03. De Nantes à Gorée

 

MDM PHO LIV _0013

Vendredi 30 juin

Ce matin, c’est la ville de Saint-Sébastien-sur-Loire, en face de Nantes, qui accueille les enfants. Ce n’est pas un hasard. A Saint-Sébastien se trouve un comité Action École particulièrement actif. L’un des enfants qui embarqueront à bord du Vendredi 13, Grégory, habite d’ailleurs Saint-Sébastien, où il est membre du conseil municipal des enfants.

L’après-midi, retour à Nantes et petite fête populaire sur le quai d’Aiguillon, où le Vendredi 13 est revenu s’amarrer. Les badauds s’intéressent au Vendredi 13 et, du coup, tournent le dos à l’estrade sur laquelle se produisent artistes et musiciens locaux. Des ministres et autres officiels se succèdent dans un ballet de motards. Les enfants, eux, commencent à prendre leurs marques à bord. Ils s’aventurent dans l’entrepont et découvrent l’exiguïté du lieu. Au premier coup d’oeil, lorsqu’ils se sont trouvés au bord du quai et que leur est apparu le bateau, ils avaient déjà été surpris. Le Vendredi 13 est certes l’un des plus grands bateaux de course mais, pour le confort et l’espace, il vaut mieux s’adresser aux croisières Paquet !

A 18 h 30, départ du Vendredi 13 et de ses passagers vers les entrepôts du quai Wilson, sur l’île Beaulieu. C’est de là qu’aura lieu, à 22 h 30, le départ « officiel ». Officiel seulement. La marée est en effet trop basse à cette heure-là pour permettre au bateau, dont la quille mesure neuf mètres, de s’engager sur la Loire en direction de Saint-Nazaire. Lorsque les festivités seront terminées, l’équipage fera mine d’appareiller mais se contentera d’aller s’amarrer à nouveau au quai d’Aiguillon, où il faudra attendre, discrètement, 5 heures du matin.

Vers 19 h 30, première série de discours : le maire Jean-Marc Ayrault, le chef de cabinet d’Hélène Dorlhac, le ministre de la Mer, Patrick Aeberhard. Puis un halo de lumière fait apparaître Richard Bohringer déclamant de sa voix rauque et fragile le poème de Tahar Ben Jelloun sur un enfant palestinien qui, touché par une balle, meurt une pierre dans la main. Après ce moment de grande émotion, différents concerts ont lieu dont le Golden Gate Quartet et Sarah Dika-Carrere. A bord, curieux et visiteurs se succèdent.

Un feu d’artifice est prévu. D’une barge proche et de grues installées sur le quai, des projecteurs illuminent le ciel. Lorsque, d’au-delà de l’île, parvient le bruit sourd d’une explosion, des centaines de mouettes refluent et tournoient dans les faisceaux des projecteurs pointés vers le ciel et s’entrecroisent dans un ballet impeccable. Par les capots entrouverts apparaissent les regards extasiés de quelques gosses. C’est la première fois, depuis le début de ce spectacle qui ne leur est pas destiné et qui leur échappe, qu’ils vibrent ainsi. Mais ces oiseaux-là ne sont-ils pas aussi ceux du voyage et de la liberté ?

Il est minuit passé lorsque se termine le spectacle. Plus question de tirer le feu d’artifice, les Nantais dorment. Dans la lumière des projecteurs, Philippe Facque fait larguer les amarres tandis que les haut-parleurs diffusent une musique irréelle et lancinante. La marée est très basse. Le quai nous surplombe d’une bonne dizaine de mètres. Des silhouettes se mettent à y courir pour suivre notre départ, sur fond de grues, d’entrepôts et de cheminées. Par l’embrasure d’un capot, deux mains d’enfant s’agitent en guise d’au revoir. Les autres dorment. Une demi-heure plus tard, nous abordons au quai d’Aiguillon désert. Avec Jérôme Caza, le cameraman, dernière bière et sandwich-merguez dans le seul bistrot encore ouvert. Vient la fatigue. Déjà, le bateau me manque.

Samedi 1er juillet

Le départ ne m’a pas réveillé, pas plus que les enfants. Il était, paraît-il, 5 heures. Sans doute faisait-il encore nuit. Un pilote du port de Nantes est monté à bord et s’est mis à la barre. Lorsque j’émerge, vers 7 heures, l’homme se tient droit dans son discret habit bleu imperméable. Sur les rives de la Loire, des ajoncs, quelques vaches et, de loin en loin, des bourgades sinistrées, au port abandonné. Crise économique, simplement.

Peu à peu, les enfants viennent rejoindre l’homme à la barre, le questionnent. D’abord un rien bougon, le voilà qui se met à parler du temps où il était commandant dans la marine marchande. Pendant trente ans, il a voyagé partout, Amérique du Sud, Afrique de l’Ouest, Orient. Il conserve une tendresse particulière pour l’Indochine. « Parce que les indigènes avaient une grande culture, tandis que les Africains étaient plus frustes. » Luan, le petit Vietnamien, est là, qui sautille d’un bord à l’autre. Méhret aussi. Et Hieng. Et l’homme, qui avait l’impression d’effectuer une simple mission de routine, devient attentif, presque affectueux.

Sur la rive droite, des appels de phares et des gestes à peine perceptibles dans le gris pâle de cette journée mal fardée. Ce sont « ceux du camion », amis et amies des marins embarqués sur le Vendredi 13 et dont certains ont fait le voyage des Antilles à Lorient, puis de Lorient à Nantes, pour amener le bateau, un rien décati, de ses parages tropicaux jusqu’aux chantiers navals bretons, le réparer, le préparer et l’amener jusqu’à ses nouveaux occupants, l’espace d’un été.

Voici les lignes amples du dernier pont sur la Loire. Saint-Nazaire. Ensuite, nous ne serons pas encore tout à fait en mer, mais nous serons tout de même déjà libres, débarrassés des dernières contraintes terrestres, mais livrés aux aléas de la navigation océane. Là-haut, sur le pont, comme effacées par la bruine qui nous enrobe, les silhouettes de deux hommes qui nous ont escortés jusqu’à l’ultime moment.

La Loire, maintenant, se mêle à l’océan. Les différences de salinité se marquent par des lisérés mousseux et blanchâtres, que nous brisons au passage et qui se forment à nouveau derrière nous. Nous approchons de quatre gros navires ancrés au large et qui attendent sans doute de pouvoir charger ou décharger leur cargaison à Nantes ou à Saint-Nazaire. Près d’eux, un bateau plus petit et noir, sur lequel se détache, en blanc, le mot PILOTE. Ici va s’arrêter le travail de notre guide en bleu. Il fait signer un reçu à l’équipage tandis que le bateau noir vient tourner autour de nous avant de mettre un canot à l’eau. L’embarcation nous aborde par bâbord et, sans même s’arrimer, s’accouple à notre flanc, bord contre bord, le temps pour notre pilote d’enjamber notre bastingage et de sauter sur l’avant du canot, où il s’agrippe à une grande barre métallique horizontale. Le canot rejoint le bateau noir, se glisse derrière lui. Nous ne verrons pas l’homme monter à bord mais nous le verrons, peu après, faire d’amples signes d’adieu. Lui qui disait, tout à l’heure, ne pas regretter d’avoir troqué la navigation au long cours contre la sécurité quotidienne de ce petit travail côtier, je le soupçonne aujourd’hui de nous envier à l’évocation des couleurs, des senteurs, des musiques, des saveurs et, peut-être, des frayeurs qui vont être les nôtres au fil du voyage. Réminiscences de pays qu’il a aimés et qui seront autant de nos escales.

Il fait froid pour la saison. Le vent d’ouest charrie des nuages gris et mauves. La bruine s’intensifie, les vagues clapotent de plus en plus. Il était 9 heures quand nous sommes passés sous le pont de Saint-Nazaire et 10 quand le pilote nous a quittés. Cette fois, l’aventure est devant nous. Les premiers malaises aussi.

Le repas de midi se passe pourtant sans encombre mais, sitôt après, la mer se gâte et, les uns après les autres, les petits passagers se sentent mal. Alors que tombe la nuit, c’est quasiment la panique. Sans doute claustrophobes, à moins qu’ils ne préfèrent simplement être malades ensemble, la plupart des enfants s’entassent dans le carré commun plutôt que de regagner leurs cabines individuelles. Le bateau gîte très fort sur bâbord. J’ai moi-même été pris d’un coup. Philippe Facque tente de convaincre les enfants de gagner leur cabine. Pour certains, c’est sans doute le premier vrai mal de mer.

Dimanche 2 juillet

Petit lever hésitant. Plusieurs enfants sont encore très malades : Luan, Anne-Laure, Hieng, Karine et Gerson, le petit Guatémaltèque. Même Bénédicte, le médecin de bord, n’échappe pas à la règle. D’autres s’en tirent mieux, mais sombrent cependant par moments : Sami, Méhret, Mamadou, Gerson. Heureusement, le soleil fait une apparition progressive et, l’après-midi, tout rentre à peu près dans l’ordre.

Les aléas de la mer font place aux désirs de la jeunesse. Gerson est très demandé et en joue. Il aime à réunir autour de lui, sur sa couchette installée dans le carré, ses fans en pâmoison, Karine, Méhret, Ambre. Philippe s’en inquiète un rien. Il n’a sans doute pas tort. Puis tout le monde se met à danser sur une cassette de Johnny Clegg. La nuit tombe.

