sais, c’est qu’il avait le temps, et moi aussi. Je revenais de Mauritanie. Lui aussi. Moi par le désert, les dunes, les interminables chemins de caillasse où on avance à grand peine, malgré la sophistication des véhicules tout terrain. Lui en revenait par la mer et, au propre comme au figuré, il revenait de loin.
Son bateau, enfin celui de son patron, un langoustier de trente mètres, avait fait naufrage dans une indescriptible tempête, à une vingtaine de miles sud-ouest de Port-Etienne. Le navire avait tout-à-coup été poussé contre une vague déferlante qui lui avait fait perdre son axe. A la vague suivante, le bateau, qui ne pouvait s’en tirer qu’en l’attaquant par la proue, lui avait offert le flanc babord, la coque s’était soulevée comme un bouchon, elle était redescendue à une allure vertigineuse jusqu’au creux, puis elle n’était jamais vraiment remontée.
Le bois avait craqué, les machines s’étaient emballées lorsque l’hélice était sortie de l’eau puis quelque chose avait dû casser au moment où les pales étaient à nouveau entrées dans les éléments. Le moteur avait calé, l’eau déferlait sur le pont, les huit marins et le capitaine s’agrippaient tant bien que mal aux montants de la cabine, puis une lame avait emporté les deux premiers hommes. Le bateau prenait l’eau de toutes parts, il ne parvenait plus à se redresser. Il se couchait par à-coups sur le tribord et la masse d’eau de mer que contenait le vivier à langoustes augmentait encore l’effet de balancier qui, dans quelques secondes ou quelques minutes, allait envoyer tout le bâtiment par le fond.
Le capitaine avait crié aux canots, Jean avait voulu s’approcher de l’une des barques de sauvetage bousculées par le vent et les crachats de l’océan mais une lame s’était jetée sur lui, il s’était senti emporté, avait failli être écrasé contre la cabine qu’il venait de quitter, traversé le pont à la vitesse d’une boule de billard sur un tapis vert, porté par l’eau qui filait sur le pont sans se soucier des cordages, de la mâture, des écoutilles.
Jean avait vu s’approcher les cordes du bastingage. Il avait hésité. D’un ultime effort, il aurait pu tenter de saisir l’une de ces cordes(pardon, l’un des bouts…), de s’y maintenir. Mais le poids des flots, sans nul doute, lui aurait fait lâcher prise. Et puis, il y avait là un danger mortel: s’il arrivait à plein corps sur le filin tendu, il stopperait son avance à mi-ventre, la masse d’eau l’écraserait, le couperait. Il serait finalement emporté à l’océan, mais dans un si piètre état qu’il n’aurait aucun espoir d’en réchapper.
Alors, Jean Coquet n’avait pas fait le plus petit geste pour s’agripper au bastingage, il s’était laissé glisser sur le pont comme une méduse qu’on rejette à la mer, il s’était retrouvé au milieu des éléments déchaînés. Heureusement, sous cette latitude, l’eau n’est pas trop froide. Heureusement aussi, depuis que la tempête s’était levée, il avait eu le temps d’endosser son gilet de sauvetage.
Et maintenant, il flottait tant bien que mal, bousculé par les crêtes d’écume, attiré vers le fond de l’océan par des creux vertigineux, renaissant à chaque vague pour disparaître à la suivante. La tempête soufflait d’ouest. La nuit allait bientôt tomber. Les vagues perdaient un peu de leur intensité. Jean, catholique fervent, avait depuis longtemps fait sa dernière prière lorsqu’un des bateaux qui avaient eu le temps de s’abriter sous le cap Blanc, et avaient capté les messages de détresse, s’était avancé, droit sur lui. La vigie l’avait aperçu grâce à la couleur orangée et luminescente de son gilet, un canot avait été mis à la mer. Jean était sauvé.
La nuit, à Port-Etienne, avait été longue. Jean n’avait pas dormi. Il attendait des nouvelles de ses camarades et ne doutait pas qu’ils aient été été, eux aussi, récupérés sains et saufs. Un seul, pourtant, avait été recueilli. Par un bateau français qui n’avait pas voulu faire escale pour le déposer en terre mauritanienne et qui, donc, le ramenait directement en France. Des autres, aucune nouvelle, ni le lendemain, ni les jours suivants.
