Petite nostalgie personnelle: C’est ici, semble-t-il, que mes parents m’ont conçu avant de revenir, peu avant la fin de la guerre, en France. Où je suis né.
Au Brésil, deux choses seulement sont organisées: le Carnaval et le désordre. Arrivé au petit matin après un vol sans histoire mais long, départ de Genève à 21h et de Zurich deux heures plus tard. Classe économique bourrée jusqu’à la gueule. Rio enfin, longue attente aux contrôles de police, passés ensuite sans encombre. L’avion avait de l’avance. Le taxi me dépose devant chez Raymond Asséo, que je n’ai pas revu depuis des lustres, presque une heure avant le rendez-vous annoncé.
Alors que je débarque, il me semble reconnaître l’homme qui sort de l’immeuble plutôt luxueux et s’apprête à traverser sans se préoccuper de mon taxi. Je l’appelle par son prénom. C’est bien lui. Je ne me souvenais qu’à peine de son visage et sans doute ne l’avais-je rencontré à Genève qu’une ou deux fois. Il se différenciait de la masse des photographes de presse, toujours présents sur les « coups » (tout relatifs) de la vie genevoise. Il semblait me rappeler des images en noir et blanc, plutôt sombres, un rien intellectuelles .Je n’avais jamais travaillé avec lui, écrit de textes pour lui ni sollicité de lui des illustrations. Mais son nom et son personnages étaient encore présents dans ma mémoire lorsqu’en septembre ou octobre Alain Nicolet, à qui je faisais part de mes projets de voyage en Amérique du Sud, m’avait dit avoir travaillé pour lui (en fait, Raymond l’avait surtout photographié dans quelques bistrots qu’il fréquentait assidûment) et m’avait communiqué son adresse.
L’homme est plutôt petit et frêle. Il porte cheveux et barbe plus sel que poivre, le tout en assez grand désordre. Son splendide nez de vieux sage juif (d’origine séfarade, il est né à Nice et a passé plus de 30 ans en Suisse avant de choisir le Brésil, en 1974) sert de support à des lunettes dont le reflet ajoute au brillant du regard. Raymond est un tendre discret et, sans doute, assez renfermé. Manifestement, ma visite lui fait plaisir. Nous passons d’ailleurs illico au tutoiement.
L’immeuble où il vit, rue du Général Glicerio dans le quartier de Laranjeiras, a conservé des années 30 ou 40, période vraisemblable de sa construction, le faste froid, post-colonial, de son âge. La rue est peu passante, largement arborisée. Un endroit privilégié, même si Raymond affirme n’avoir pas payé très cher son appartement, après en avoir habité quelques autres dans le quartier. La porte métallique ajourée de verre est gardée par un vigile, comme c’est l’habitude ici. Le hall est grand, l’ascenseur plus petit. Au cinquième, plusieurs portes de bois, avec une ouverture de conversation à hauteur de visage. Ici, on se méfie de tout. La femme de Raymond a vu surgir un jour chez elle un groupe armé qui, en quelques minutes, s’est emparé de bijoux, montres, valeurs.
A cette heure, Malba (c’est son prénom) n’est pas encore levée. Raymond me confectionne un excellent café, du jus d’orange, et coupe le pain qu’il vient d’aller chercher. Nous prenons le petit déjeuner dans un coin du salon, vaste et bien éclairé. Au mur, des peintures et des photos sous cadre. Sur une table, des sculptures de bois et de bronze. La plupart des oeuvres sont dues à Raymond, je le découvre maintenant ou l’apprendrai plus tard.
Chaleur intense, il faisait 36 ou 37 au lever du jour et le thermomètre a sans doute dépassé les quarante dans la journée. A l’ombre, bien sûr. Quant au soleil, n’en parlons pas. J’arrive de l’hiver et le choc est sévère. Plus je bois, plus je transpire mais il le faut bien pour que les reins aient tout de même un peu de liquide à traiter et ne se bloquent pas.