Depuis le premier jour, deux quarts avaient été instaurés, avec tournus toutes les quatre heures. Premier quart : Yvon, Marc et moi, pour les adultes ; Sami, Piotr, Gilles, Mamadou, David, Méhret, Ambre pour les enfants. Deuxième quart : Philippe, Laurent, Jérôme et Bénédicte pour les adultes ; Karine, Gerson, Luan, Mohammed, Hieng, Anne-Laure, Grégory pour les enfants. Mais le mal de mer avait tout désorganisé et les quatre marins professionnels s’étaient répartis à eux seuls les responsabilités. Avec le retour du moral et de l’équilibre, les quarts prennent réalité. Plusieurs enfants se mettent même à la barre, à peine surveillés du coin de l’œil, pour autant que le temps soit clair et la mer calme, par l’un ou l’autre des marins. Méhret et Mamadou sont parmi les plus assidus.

Dia093.0020

La « baignoire », renfoncement rectangulaire situé à l’arrière et au centre duquel est disposée la barre, est aussi un lieu de rencontre. On raconte les histoires les plus scabreuses. Méhret et Ambre s’en donnent à coeur joie. Jeu ? Provocation ?

Je prends le quart à 8 heures mais j’ai tellement mal au dos que les deux premières heures me sont un calvaire. A 10 heures, je dételle. J’espère que ça ne va pas durer. Mon travail en souffrirait, mes contacts avec les autres aussi.

Lundi 3 juillet

En fin de matinée, nous sommes en vue de la terre, au nord de l’Espagne. Le vent a tourné et vient maintenant du sud-est. Nous suivons longtemps la côte, sur bâbord. Nous ne faisons que la deviner. Pendant quelques dizaines de minutes, les reliefs disparaissent. Ce n’est pas encore le passage du cap Finisterre, seulement la trouée de La Corogne.

Dia119.0031

Une troupe de dauphins vient nous escorter pendant quelques minutes. Quelqu’un lance :

— Pour qu’ils sautent, il faut siffler.

Dia119.0030

Du coup, les enfants qui s’étaient précipités sur le pont, appareil-photo à la main, sifflent et sifflent encore. Çà et là, un dauphin consent parfois à laisser filer son aileron hors de l’eau. Les enfants en oublient les deux pigeons qui, depuis Saint-Nazaire, nous accompagnent et se posent parfois sur le pont. L’un bleu, l’autre rouge, ils ont hâtivement été baptisés Ulysse et Pénélope et semblent ne pas se lasser de notre compagnie.

Le soir, je me mets aux fourneaux. Rôti de porc à l’ail et aux herbes, pommes sautées, il n’en restera rien.

Mardi 4 juillet

La nuit a été froide. Le ciel est gris. Nous avons dépassé hier soir le cap Finisterre et voguons désormais plein sud. Les vagues nous prennent de côté et nous font balancer sans cesse. A 10 heures, aucun des enfants n’est encore venu prendre son petit déjeuner. Sans doute certains sont-ils à nouveau un peu malades. Les autres folâtrent dans leur couchette.

L’objectif New York semble encore très lointain, comme irréel. Pour l’heure, foin des droits de l’enfant. Chacun semble avoir oublié pourquoi il est ici. La vie se partage entre les quarts, les jeux, un peu de repos et de longs sommeils. Entre eux, les enfants semblent ne pas vouloir faire plus ample connaissance, par manque de curiosité ou par crainte d’avoir, à leur tour, à subir la curiosité des autres. Un peu comme si, à l’insouciance de leurs premiers contacts, devait alors inévitablement succéder une véritable prise en charge, une ébauche de responsabilité des uns (plus âgés, plus riches ou sans problèmes) à l’égard des autres (plus jeunes, plus pauvres, ou issus de régions en guerre). On dirait que, pour eux, le silence et la navigation ont supprimé les différences et que la parole risquerait de briser le rêve.

C’est aujourd’hui l’anniversaire de Hieng. Treize ans sur le Vendredi 13, c’est 13 excitant et 13 exceptionnel. Nous lui confectionnons un gâteau avec deux quatre-quarts bretons tout droit venus du supermarché, nappés de chocolat fondu à la casserole et ornés de quatre bougies appartenant à l’équipement du bord, une rouge pour la dizaine, trois roses pour les unités.

Il est aussi temps de travailler. Marc rassemble son monde sur le pont. Libre parole, pour l’heure. Quelques-uns évoquent leur pays, leurs origines, leur famille. Mais ces premiers aveux restent assez superficiels. Sans doute, à nouveau, pour ne pas briser la magie. Ensuite, chacun se concentre sur ce qu’il sait le mieux faire, ou qu’il a le plus envie de faire. Sur de grandes feuilles blanches, Gilles s’applique à dessiner ce qui menace le plus les enfants du monde : faim, analphabétisme, guerre, prostitution, violence, drogue.

Dia118.0046

Gerson-le-caïd en pince pour la nymphette Karine. C’est à elle maintenant de se jouer de lui. Qui est-il donc, ce Gerson ? La brève fiche fournie par MDM dit qu’il n’a plus qu’une soeur et sa grand-mère, au Guatemala. Mais Gerson parle de son père, dit qu’il est boulanger, cite même le nom du village. Pourtant, lorsqu’on lui demande s’il fera du pain pour nous, il répond qu’il faut trop de choses. Nous lui proposons pourtant de la farine, du sel, de la levure, de l’eau.

— Non, il faut encore beaucoup d’autres choses pour faire du pain, réplique Gerson.

De deux choses l’une : ou bien les boulangers guatémaltèques ont des manières très compliquées, ou bien Gerson n’a pas de père.

Dia093.0043

Luan a été recueilli voilà deux ans, paraît-il, avec d’autres boat-people vietnamiens, en mer de Chine. Pourquoi ses parents n’étaient-ils pas avec lui à bord de ce bateau du dernier espoir ? Ils semblent être restés au Vietnam. Luan ne parle pas de ça, même si ces événements de sa vie récente ne peuvent lui être sortis de l’esprit. Il se contente de gambader, vif comme l’anguille, apparemment heureux. Peut-être nous dira-t-il quelques-uns de ces souvenirs-là dans les jours qui viennent. Il aurait suffi qu’un bateau de pirates attaque leur embarcation, ou simplement que les vents soient contraires, et Luan serait mort. Combien de petits Luan ont-ils été mangés par les requins en mer de Chine ?

Mercredi 5 juillet

Les enfants se lèvent de plus en plus tard. Ce matin, les premiers à réclamer leur petit déjeuner sont apparus vers 10 heures, les derniers vers midi. Demain, c’est décidé, plus de petit déjeuner après 10 heures.

Les choses sérieuses, c’est-à-dire drôles, commencent vers 17 h 30. Marc a décidé de réunir tous les enfants dans le cockpit (drôle de nom pour un lieu sans aucune protection) et de choisir, à raison d’un ou deux par jour, des pays d’où proviennent des enfants, à charge pour ceux qui en sont originaires d’en parler, et pour les autres de poser des questions. Il est décidé de commencer par la France, ce qui n’est pas particulièrement affriolant. Mais, très vite, les enfants parlent d’école. En France, école obligatoire de cinq à seize ans. En Pologne, de sept à dix-huit ans. En Belgique, examens de passage chaque année et numérotation des classes crescendo plutôt que decrescendo, comme c’est le cas en France.

Dia093.0044

Chez nous au Sénégal, dit Mamadou, l’école est organisée comme en France et, en principe, elle est gratuite. Mais elle n’est pas obligatoire. Ce serait impossible. Certains parents n’ont pas les moyens d’envoyer leurs enfants à l’école. Ils doivent travailler. En ville, les trois quarts des enfants vont à l’école mais, à la campagne, à peine plus de la moitié.

Dia096.0019

Chez nous au Liban, continue Sami, à cause de la présence française à la fin de la guerre, c’est le système français qui est appliqué, mais l’école n’est pas gratuite. Dans les écoles d’État, la somme est symbolique mais, dans les écoles privées, gérées par l’Église, une année scolaire peut coûter très cher. Pour moi, par exemple, mes parents payaient l’équivalent de treize mille francs français par an. Maintenant, je vais aller à l’école en France. Au moment des derniers affrontements, mes parents ont décidé de partir, c’était devenu trop dangereux. Je ne sais pas si nous retournerons au Liban.

Dia093.0030

En Pologne, ajoute Piotr, l’école est obligatoire de sept à dix-huit ans. Il y a quatre degrés. On peut redoubler pendant le premier degré, jusqu’à douze ans, mais pas ensuite. Si on n’obtient pas la moyenne, on entre dans une école professionnelle. Les autres continuent dans le deuxième degré et à quinze ans ils passent un nouvel examen. Ceux qui ratent sont dirigés vers une école technique. Les autres continuent jusqu’à dix-huit ans et là, s’ils réussissent le troisième examen, ils sont autorisés à entrer dans le quatrième degré, c’est-à-dire l’université.

Dia093.0031

Au Vietnam, raconte Luan, les enfants ne vont à l’école qu’à partir de dix ans. Et encore, pas tous. Une simple feuille de papier coûte plusieurs dongs. Quand j’y étais, nous étions trois ou quatre en classe. Nous n’avions école que deux ou trois jours par semaine. Et seulement une partie de la journée, parce que le maître devait pouvoir s’occuper de différentes classes, successivement, dans la même journée. Et, de toute façon, le maître s’arrangeait pour être souvent malade. Comme ça, il restait chez lui et les enfants avaient congé. Mais j’ai tout de même appris à écrire quelques mots et maintenant, à Paris avec mon oncle, je continue à écrire en vietnamien.

Comment es-tu parti ? lui demande Gerson.

Nous sommes partis un beau jour sur un bateau plus petit que celui-ci. Il y avait plus de cent cinquante personnes à bord. (Luan rit à gorge déployée et fait des gestes comme s’il s’agissait d’une bonne farce.) On n’avait pas d’eau douce à boire. Moi, je buvais de l’eau de mer. Pouah ! D’autres, qui ne pouvaient pas avaler de l’eau de mer, buvaient le pipi de leurs voisins. Un jour, un bateau s’est approché du nôtre et a commencé à tirer. Nous avons eu un ou deux morts, je ne sais plus. (Il rit.) Le reste du temps, les adultes jouaient aux cartes.