Alors, sur le conseil du Consul de France, Jean était monté à bord d’un cargo en partance pour Nantes et, moins d’une semaine plus tard, il était dans sa famille. Indemne, mais un peu plus orphelin qu’avant. Cinq de ses amis étaient morts. Et ils n’étaient que les derniers en date d’une trop longue liste. Jean, lui, en était à son septième naufrage et, jusque-là, la chance lui avait toijours souri.
Nous avancions à pied, Jean et moi, en direction de la pointe du Raz. Il me proposa d’en faire l’excursion, que je connaissais déjà mais en compagnie de guides officiels, à l’élan un peu cassé par le flux monotone des touristes. Avec Jean, ce n’était pas pareil. Nous restâmes longtemps accoudés au filin de protection qui domine de quelque soixante mètres le gouffre de Plogoff. L’océan grondait. Jean se taisait. Entre la pointe et l’île de Sein, les courants filaient, menaçants, effet des différences de marée entre l’Atlantique et la Manche. Puis nous sommes revenus sur la lande, lentement.
– Avez-vous une voiture, me demanda Jean.
J’en avais une.
– Et si nous allions jusqu’à la baie des Trépassés.
Ce n’était pas loin, quatre ou cinq kilomètres tout au plus, en passant par Lescoff où Jean me montra la maison, la chaumine devrait-on dire, de ses parents.
La baie des Trépassés. La légende veut que ce nom vienne des corps de marins que la mer rejetait là, dans cette anse abritée par les rochers de la pointe du Raz, après les grandes tempêtes. Même paisible, la mer y est dangereuse. Malheur à qui s’y baignerait sans s’être enquis du jour, de l’heure, des vents, de la lune, des courants de fond et de la marée. Vous mettez le bout du pied à l’eau, vous vous engagez jusqu’au genou et vous vous retrouvez au large, le corps tout entier comme aspiré par un tourbillon malfaisant. Non, la baie des Trépassés, ce n’est pas le club Méditerranée.
Nous nous sommes attablés dans le seul établissement du lieu, bâti un peu en retrait, et Jean a poursuivi sa confession. Bientôt, il allait repartir repartir pour une nouvelle campagne de plusieurs mois. A nouveau sur un langoustier. A bord, il a une spécialité que ne lui envient pas les autres. Les langoustes et les homards sont en effet capturés dans de grandes nasses déposées à proximité des rochers, ou retirés de filets traînants. Mais, à la différence des poissons, qui meurent sur le pont et sont aussitôt mis à la glace, les crustacés doivent rester en vie. Une bonne partie de leur prix en dépend.
C’est pourquoi, au coeur des langoustiers, il y a toujours une grande piscine d’eau de mer, nullement destinée aux galipettes ou à la détente de marins. C’est là qu’entassés les uns sur les autres, rostres contre pinces, homards et langoustes cohabiteront jusqu’au retour, avant d’être transférés dans les viviers des négociants bretons.
Dans ces conditions de surpopulation, certaines bestioles contractent des maladies et en meurent. Aussitôt, leurs cadavres tombent au fond et risquent de contaminer les autres. Pour empêcher cette catastrophe, une seule solution: aller repêcher les dépouilles.
C’est le travail de Jean. Il s’enharnache d’une espèce de lourd scaphandre, d’un masque surmonté d’une torche puissante, chausse des gants de caoutchouc et plonge. Son univers se peuple aussitôt de silhouettes inquiétantes, de pinces perverses, de battements de queues, d’yeux trop curieux et proéminents. Il progresse encore. De la surface ne parvient plus qu’une faible lueur. Dans le faisceau de sa lampe, des monstres à la Jules Verne apparaissent, disparaissent. Puis c’est le fond, et la recherche patiente des cadavres, arrachés à l’appétit des survivants, mis en congélation pour être finalement vendus à petit prix.
Voilà l’univers de Jean Coquet, marin langoustier breton, natif et habitant de Lescoff, miraculé sept fois, plongeur du fantastique, édenté à force de manger des conserves et qui, dans ce restaurant de la baie des Trépassés, regarde sans amertume l’émerveillement de deux gamins, venus ici avec leurs touristes de parents, découvrent avec l’émoi des grands explorateurs les cinq langoustes et deux homards, rescapés du repas de midi, qui s’ébattent dans l’aquarium de l’établissement. Jusqu’à quand ? Le chef seul le sait.