Malba apparaît. Brésilienne, elle a peut-être un peu de sang noir. Droite, digne, attentive. Elle est déjà retraitée (30 ans d’emploi) mais travaille à nouveau dans le domaine de l’enseignement où elle tente de gérer l’argent des écoles de la ville. Certaines appartiennent à la cité, d’autres à l’Etat, d’autres encore au gouvernement fédéral, mais les charges sont intriquées, peut-être pour créer un rideau de fumée favorable à la corruption et aux détournements de fonds. Malba a le cheveu court, le regard attentif. C’est avec elle, pour elle, que Raymond est venu ici. Il l’a connue à Genève, alors qu’elle y était détachée auprès d’une organisation internationale.
Apparaît Sam, leur fils, 16 ans. Apparemment timide, mais en fait éveillé et attentif. Il voudrait faire du cinéma, ou de la vidéo. En famille, tous trois parlent indifféremment le français, que Malba et Sam maîtrisent bien, ou le portugais, que Raymond estropie un peu, avec un accent français à couper au couteau. Il me parle de son travail. Adoubé par l’Alliance française et surtout le service commercial de l’ambassade de France, il a déjà présenté deux expositions de peinture et s’apprête à en présenter deux autres. Il a développé une forme originale de photographie, la chromo-photographie.
Partant de tirages noir blanc, il se sert d’agrandissement effectués sur un papier assez poreux pour absorber, à la main, les couleurs que l’artiste aux lieux et personnages. La chromophotographie existait déjà dans l’entre deux guerres mais l’effet est surprenant. Raymond se sert de pigments qu’il prélève sur la pointe des mines de crayons que lui offre Caran d’Ache, répartit du bout du doigt la poudre, la laisse imprégner pendant quatre heures les sels d’argent du tirage photo, puis fixe le tout grâce aux mélanges chimiques habituels.
Le résultat est une vision un rien surannée, qui donne aux images d’aujourd’hui le climat des années trente. Une manière de dire que ce que nous voyons aujourd’hui sera bientôt du passé pourrait même ne plus être, à l’heure où l’homme s’apprête à une vie extra-terrestre.
Ce mélange de particularité artistique et de contacts sociaux lui a ouvert des portes. L’UNESCO lui propose de réaliser un livre sur le thème des richesses culturelles du monde, « plus fragiles que la paix ». Il a déjà présenté des expositions sur Paris, s’apprête à en réaliser une sur le Maroc et part bientôt pour la Chine et… Genève, Caran d’Ache souhaitant qu’il y réalise une exposition. Raymond se débrouille pour obtenir billets d’avion et hébergement gratuits. Ainsi, le voyage ne lui coûte pas trop cher. Bref, il se débrouille mais son budget annuel ne doit pas être bien élevé. Sans doute est-il arrivé ici avec quelques sous. Mais certainement l’apport du travail et de la retraite de Malba entre-t-il pour beaucoup dans le budget de la maison.
Le matin, partons en ville en quête de billets pour Salvador et Manaus. Toute une affaire, impossible dans l’agence de voyage que connaît Raymond et finalement réalisable à l’agence centrale de Varig, après une heure d’attente. Ensuite, tout près, repas bref au cercle italien. Voilà qui me rappelle un autre cercle italien, dans le Buenos Aires des années 70, et ce correspondant de la radio suisse, Henri Janières, en délicatesse en France après la Libération, exilé en Argentine et ne parlant toujours pas, après un séjour de plus de vingt ans, un traître mot d’espagnol.
Quelques images vidéo de Raymond photographiant Buenos Aires. Mais la crainte permanente d’être attaqué et dévalisé, crainte confirmée par un policier qui traverse la place pour venir à notre rencontre et nous conseiller de ne pas laisser voir nos appareils, Raymond son vieux Nikon, moi ma petite caméra Sony. Nous filmerons encore quelques séquences dans sa rue, plus paisible, puis j’enregistrerai dans son atelier tandis qu’il appliquera les pigments sur une de ses photos du Maroc.
Bonsoir,
Vous mentionnez Henry Janières (Raymond Grasset de son vrai nom…!? Auriez-vous de plus amples informations à son sujet? Merci d’avance – Bien à vous – CM.