Ils jouaient de l’argent ? Des dongs ?

Oh non ! (Rire.) Pas des dongs. Seulement de l’or. L’or, c’est ce qu’il y a de plus beau au Vietnam. Et ceux qui avaient perdu, qui n’avaient plus d’or, ils jouaient leurs enfants. Moi, J’ai vu une femme qui a perdu sa fille comme ça. (Nouveau rire.) Et puis, finalement, un bateau nous a secourus. Et maintenant, je suis à Paris avec mon oncle, et je suis bien content.

Et tes parents ? Et ta famille ?

Ils sont restés au Vietnam. Mon frère aussi. Il est plus grand que moi. Il s’était renseigné sur la France. Mais quand il a su qu’il fallait travailler pour vivre, il a décidé de rester au Vietnam. Mes parents aussi sont restés au Vietnam. Mon père ne fait rien. Il a trente et un ans, il est très gros. (Luan mime une barrique à la hauteur de son ventre.) Il ne se déplace même pas de quelques mètres.

Tu as des nouvelles de tes parents, parfois ?

Moi, non. Mais mon oncle me dit qu’ils vont bien.

Les autres enfants semblent tristes, ou en tout cas graves, au récit de Luan. Mais lui s’amuse beaucoup, fait des mimiques, sautille sur place, puis revient s’endormir sur les genoux de Méhret, superbe et adorable gamine réfugiée d’Érythrée.

Et toi, Gerson, qu’as-tu vécu à l’école ?

MDM PHO LIV _0006b

Yo ne me acuerdo mas. Tengo ninguna idea sobre la escuela. Je ne me souviens pas. Enfin, si. Je suis allé quelque temps à l’école au Costa Rica. Je devais avoir quatre ou cinq ans. Mais je n’en ai aucun souvenir.

Et, depuis, tu n’es jamais allé à l’école ?

Si, chez moi, au Guatemala. J’allais dans une école du quartier 18. J’y vais toujours, d’ailleurs. Mais pas souvent. Notre classe est large comme ça (il montre la distance entre deux mâts, environ cinq mètres) et juste un peu plus longue. On est trente ou quarante là-dedans. Les enfants qui ont leurs parents y vont à peu près régulièrement. Mais pas les autres, pas ceux qui sont seuls.

Seuls ? Tu veux dire orphelins ?

Il y a beaucoup d’orphelins. Mais il y a surtout beaucoup d’enfants qui ne vivent pas, ou plus, avec leurs parents. Moi, par exemple, mes parents se sont séparés. Mon père est boulanger dans une petite ville de l’arrière-pays. Ma mère, je ne sais pas où elle est. J’ai une soeur qui vit chez une cousine, à Antigua. Et moi, je vis à Guatemala City, avec des copains, jamais les mêmes, chez mon grand-père, enfin celui que j’appelle mon grand-père, et qui a quatre-vingt-trois ans. On ne va pas trop à l’école ; tu comprends, il faut manger. Alors, on fait des petits boulots, on va chanter dans les rues, on travaille sur des camionnettes. Il y en a aussi qui volent.

Bien que Gerson s’exprime en espagnol, Karine ne perd pas une seule de ses paroles. Parce que ses propres parents sont, eux aussi, séparés et que, dans son malheur relatif, elle se dit qu’elle a plutôt de la chance.

Jeudi 6 juillet

Les ukases ne sont guère respectés. Personne n’est apparu dans la cuisine avant 9 h 30 et, à 11 heures, plus de la moitié des passagers dormaient encore. Du coup, nous avons trouvé la parade : changement d’heure. Ce qui permet de se conformer, en effet, à la réalité des fuseaux horaires ; mais permet surtout à quelques-uns d’arriver dans les temps au petit déjeuner. Il est vrai que l’heure européenne d’été est particulièrement artificielle et que, de surcroît, nous sommes maintenant largement à l’ouest de l’Europe. Naturellement, les enfants s’étaient mis à vivre à l’heure solaire. C’est du moins l’excuse que nous, adultes, leur trouvons.

Pendant la nuit, alors qu’elles étaient de quart avec Bénédicte, Ambre et Méhret ont pondu un poème sur l’équipage et les passagers. Le voici.

Dia093.0028Dia093.0042

Philippe, notre capitaine, nous emmène dans ce merveilleux trip.

Dia096.0017

Avec lui, l’équipage :

Dia113.0050

Yvon, dont le regard bleu fait notre admiration;

Dia113.0034

Laurent, qui déstocke en soute comme un dément ;

Dia093.0003s

Alex, qui entre son lit et les fourneaux vous envoie des télexes ;

Dia113.0014

Jérôme, qui met en boîte tous les mômes ;

Dia093.0018

Marc, qui dans les droits de l’enfant nous embarque ;

MDM PHO LIV _0022b

et Bénédicte, à qui ce soir ce poème l’on dicte.

Et nous, nous prenons nos petites habitudes.

Dia118.0049

Grégory fait des blagues et le comble serait qu’on en rie ;

Dia111.0037

Gilles dessine de ses doigts agiles ;

MDM PHO LIV _0022c

Pham fait rire ses fans ;

Dia093.0039

Mamadou tient le cap jusqu’au bout :

Dia093.0032

Karine fait petite mine ;

MDM PHO LIV _0006c

Sami petit à petit reprend goût à la vie ;

Dia112.0007

Mohammed is always in his bed ;

Dia093.0029

David de livres est avide ;

Dia093.0036

Méhret conte fleurette ;

Dia094.0040

Piotr parle plus fort que les ôtres ;

Dia093.0047

Ambre n’a toujours pas rangé sa chambre;

Dia115.0049

Gerson le dur n’a besoin de personne ;

Dia093.0037

Anne-Laure dont le pied ne vaut pas de l’or ;

Dia119.0005

et enfin Hieng, qui ne rime avec rieng.

Le temps est clair, la mer bleue, on se dirait sous les tropiques. Qui l’eût prédit voilà encore deux jours ? Nous sommes à la latitude du détroit de Gibraltar et filons difficilement six noeuds.

Un cas de varicelle. Gilles, le Martiniquais, nous avoue avoir été en contact avec un cousin qui l’avait attrapée, peu avant le départ. Nous faisons l’inventaire de ceux, adultes comme enfants, qui ne l’ont pas encore eue et qui risquent bien d’avoir les premiers symptômes peu avant l’arrivée à Dakar : quatre ou cinq enfants, un ou deux adultes. Voilà qui pourrait clairsemer les rangs. Seront-ils autorisés à débarquer, ou mis en quarantaine ? Quant à Hieng, la petite Cambodgienne, elle est la seule à ne toujours pas échapper au mal de mer. Elle s’étiole et tente de faire bonne figure. Sera-t-il raisonnable de l’embarquer à nouveau pour la traversée Dakar-Antilles ? Le souhaite-t-elle seulement ? Il est encore un peu tôt pour le dire.

En fin d’après-midi, les enfants se retrouvent, comme la veille, sous la double férule de Marc et Philippe, dans le cockpit, c’est-à-dire dans le petit carré de baignoire qui entoure la barre. Quatre ou cinq ont les pieds qui pendouillent à l’intérieur, les autres sont assis en tailleur, ou allongés, tête sur un coude, alentour. Après Luan et sa fuite vietnamienne, après Gerson et ses bidonvilles guatémaltèques, c’est au tour de Sami de parler aux autres de son Liban.

Sami est un grand gaillard très doux, au teint légèrement cuivré, à la moustache naissante, aux cheveux sages et au nez aquilin. Il a seize ans. C’est dire qu’il est pratiquement né avec la guerre au cœur de laquelle il a vécu depuis lors, en compagnie de ses parents, d’une sœur et d’un frère.

Sami remonte son pantalon. Longue cicatrice sur l’arête du tibia.

Je suis né en 1973 et c’était le début de la guerre. J’ai passé la moitié de ma vie dans les sous-sols, dans les caves, à cause des bombardements qui tombaient sur Beyrouth. L’école, je n’y allais que lorsqu’il y avait un peu de calme, un calme relatif car il n’y avait jamais de calme parfait. Il y a trois mois, alors que je faisais la queue devant une boulangerie avec mon frère, une voiture piégée a explosé et j’ai été blessé. Mon frère aussi. J’ai fait un mois d’hôpital et, dès que j’ai pu marcher un peu, mes parents ont décidé de quitter le Liban. Ça devenait vraiment très dangereux et, en plus, on n’avait plus d’électricité, plus d’eau potable et, à la fin, plus de pétrole.

A quoi ressemblait ta vie quotidienne ?

C’était horrible. On ne peut pas vivre au Liban. On doit rester dans les caves des immeubles, dans les sous-sols. Chaque immeuble a un ou deux étages de sous-sols dans lesquels on peut se protéger des bombardements. On ne voit le soleil que lors des accalmies. Si on n’était pas obligé de porter un seau pour aller chercher de l’eau au robinet public, on ne sortirait jamais de la cave. Quand on parvient à sortir, on en profite pour vérifier que la maison n’est pas touchée et pour rapporter un peu de pain et des boîtes de conserve si on a la chance d’en trouver dans un supermarché ouvert. C’est très dangereux de sortir dans les rues comme ça. Mais on est obligé. Les petits enfants, les femmes, surtout les femmes enceintes, les vieillards ne quittent jamais les caves. Seuls les hommes et les gamins de mon âge sortent pour aller faire les provisions.

Dans les caves, on vit comment ?

Ça dépend des immeubles. Dans la cave de mon immeuble, je peux considérer que c’était un luxe d’avoir une pièce de deux mètres sur quatre pour notre famille. Dans d’autres caves, une vingtaine de personnes peuvent s’entasser dans une pièce de trois mètres sur trois. On apporte quelques matelas, des couvertures, des oreillers et on vit comme ça, les uns à côté des autres.

Tu es chrétien. Au fil des années, vos ennemis ont changé…

Au début, c’étaient les Palestiniens qui voulaient faire du Liban leur pays, à cause de la perte de leur propre pays, la Palestine. Ensuite, ce sont les Syriens qui sont intervenus comme force de paix et qui ont voulu, eux aussi, envahir le Liban. Plus tard, ce sont les Israéliens qui, après avoir subi les attaques palestiniennes, ont envahi le Liban en 1982. Enfin, les Syriens se sont mis à pilonner tous les quartiers de Beyrouth, Est et Ouest. Ça a toujours été les Libanais chrétiens qui ont fait la guerre aux ennemis parce que les Libanais musulmans subissaient la pression des forces étrangères et, en même temps, celle des pays arabes, qui interdisaient aux musulmans de combattre d’autres musulmans. Les Libanais musulmans se tenaient à part, ils n’aidaient personne, ni d’un côté ni de l’autre.

Comme enfant libanais chrétien, avais-tu des amis musulmans ?

Je peux dire que 40 % au moins de mes amis sont des musulmans, surtout des sunnites, dont les opinions sont proches de celles des chrétiens.

Ta famille et toi avez donc décidé de quitter le Liban. Dans quelles conditions êtes-vous partis ?

Le départ s’est fait dans des conditions difficiles. Nous nous sommes rendus au port chrétien de Jounieh pour prendre un grand bateau, le Larnaka Rose, un navire chypriote. Mais il ne pouvait pas approcher du port à cause des bombardements syriens. Dès que le bateau approchait, il apparaissait sur les radars syriens et il était aussitôt pilonné. On a dû attendre dans un hangar pendant plus de trente-six heures. Un orgue de Staline envoyait des dizaines d’obus dans notre direction, mais aucun n’a atteint le hangar. Sinon, parmi les huit cents personnes qui attendaient, il y aurait eu au moins une dizaine de morts et des dizaines de blessés. Comme le bateau ne pouvait toujours pas approcher, on nous a finalement transportés dans des petites chaloupes, des petits canots de pêcheurs. A la rame. Le Larnaka Rose attendait au large. Nous sommes arrivés, malades et trempés, trois ou quatre heures plus tard.

Tu n’as pas hésité à suivre tes parents ?

Je venais de sortir d’une expérience horrible : plusieurs semaines à l’hôpital, trois mois de douleurs permanentes. J’ai hésité un peu. J’ai dit à mon père que je désirais rejoindre l’armée. Je ne voulais pas mourir comme ça, dans notre maison. Mais je suis mineur. L’armée ne pouvait pas m’accepter. Alors, nous avons décidé de quitter le Liban, après beaucoup d’hésitations. Et nous avons l’intention d’y retourner dès que le calme reviendra.

Depuis ton départ, qu’est-ce qui te manque le plus ?

Je n’ai pas cessé d’avoir la nostalgie du Liban. J’ai laissé derrière mois tous mes amis, tous mes cousins, tous mes oncles, mes copains, mes copines. J’ai laissé ma terre. J’ai tout laissé. Mais je n’y rentrerai que lorsque le calme sera revenu. J’ai vécu une expérience trop difficile. Etre blessé par l’explosion d’une voiture piégée et, surtout, voir autour de soi des dizaines de morts et de blessés, c’est très dur.

Parmi les enfants qui voyagent à bord du Vendredi 13-Messager de Nantes, certains viennent de pays en guerre, d’autres vivent dans la misère, d’autres arrivent de pays riches et en paix. Êtes-vous des enfants semblables ou différents ?

Ce mélange est une bonne chose. Nous, nous avons l’expérience de la souffrance. Eux, il ne leur manque rien. Nous échangeons nos idées, nos avis, nos opinions. Ils se rendent compte de notre souffrance. Nous découvrons leur vie quotidienne. Dans leur milieu, ils deviendront des messagers pour que cessent nos souffrances et nous, nous tenterons d’atteindre la perfection de leur vie.

N’y a-t-il pas entre vous une pointe de jalousie ?

Oui, on sent ça en permanence. Nous, nous ne les envions pas, mais nous voudrions bien sûr vivre en paix. Et eux, ils pensent que le fait de vivre dans la guerre relid l’homme solide et ils nous envient pour ce que nous avons vécu.

Lorsque tu penses au Liban, quel est le premier souvenir qui te revient en mémoire ?

Je pense à mes deux cousins. C’était au début de la guerre. L’un avait vingt ans, il sortait de l’université. L’autre avait vingt-cinq ans, il sortait du travail. Ils avaient rendez-vous en ville pour rentrer ensemble à la maison. Tous deux ont été enlevés par les Palestiniens, et aussitôt assassinés. Quand je pense à eux, je sens la responsabilité qui est la mienne sur ce bateau, la responsabilité de porter un message au monde, de lutter de toutes mes forces pour que le Liban redevienne un pays de paix.

Les autres enfants se taisent, regardent Sami, essaient d’imaginer. Les adultes aussi d’ailleurs. Long silence.

Crépite alors le cliquetis du moulinet de bâbord arrière. Depuis quelques jours, nous laissons traîner derrière nous des lignes, solidement lestées et porteuses d’un gros hameçon équipé d’un leurre de couleur, aux formes d’un gros calmar, dans l’espoir d’une hypothétique pêche. Et voilà que nous ramenons un thon bonite de plus d’un kilo. Dans la baignoire, l’animal gigote. Yvon l’assomme d’un revers de manivelle puis, sur le pont, l’éventre pour le vider de ses entrailles. Beaucoup de sang noir s’échappe de la plaie béante et coule sur le revêtement blanc du pont. Les enfants se sont aussitôt agglutinés alentour. Une ou deux voix disent que c’est dégoûtant. Une troisième affirme qu’il aurait fallu garder le foie pour servir d’appât aux prises suivantes et, pour le reste, le sang est d’un plus grand attrait, pour les enfants, qu’une bande vidéo ou une discussion sur les droits de l’homme. La vie est un impertinent paradoxe.

Vendredi 7 juillet

Les enfants commencent à se diviser en trois catégories : ceux qui sont passionnés et conscients de leur mission « humanitaire » et symbolique ; ceux que l’aventure elle-même passionne et que la vie sur le bateau amuse ; et enfin ceux qui ne se rendent pas encore compte de leur rôle. Hieng, qui ne cesse de souffrir du mal de voyage, ne fait pas grand-chose pour se soigner, dédaigne les médicaments et, manifestement, n’aspire qu’à rentrer chez elle. Il est bien possible qu’Anne-Laure, qui partage sa cabine, soit contaminée par ce morne défaitisme. Cela s’améliorera-t-il lorsque Hieng, comme c’est vraisemblable, aura abandonné à Dakar ? Pour l’heure en tout cas, elle continue à prendre quelques notes sur son carnet de route :

« Sur le pont, nous devons toujours être attachés. Au début, ça m’embêtait mais, maintenant, je comprends l’utilité car Ambre a failli passer par-dessus bord. Cette nuit, j’ai très mal dormi à cause du bruit d’énormes cargos qui passent sans nous laisser la priorité qu’ils nous doivent. Le soir, nous parlons en regardant les étoiles. Je suis tombée amoureuse de la mer. Ce qui est bien à bord du bateau, c’est qu’il n’y a pas de machine à laver. Alors nous sommes obligés de laver notre linge au savon de Marseille. »

L’après-midi, après différents exercices de gymnastique, les enfants se sont rassemblés sur l’avant, autour de Marc, à la recherche de dessins, slogans et symboles pour décorer le grand spinnaker blanc qui devra être déployé lorsque le bateau, à New York, remontera l’East River. Une première ébauche a été réalisée. Sur un bandeau horizontal médian sont prévus des dessins évoquant les différents droits de l’enfant (paix, éducation, santé, famille). De part et d’autre, dans un graphisme aérien, apparaîtront les mots DROITS DE L’ENFANT en vietnamien, arabe, russe, français, polonais, érythréen, espagnol, anglais, ouolof sénégalais.

Ensuite, comme cela avait été le cas la veille, tout le groupe s’est retrouvé dans le carré pour visionner les séquences vidéo tournées pendant la journée, sur la petite caméra amateur, par Mohammed. Caméra stable, bon pied bon œil, et passablement d’humour. C’est une bonne idée de la part de Jérôme Caza d’avoir apporté, en plus de sa caméra professionnelle, une vidéo 8 Sony et de la mettre ainsi à disposition des enfants. Ainsi, Mohammed et Gregory préparent déjà, pour demain, un remake de Billy le Kid qui s’intitulera Anne-Laure the Kid et dans lequel le revolver sera remplacé par un sèche-cheveux, le sang par du vernis à ongles.

Le soir, j’ai fait trop cuire, dans un four dont je n’ai pas encore l’habitude, deux appétissants rôtis de boeuf. La plupart des enfants semblent ne jamais avoir connu la faim. Ou alors ils l’ont oubliée. Ils rechignent, trient, sélectionnent, délaissent, rejettent. Seul, Mamadou rend son assiette parfaitement nettoyée.

Luan et Grégory sont de corvée de vaisselle. Ensuite, ils seront autorisés à rejoindre les autres à la table de jeux. Luan est un véritable diablotin, qui sort de sa boîte à l’improviste pour grimacer, rire, se moquer ou faire le grand. Adorable et attachant.

Il est près de 9 heures. La nuit est tombée depuis longtemps. La lampe éclaire de son unique faisceau la table bleue de la cuisine, encombrée de dés, de jetons et de grosses coupures. Le Vendredi 13 ressemble à un authentique tripot.

Gilles : Hé, mon vieux, deux maisons ! Trente-six mille francs !

Grégory : Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze ! Et je mets deux maisons.

Luan : Moi, Matignon. Mille huit cents. Acheté. Hi-hi.

Grégory : Il doit me donner l’avenue Foch.

Luan : M’énerves, toi ! Sept. C’est moi. Hôtel. Et une maison encore !

Sami: Trente mille tu dois me donner.

Méhret : Donne-moi cinquante mille, je vais te faire la monnaie.

Luan : Non. Moi s’en fous ! Ha-ha-ha !

Mamadou : Il veut tout.

Sami : Tu as fait trois doubles de suite. Va en prison. Ou paie cinq mille pour sortir.

Luan : Moi sors et pas payer.

Mohammed : Il m’énerve. Il refait les règles comme ça l’arrange.

Pham : Toi te tais. Moi pas triché. Dix mille. Champs-Élysées.

Et Luan, trente-cinq kilos bien comptés, se cale au fond de la banquette, une liasse de billets en éventail entre le pouce et l’index. Rayonnant et suffisant. Les billets du Monopoly, ce n’est pas tout à fait de l’or, mais c’est déjà bien mieux que des dongs vietnamiens.

Nuit calme. Toujours très peu de vent. Si nous devons rattraper le retard au moteur, il nous faudra sans doute aller refaire du fuel à Madère ou aux Canaries.

Samedi 8 juillet

Le temps est de plus en plus clair et les vents sont toujours faibles. Matinée sereine, il n’est plus question de faire escale à Madère, d’abord parce que ça constituerait un trop important détour, ensuite parce que nous n’y parviendrions sans doute qu’à la nuit, obligés ainsi à relâcher jusqu’à demain matin pour obtenir du carburant. Même mes allusions selon lesquelles nos réserves de bordeaux s’épuisent et seraient avanta­geusement remplacées par certain mélange de madère, de jaune d’œuf, de muscade et de sucre n’y font rien. On peut toujours rêver en songeant qu’il y a, aux Canaries, d’excellents vins d’Espagne.

La santé de l’équipage et des passagers est totalement recouvrée, à en juger par la consommation complète, à chaque repas, de quatre boîtes de légumes. Aujourd’hui, les haricots verts ont littéralement fondu, malgré une abondante entrée de chou rouge et deux saucisses de Strasbourg par personne. Pour les repas suivants, il faudra compter plus large.

Aux grands maux les grands remèdes. En début d’après-midi, Philippe prend la décision de hisser le spinnaker en lieu et place du génois d’avant. Dans le carré, il explique aux enfants, dont il va requérir l’aide, le sens et les modalités de la manœuvre. Nous avons désormais un vent faible, mais assez constant, de trois quarts arrière.

Plutôt que de l’utiliser selon des forces latérales fuyantes, il vaut mieux remplacer la plus avancée des voiles, qui ne mesure jamais que cent vingt mètres carrés, par une très grande voile tractrice, le spinnaker, d’environ trois cents mètres carrés. Mais l’opération est difficile et un rien périlleuse. Il s’agit de sortir cette voile, neuve et encore empaquetée dans un sac bâché, et de la préparer avant de la hisser.

On ne peut en effet risquer de la voir prendre le vent d’un seul coup, pendant la manœuvre, et peut-être de se déchirer ou, pis, d’emporter un servant à la mer. Il faut donc au préalable saucissonner le spinnaker, le ferler, selon la forme d’un Y renversé, à l’aide de bouts de lin ou de ficelles frêles, qui se rompront lorsqu’on leur donnera un à-coup suffisant, c’est-à-dire lorsque le saucisson de toile aura été entièrement hissé au sommet du mât, les deux branches du Y ayant été arrimées, l’une à l’extrémité d’un mât horizontal spécial, le tangon, l’autre à un bout relié à un wynch, sur l’autre bord.

Une demi-douzaine d’enfants, Sami, Ambre et Gilles en tête, ont ficelé la chose puis, avec l’aide d’un ou deux autres, l’ont apportée à l’avant. Et là, au gré d’une méchante vague et d’une manoeuvre hasardeuse, le spinnaker tout neuf, cadeau du ministère de la Mer, a bien failli finir à l’eau, escorté par deux ou trois de ses porteurs. On en rit après coup, mais l’opération aurait pu être dramatique.

Une demi-heure plus tard, le spinnaker était hissé et amplement ouvert. Aussitôt, on a senti la vitesse s’accentuer, atteignant sans doute (les compteurs sont en panne) sept, huit et peut-être neuf nœuds.

Un peu plus tard dans l’après-midi, nouvelle réunion sur le pont. D’autres enfants, comme leurs camarades les jours précédents, se présentent, parlent d’eux-mêmes et répondent aux questions.

Mamadou a seize ans. Il est sénégalais. Depuis qu’il est à bord, il est d’une particulière assiduité à la barre. Pourtant, il n’a pratiquement jamais vu l’océan. Sur la maquette du futur spinnaker, il a écrit DROIT DE L’ENFANT en ouolof. En réalité, il est d’origine peul et ce sont ses parents qui ont quitté leur région d’origine pour venir vivre dans les environs de Dakar. A l’époque, les prix n’étaient pas si élevés et sa mère a pu acheter une petite maison, qu’elle ne pourrait plus se payer aujourd’hui. Depuis, le père de Mamadou est mort et c’est un grand frère, travaillant à Saint-Louis-du-Sénégal, qui assure la subsistance.

Dans sa maison, Mamadou dit qu’il n’y a ni eau ni électricité. L’eau, il va la chercher à la fontaine, à une centaine de mètres. Pour s’éclairer et faire ses devoirs, il a recours à la lampe à pétrole ou à la bougie — la nuit tombe tôt en Afrique. L’école se trouve à deux kilomètres environ. Chaque jour, Mamadou s’y rend à pied, une demi-heure à l’aller, une demi-heure au retour en marchant bien, trois quarts d’heure en flânant. Il y a bien quelques bus de ramassage scolaire dans la région, mais pas sur ce parcours-là. Mamadou n’a pas de bicyclette non plus. D’ailleurs, ça ne lui servirait pas à grand-chose : les rues ne sont que rarement goudronnées et, la plupart du temps, elles sont recouvertes de sable dans lequel les roues de bicyclette s’enfonceraient. Il faut dire aussi que Mamadou est grand et que ses jambes, surtout, sont très longues. Il est taillé pour la marche.

Au Sénégal, les déplacements se font rarement en train. Certes, un pays européen (Mamadou ne sait plus trop lequel) a offert un « train bleu » au Sénégal, mais la voie ne passe pas près de chez lui. Quant aux autres trains, rares, ils ne sont ni rapides ni ponctuels.

Outre la marche à pied, il y a trois moyens de transport, le car, le bus et le taxi-brousse, qui attend, pour partir vers une destination annoncée, que des passagers en nombre suffisant aient pris place à bord.

Quant aux loisirs, Mamadou pratique le sport. Il a joué, un temps, au football, mais préfère désormais le basket. Il n’a pas la télévision. Il n’y a pas non plus de cinéma dans son quartier, mais une église luthérienne allemande vient d’y construire un centre culturel. Mamadou s’y rend souvent pour faire ses devoirs, préparer des examens ou, simplement, emprunter et lire sur place un des nombreux livres du centre.

Le seul petit problème, c’est qu’il y avait jusqu’à ces derniers temps, dans le quartier proche de la maison de Mamadou, un marché ouvert tous les jours. Le gouvernement a décidé de construire une route et, du coup, le marché a été déplacé beaucoup plus loin, ce qui ne facilite pas la vie de la maman, déjà assez âgée et en mauvaise santé. Bien sûr, on trouve certains produits dans les petits magasins proches, mais pas de tout et, en particulier, pas de poisson, pourtant excellent et de prix abordable au Sénégal.

Mamadou ne se plaint de rien. Il est satisfait de son destin, ne le considère en rien comme injuste. Tout au plus a-t-il de légitimes inquiétudes pour son avenir professionnel. Un emploi stable et convenablement rémunéré est chose rare dans son pays et même l’assiduité scolaire ne saurait lui en garantir un.

Sans doute profiterons-nous de l’escale à Gorée pour aller rendre visite à la famille de Mamadou. La réalité sera peut-être différente de ce que notre imagination entrevoit. Mais nul doute que nous y découvrirons cette sérénité un rien gouailleuse, toujours amicale, qui est celle de l’Afrique de l’Ouest et que Mamadou incarne si bien.

Petit moment de silence, de flottement. Personne n’ose ou ne semble vouloir succéder à Mamadou, se livrer à son tour à la curiosité des autres. Jusque-là, Gerson paraissait absent, distrait. Le voici pourtant qui s’exprime, en espagnol. Il revient sur sa description des jours précédents, la complète, la modifie. Désormais, il affirme aller à l’école très régulièrement, de 8 heures à midi et demi, et faire du sport, de la natation, l’après-midi. L’école est distante de plus de cinq kilomètres. Un bus de ramassage scolaire y amène Gerson chaque jour. Le soir, il prend aussi des cours de dactylographie, puis revient sagement chez son grand-père, dans la maison où vivent une douzaine d’autres enfants, rien que des garçons, qui ont chacun leur chambre. Est-ce vraiment une maison, ou plutôt une espèce d’orphelinat, dont le grand-père ne serait que le tuteur ou le responsable ? La maison la plus proche se trouve à plus de cent cinquante mètres.

Gerson dit que, le dimanche, les environs s’emplissent de visiteurs et de touristes, venus admirer des ruines souterraines datant des Mayas. Gerson lui-même va parfois se promener, le soir, dans ces ruines, avec son amoureuse du moment.

Gerson parle aussi de son avenir. Il affirme vouloir poursuivre ses études tout en cherchant du travail dans une entreprise de construction. Il voudrait devenir architecte. Mais quelle est la part du rêve, du fantasme ? Gerson essaie-t-il, pour se concilier les faveurs des adultes comme sa vie lui a sans doute appris à le faire; de ressembler à leurs yeux aux enfants sages ou méritants qui se sont exprimés avant lui et dont il a dû comprendre quelques bribes de phrases ? Ou alors est-il, ou est-il devenu, un enfant sage plutôt qu’un de ces « gamins des rues », comme il y en a à Bogota, Mexico ou Guatemala City ? Après tout, le mensonge n’est-il pas une autre manière de raconter la vérité ?

Méhret se présente à son tour. D’Érythrée, elle n’a que les origines. De parents érythréens, elle est née à Addis-Abeba et y a toujours vécu. Elle n’est allée en Érythrée qu’à trois reprises, pour de courts séjours chez ses grands-parents.

Finalement, ce sont plutôt les difficultés matérielles liées aux abus du régime qui ont incité sa mère d’abord, Méhret ensuite, à quitter le pays. A Addis-Abeba, elle fréquentait une école privée et précise que sa qualité d’Érythréenne ne la soumettait pas à des privations ou à des dangers supérieurs à ceux encourus par les autres Éthiopiens. D’ailleurs, à condition de parler l’éthiopien, un Érythréen n’est reconnaissable ni par la couleur ni par la stature ni par les habitudes.

Le père de Méhret est resté à Addis-Abeba et y restera sans doute à l’avenir. Sa mère vit à la périphérie de Paris et travaille comme secrétaire. Quant à Méhret, elle voudrait être médecin, avocate ou spécialiste de commerce international.

Grégory a douze ans et des idées bien arrêtées. Il a deux sœurs, l’une plus jeune, l’autre plus âgée. Son père dirige la compagnie aérienne TAT à Château-Bougon, l’aéroport de Nantes. Sa mère vend des bijoux dans un des grands magasins de Nantes. Les deux passions de Grégory semblent être le golf et le conseil municipal des enfants. Au golf il joue avec son père. Au conseil municipal des enfants, où il se rend seul, il retrouve trente-cinq autres gosses, sous la férule d’un seul adulte, le secrétaire d’un des conseillers de la cité de Saint-Sébastien-sur-Loire, vingt-deux mille habitants. A noter que le conseil des enfants n’a pas élu de maire parmi ses membres, « pour que tous restent sur le même pied d’égalité ».

J’ai douze ans et ma passion, c’est le conseil municipal des enfants. C’est un conseil d’enfants qui s’occupe des réclamations des élèves, à Saint-Sébastien-sur-Loire. Il y a trente-six conseillers enfants. Je me suis présenté parce que j’aime bien prendre des décisions, discuter des projets. J’ai été choisi par vote. J’ai fait une campagne électorale, un discours. Les autres concurrents ont déclaré forfait. J’étais le plus fort. Cela fait deux ans. Nous avons un budget de huit mille francs, à répartir entre toutes les commissions. Parfois, nous donnons suite à des demandes d’enfants d’écoles et là, bien sûr, notre action profite à leur école. Mais il nous arrive aussi d’interviewer des enfants dans la rue et là, notre action profite à toute la cité.

Quelle a été votre meilleure action, à ton avis ?

C’était l’année dernière. Nous voulions faire un cinéma à Saint-Sébastien, il n’y en avait pas. Avec notre maigre budget, nous n’avons pas pu en faire un vrai, comme le Gaumont à Nantes, mais nous avons pu louer une salle pour projeter des films. Un tous les mois. La première recette s’est montée à dix mille francs. C’était une réussite totale et nous avons été très fiers. Hélas, cette année, nous avons subi une grosse défaite. Nous passions un film, Pineau simple flic, qui passait le lendemain à la télévision. Les gens ont préféré rester chez eux pour regarder le film.

As-tu été choisi pour ce voyage à cause de tes activités de conseiller municipal ?

Oui, peut-être.

Quand on demande à Gregory ce qu’il voudrait faire quand il sera grand, il répond d’abord qu’il n’en a pas la moindre idée mais, si on insiste, il finit par dire :

Peut-être de la politique.

Souhaite-il ainsi ressembler à un de ses proches, son père par exemple ? Pas du tout. Aucun de ses parents ne s’occupe de politique, à aucun niveau. Alors, qu’est-ce qui intéresse donc Gregory dans la politique ?

Pouvoir prendre des décisions.

Ambre parle à son tour de sa vie dans une des cités qui composent Bruxelles. « Un peu comme un morceau de campagne à l’intérieur de la ville. » Elle pratique le scoutisme, s’intéresse aux autres. Le fait d’appartenir à un milieu plutôt aisé ne la rend que plus encline à compatir aux malheurs d’autrui, et particulièrement à ceux des enfants.

Anne-Laure est plus discrète encore. Elle parle de ses parents, de ses deux petits frères, de sa maison. Puis se referme.

De David, qui ne s’exprime qu’en anglais, nous ne savons pas grand-chose, sinon qu’il accumule les boîtes de Coca dans sa cabine et que son père a été enseignant au Vietnam au temps où les Américains y faisaient la guerre.

Gilles, qui malgré sa varicelle refait de timides apparitions, refuse absolument de parler de lui et de sa famille.

Au repas, les enfants dévorent de plus en plus. Pizzas, risotto, croquettes de poisson pané, crème pralinée. Avec deux casseroles sur le feu et un four à deux cent soixante-dix degrés, le cuisinier finit par se réfugier sur le pont, dans le grand vent du soir. Le spinnaker est d’une redoutable efficacité. Nous filons neuf nœuds, pour le moins. Après Madère, plus question de nous arrêter aux îles Canaries, que nous devrions dépasser demain. Nous n’avons plus besoin de moteur et, donc, plus besoin de fuel.

Peu avant 4 heures du matin, en pleine nuit, branle-bas de combat. La drisse qui retenait le spinnaker en haut du mât s’est rompue d’un coup. Le spinnaker est tombé à la mer. Philippe, qui barrait, a eu tout juste le temps d’envoyer Laurent et Jérôme à l’avant, pour empêcher cette superbe voile, toute neuve et offerte spécialement par le ministre de la Mer, de passer sous le bateau et d’être ainsi irrémédiablement perdue.

Réveillés en hâte, Laurent et Yvon s’empressent d’aller prêter la main et remballent la voile qui était sortie de son sac pour la première fois quelques heures plus tôt. Le spinnaker lui-même n’est pas endommagé, mais la drisse qui le soutenait, après s’être rompue, est tombée dans le fond du tube composant le mât. Voilà qui, à l’aveuglette, ne va pas être facile à débrouiller. Il y en a vingt-cinq mètres. Et, de toute manière, pour mettre en place une nouvelle drisse, il faudrait monter en haut du mât pour la faire passer sur une nouvelle poulie.

Avec la houle, le vent et la gîte, c’est un plaisir que les marins remettront sans doute à une échéance pas trop proche, d’autant que les alizés se lèvent et qu’avec les trois voiles normales, nous atteignons maintenant des vitesses tout à fait honorables, au détriment du confort. Le bateau gîte et se balance de plus en plus.

Après le repas de midi, les enfants se répartissent en quatre groupes en divers points du pont et de l’entrepont. Marc organise la mise au point du grand dessin destiné à prendre place sur le spinnaker. Philippe enseigne les principes élémentaires de la navigation. Jérôme explique le maniement d’une caméra. Bénédicte attire l’attention sur la santé et la sécurité à bord. Demain, les cours seront les mêmes, mais les groupes tourneront.

Lors d’un entracte, discussion complémentaire avec Gerson, qui se civilise et commence à vouloir communiquer. Il raconte un autre aspect, réel ou supposé, de sa vie. Voilà un an, il est parti seul, en auto-stop, pour New York. Passage facile de la frontière entre le Guatemala et le Mexique, nettement plus difficile entre le Mexique et les États-Unis. De nuit. Une patrouille nord-américaine. Injonction de s’arrêter. Fuite au grand galop. Coups de feu. Une cachette. Puis, beaucoup plus tard, progression prudente, entre fourrés et maisons. Los Angeles. Hollywood. Las Vegas. Et finalement New York, après deux mois de fugue. Mais deux jours seulement. Au troisième, contrôle de police, arrestation, et Gerson qu’on jette dans un avion pour le Guatemala.

Ce n’était pas la première fugue de Gerson. Auparavant, alors qu’il avait à peine treize ans, il a découvert de la même manière tous les pays d’Amérique centrale, Panama, Salvador, Belize, Costa Rica (qu’il n’aime pas parce qu’il y a beaucoup de Noirs), Honduras. Là, embrigadé par les Contras antisandinistes, le voilà faisant la guerre avec, pour toute arme, une machette. La peur, la fuite, retour à la case départ.

Lundi 10 juillet

Mauvaise journée. Quelle prémonition m’a incité à imprimer l’ensemble de mon carnet de route, depuis le début ? A peine venais-je de terminer le transfert du micro-ordinateur que, par le capot du pont, un paquet de mer tombait sur la table de la cuisine, qui est aussi ma table de travail. L’ordinateur lui-même tombant au sol dans le mouvement du bateau. L’écran ne s’allume plus, rien ne fonctionne. Tous les autres fichiers, y compris les adresses, sont perdus. Heureusement, tout ce qui concerne ce voyage a été imprimé et sera récupérable, d’une manière ou d’une autre, au retour. Cela représente une grosse perte, doublée d’un énorme travail de rattrapage. Mais au moins, il me reste la transcription fidèle des mots, des phrases, des rires de chacun. Aurais-je su les restituer, les réinventer, sinon ?

Autre incident de la matinée : Sami, en s’affairant au moulinet de pêche de tribord arrière, a posé la main sur la manette de déclenchement du canot individuel de survie. Aussitôt, le canot s’est automatiquement gonflé puis est tombé à l’eau. Immédiatement prévenu, Philippe a donné l’ordre d’affaler les trois génois et de mettre au moteur. Le canot de plastique jaune n’était déjà plus visible qu’à la crête des vagues. A la barre, par houle forte, Laurent a fait demi-tour, et mis les deux moteurs au maximum. Le bateau s’est rapidement rapproché du canot. A tribord avant, penché par-dessus le bastingage, Yvon l’a saisi au bout d’une gaffe.

Chronomètre en main: dix-neuf minutes. C’est très peu et ce temps tient à la fois aux conditions diurnes, à la réaction immédiate et à l’aspect très visible du canot. Il aurait fallu sans doute beaucoup plus de temps s’il s’était agi d’un enfant tombé à la mer. Et il faut imaginer la panique du naufragé qui, dans un premier temps, voit le bateau continuer à s’éloigner de lui et à disparaître. La leçon semble avoir été comprise par les enfants, qui avaient un peu trop tendance à se promener sur le pont, même par mauvais temps, sans arrimer leur sangle à la ligne de vie.

L’après-midi, Marc a posé aux enfants les questions tirées d’une enquête du ministère de la Famille à propos de ce qu’ils trouvent juste et injuste, normal et anormal, dans la vie familiale et scolaire.

Ensuite, projection d’un reportage sur la situation des Indiens au Guatemala. Peu de réactions des enfants, sinon aux dernières images montrant des gosses des rues tentés par des drogues à bon marché, colle en particulier. Gerson affirme avoir reconnu un des jeunes protago­nistes. On lui demande s’il a touché à la drogue ; il répond que non, « parce qu’il n’aime pas ça », mais les précisions qu’il donne quant aux effets (« l’impression de partir dans la lune ») ne laissent guère de doutes sur le fait qu’il s’y soit au moins essayé.

Les autres, même curieux, ne semblent pas vraiment concernés, mais racontent comment, dans leur pays ou dans leur école, on informe (ou pas) sur les dangers de la drogue, et comment on en prévient l’usage.

En fin d’après-midi, Yvon pêche une daurade coryphène, poisson paraît-il excellent, et que je n’avais jamais vu sur aucun marché. Celui-ci est particulièrement petit (quarante centimètres, à peine plus d’un kilo) ; nous l’apprêterons sans doute en escabèche pour l’apéritif de demain, à moins que nous n’en pêchions d’autres d’ici là.

Mardi Il juillet

Contact radio avec Médecins du Monde-Paris. Les quarante autres enfants sont partis hier soir, en avion, pour Dakar.

L’après-midi, très beau temps, brise légère. L’occasion enfin de prendre sur le pont, à l’aide d’un seau attaché à un bout, une solide douche d’eau de mer. Cela devenait d’autant plus urgent que la pompe à eau douce est en panne depuis plus de deux jours.

Pas d’autre événement marquant, sinon la dégustation à la tahitienne (citron, sel, poivre) de la daurade coryphène préparée par Yvon. Excellent. Et la découverte inattendue, sur le pont, d’un poisson volant mort, pauvre petite chose à mi-chemin entre la sardine et la chauve-souris. Les liaisons radio sont de plus en plus aléatoires. Et cela risque d’être encore pire dans la seconde partie du voyage.

Discussion avec Hieng, moins malade, et qui commence à prendre conscience de ce qu’elle ratera et de l’échec personnel qu’elle aura à assumer ensuite si elle abandonne à Dakar. Peut-être avons-nous bien fait de ne pas encore prévenir sa mère adoptive de ses intentions.

Mercredi 12 juillet

Il ne fait décidément ni très chaud ni très beau au large des côtes mauritaniennes. Ce matin, l’humidité était telle qu’on aurait dit un temps de pluie. Le ciel est voilé de gris. Et l’air, qui ne gonfle pourtant pas les voiles, suffit à faire frissonner.

Peut-être est-il temps de parler un peu du bateau et de ses occupants adultes.

Le Vendredi 13, nommé Messager de Nantes pour raisons de sponsoring, mesure 39,10 mètres sur un peu moins de six mètres. Ses trois mâts d’aluminium mesurent chacun vingt-cinq mètres et peuvent, selon le vent, porter trois voiles traditionnelles tendues par une bôme ou, au contraire, trois génois, ce qui est le cas, la plupart du temps, pour cette première partie de voyage. On peut aussi ajouter, à l’avant du premier mât, un spinnaker de trois cents mètres carrés. Celui, flambant neuf et offert par le ministère de la Mer, n’a tenu qu’une nuit, après quoi la drisse s’est rompue. Un autre spinnaker blanc, bleu et rouge, apparte­nant à Philippe Facque, est actuellement en cours de décoration par les enfants et sera hissé, sinon à Dakar, du moins à Fort-de-France et à New York.

Dans l’entrepont, le bateau se divise en plusieurs secteurs. A l’avant, autour d’un couloir en U, douze bannettes, mini-cabines à l’usage d’un ou deux enfants chacune, assorties d’un cabinet de toilette à claire-voie et de deux w-c, dont l’un avec douche. Mais la douche n’est pas utilisable, les réserves d’eau douce étant trop limitées. Quant aux w-c, qui fonctionnent à l’eau de mer, on les vide à l’aide d’une pompe à main, dix mouvements pour aspirer les déjections, puis six pour approvisionner en eau nouvelle. La manœuvre nécessite une certaine force. David et Luan, les deux plus petits, ont dû peiner, les premières fois, mais sans doute ont-ils trouvé maintenant une position d’appui qui leur facilite la tâche.

Douze des enfants disposent donc chacun d’une bannette dans laquelle règne un ordre différencié. Les deux derniers, Gerson et Karine, sont installés dans le carré, qui peut accueillir deux passagers supplémentaires. C’est peu pour une pièce de cinq mètres sur cinq mais cela s’explique par le fait que la gîte ne permet de dormir que d’un côté, bâbord ou tribord, faute de se retrouver, sinon, poussé sur le sol par l’inclinaison. Laurent a certes préparé un système de suspension des couchettes sur cardans, mais la mer n’a pas encore justifié sa mise en place, qui aurait d’ailleurs pour inconvénient de rendre le carré beaucoup moins accueillant dans sa fonction de salon à tout faire.

Le carré est en effet équipé d’une chaîne stéréo et d’une vidéo, ainsi que d’une imposante bibliothèque, moitié romans, moitié bandes dessinées.

A l’arrière du carré se trouve le goulet de la salle des machines : deux coffres-bahuts enserrant chacun un moteur Volvo de 125 chevaux-vapeur. L’un est neuf, l’autre ancien, tous deux donnant sur une hélice. Au-dessus des moteurs se trouvent, à bâbord, le compresseur du frigo, à tribord les chargeurs de batteries 24 volts.

Puis vient mon royaume, la cuisine. La base des repas est constituée de boîtes et de surgelés et les seules possibilités de diversification consistent en ail et oignon, ainsi qu’en une série d’herbes séchées et, souvent, éventées. Il faut aussi naviguer entre le goût des adultes pour les plats relevés et celui des enfants pour une certaine fadeur, ainsi qu’entre le bleu et le bien cuit. Il est vrai que, sur ce dernier point, le choix ne s’est guère présenté, puisque nous n’avons embarqué que très peu de viande rouge. Heureusement, il reste les ressources de la mer mais, à ce jour, nous n’avons pêché que deux bonites, un thon blanc et une daurade coryphène. Pas de quoi faire florès.

Je dispose d’un petit four lorsque le groupe, et Yvon, consentent à fournir du 220 volts et, sinon, de quatre feux à gaz installés sur un plan à cardan, lieu le plus sûr contre le tangage et la gîte. Sur l’évier, il y avait les premiers jours de l’eau douce, mais il ne reste qu’un filet d’eau de mer, fruit d’une modeste pompe à pied.

C’est Laurent qui, chaque jour et compte tenu de ses emplettes effectuées avant le départ, détermine le menu. La seule latitude du cuistot consiste à intervertir éventuellement les mets de midi et du soir, et à choisir l’assaisonnement. Il faut aussi apprendre à évoluer entre la rambarde du fourneau et la plaque de coupe située au revers du double évier, et ce n’est pas chose facile entre l’exiguïté, le roulis, le sol souvent humide ou graisseux, les plats et ingrédients qui courent sur la table de travail au rythme des vagues, la température régnant dans un lieu bas surchauffé par un four et quatre feux, et la voracité de vingt clients souvent difficiles.

Face à la cuisine se trouve la table, carré bleu à rebords rivé au sol par un solide socle de métal. A en juger par le nombre de coussins, il y a place pour huit personnes, sans compter les deux ou trois occupants d’un petit banc de bois qui s’insère sur le quatrième côté. De fait, il est illusoire de vouloir imposer deux services, et tout ce petit monde se rue et s’agglutine entre table et cuisine dès que les plats sont prêts. A l’exception d’un respectable saladier de betterave rouge et d’un énorme plat de riz, je n’ai jamais rien vu rester au fond d’une casserole.

En arrière de la cuisine se trouve un autre boyau, en partie obstrué par la base du troisième mât. A bâbord, réfrigérateur et congélateur. A tribord, établi de mécanique, le domaine d’Yvon. On arrive ensuite à la salle des cartes, petit cagibi donnant par deux baies à peine translucides sur l’avant, et ouvrant sur deux bannettes latérales dans lesquelles dorment, à tribord, Philippe et, à bâbord et à tour de rôle, Jérôme et Marc.

La salle des cartes s’ouvre aussi, vers l’arrière, sur un couloir au bout duquel se situe une ultime et grande cabine, avec large couchette surélevée et baignoire-sabot. Des quantités de cartons, sacs, bagages et caisses, appartenant aux différents adultes, jonchent le sol. Cette cabine arrière est en alternance le domaine de Laurent et d’Yvon, répartis dans deux quarts différents.

Profitons-en pour dire encore quelques mots à propos de l’équipage. Philippe Facque est celui qui a le premier proposé à Médecins du Monde un voyage aux couleurs de Médecins du Monde ; Action École a élargi le projet en y associant, des enfants. Son idée ayant été retenue, il était légitime que la responsabilité en mer lui en revînt. Philippe vit et travaille à La Trinité-sur-Mer (Morbihan), où il anime une société de conseil en parrainage pour les courses en mer et un cours de navigation, le Centre de formation à la croisière, particulièrement destiné aux adolescents. C’est tout naturellement qu’il a choisi la plupart de ses équipiers dans la même région.

Philippe Facque a trente-sept ans. Il est plutôt petit, le cheveu clair, le front dégarni. Le profil pourrait le faire un rien chafouin mais le bleu du regard, la finesse confiante du sourire font de lui, d’évidence, l’ange tutélaire du voyage. Il a aussi un excellent contact avec les enfants, comme s’il réalisait là un bonheur familial et paternel inassouvi ailleurs. Mais je me trompe peut-être…

Philippe avait dix-neuf ans lorsqu’en 1971 il effectua sa première transat avec Alain Maupas. Il participa ensuite à la première Course autour du monde, en 1972-1973, sur Grand Louis. Il y eut aussi des courses comme Plymouth-Perth (Parmelia Race) ou Djakarta-Rotterdam (Neddloyd Spice Race), dans lesquelles il arriva chaque fois en deuxième position. Il garde une tendresse particulière pour une expédition Mer et montagne effectuée en Patagonie en 1983, et dont le récit filmé a été diffusé à de nombreuses reprises par Antenne 2 (« Carnets de l’aventure »).

Associé à Loïc Caradec, il a été son co­-skipper sur le trimaran Royale, dont il continue à arborer shorts, survêtements et équipements. Philippe a provisoirement renoncé à la course après la disparition en mer de Loïc, en novembre 1986, pendant la Route du Rhum. La manière dont il parle de son ami disparu, de la détresse de sa famille est à l’honneur de cet homme dont la discrétion confine, parfois, au secret.

Ce n’est certes pas une transat en double mais, avec des enfants, on peut faire beaucoup. La navigation est un bon vecteur de communi­cation, on peut faire parler les enfants. Cette traversée avec des enfants me tentait beaucoup. J’avais déjà fait quelques expériences de classes de mer, en croisière, avec des enfants, et j’avais remarqué qu’ils s’ouvraient et s’épanouissaient très facilement. J’ai donc proposé cette navigation à Médecins du Monde. Il me semble que cela porte tous ses fruits. La mer remet tout le monde à égalité, adultes et enfants. Chacun se retrouve dans cette petite cellule de vie au même niveau. Les rapports se créent facilement. Les enfants s’expriment, parlent de leur expérience. Les deux premiers jours, ils hésitaient à se confier, surtout ceux qui avaient vécu des moments difficiles. Après quelques jours, très naturellement, ce sont ceux-là qui ont commencé à parler. C’est l’avantage, la particularité, de la navigation et de la vie en mer. J’ai été très impressionné par les paroles de Sami. Je connaissais la guerre du Liban, mais je n’imaginais pas à quel point c’est cruel.

Laurent Rivals a trente et un ans. Il vit tout près de La Trinité, à Locmariaquer, mais il est originaire du Sud-Ouest. Il consacre une partie de ses hivers à l’ostréiculture et à la pêche côtière mais attend le retour de la belle saison pour s’engager dans les courses en mer. Fidèle second de Philippe, il a souvent navigué avec lui, en particulier sur le Royale. De ses origines du Sud-Ouest, il a gardé un humour très expansif. Son expression favorite : « C’est dingue ! » A bord du Vendredi 13-Messager de Nantes, c’est lui qui est chargé de suivre l’évolution du stock alimentaire et décide ainsi, jour après jour, du menu.

Yvon Rédier, la bonne quarantaine, est sans doute, de ces trois hommes de mer, le plus flibustier. Engagé une première fois sur le Vendredi 13 en 1973, un an après sa construction, alors que les modestes performances du trois-mâts avaient abouti à sa transformation en voilier de charter aux Antilles, Yvon, qui n’a travaillé qu’épisodiquement pour Vendredi 13 mais qui est, pratiquement, toujours resté aux Antilles, connaît admirablement les coulisses du bateau et sait tout faire : réparer un groupe électrogène, apprêter une daurade à la tahitienne, tenir un quart, grimper au grand mât pour y libérer une drisse, chanter les mouillages de rêve ou décliner la carrière des grands jazzmen. Mélange indéfinissable de Jeanne d’Arc et de Mathurin Popeye, il est doué d’un humour fin et, parfois, cinglant.

Marc Barthélémy, même s’il est vannerais et connaît bien la mer, est un peu extérieur à ce trio, mais il a l’entière confiance de Philippe. Professeur de gymnastique, la petite trentaine, il a monté un cours spécialisé, « Gym-Mômes » qui semble marcher fort bien. Pour lui, ce voyage représente à la fois une carte de visite et des vacances intelligentes. A bord, il organise pour les enfants les séances quoti­diennes de gymnastique, les discussions de fin d’après-midi, la concep­tion et la décoration du grand spinnaker autour des thèmes de la défense des droits de l’enfant, dans les langues des participants. Peut-être manque-t-il encore un peu de bouteille, mais il a le sens juvénile de la fraternité et de la justice.

Jérôme Caza, pseudonyme abrégé de Cazamayou, est un personnage surprenant et attachant. Vingt-six ans, solide, le cheveu long et les chaussures de montagnard, il est délégué ici par une société de production télévisuelle. Lorsqu’il a débarqué à Nantes, quelques heures seulement avant le départ, Jérôme revenait tout juste d’un tournage dans des milieux plus ou moins marginaux et interlopes des États-Unis. C’est lui aussi qui avait tourné les séquences sur la vie de deux enfants à Beyrouth, diffusées en juin 1989, dans « La marche du siècle ».

Jérôme appartient à cette nouvelle génération de cameramen-journalistes-preneurs de son, tout en un, qui travaillent en solitaires, n’ont pas d’états d’âme et produisent ainsi, grâce à la relative légèreté de leur caméra Bétacam et à leur pratique individualiste, des reportages que les équipes traditionnelles de télévision, avec trois, quatre, parfois cinq personnes, sont désormais trop lourdes et trop lentes pour pouvoir espérer réussir. Au contact de Jérôme, je regrette de n’avoir pas dix ans de moins. L’évolution de la technique permet aujourd’hui une liberté, une autonomie et des initiatives qui renouvellent le reportage télévisé.

Il faut aussi dire un mot de Bénédicte, le médecin du bord, membre du conseil d’administration de Médecins du Monde. Mais que dire de Bénédicte, que j’ai tout à l’heure tirée d’un premier demi-sommeil d’après quart pour m’enquérir de son patronyme : Chanut. Bénédicte est multiple et insaisissable. La pointe de ses dents étincelle de nacre, discret accroche-cœur. Le visage est engageant lorsque le regard n’est pas trop lointain.

Bénédicte se retient, de peur de trop se donner, et pour conserver le droit de se retirer sur la pointe des pieds. Elle s’apprête à quitter Paris, où elle était médecin du travail, pour Genève, où elle va épouser un Anglais, actif dans un syndicat international de techniciens qui y est basé. Engagée depuis trois ans à MDM, elle a effectué une mission d’un an dans un village noir d’Afrique du Sud et, si elle n’a pu y poursuivre son boulot, faute de renouvellement de visa, elle y a planté les bases solides d’une action de médecine populaire, sociale et préventive, en formant des assistants de santé qui continuent, aujourd’hui, à soigner et, surtout, à enseigner l’hygiène et les règles d’alimentation pour les nourrissons.

Mais elle sait aussi prendre des risques car elle a échappé de peu à la mort en essayant de protéger des enfants frappés par la police.

Les enfants sont toujours les premières victimes : sur le terrain, ils sont toujours innocents et toujours victimes des actes des adultes. Il est donc normal de les aider à s’exprimer. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux. L’avenir, c’est eux. Mais il faut aussi qu’ils découvrent le monde, qu’ils partagent entre eux leurs propres expériences.

Pour un Médecin du Monde, qui est malade ? L’homme ou la planète?

Nous soignons les hommes et, au travers des hommes, nous avons envie de soigner la planète. Nous aimerions soigner tel ou tel pays, pour éviter que nos patients ne souffrent.

Dans l’après-midi, nous avons à nouveau hissé le spinnaker, grâce à une drisse extérieure qu’Yvon, harnaché, est allé mettre en place à la pointe du mât. La vitesse y gagne deux noeuds mais, dans la nuit, le vent tombe et il faut avoir recours aux deux moteurs, ce qui permet de maintenir une certaine vitesse mais ne va sans doute pas suffire à rattraper notre retard. Nous avons dépassé la latitude du cap Blanc et sommes, depuis plusieurs heures, sous le tropique du Cancer.

Si le vent reste aussi plat, nous n’arriverons pas à temps au rendez-vous que nous ont fixé les organisateurs à Dakar, samedi matin, 9 heures, sans compter que nos réserves de fuel ne nous permettront pas de rester au moteur jusqu’à l’arrivée. Ne l’avais-je pas dit, qu’il fallait s’arrêter aux Canaries, pour refaire du carburant… et acheter une ou deux caisses de Rioja ?

Jeudi 13 juillet

Toute la journée, dans une « pétole » noire, nous avons dû avancer aux moteurs. Le ronronnement en est incessant et influe, du moins dans le carré et à la cuisine, sur les relations et les discussions. Il fait aussi augmenter la température ambiante et, comme il n’y a pas de vent, il n’y a pas non plus de courants d’air pour rafraîchir les entrailles du bateau, tous capots ouverts. Usure aussi. S’il n’y avait l’attente du 14 juillet, que les enfants se réjouissent de fêter en mer et pour lequel certains sont en train de réfléchir à quelque petit sketch, il leur tarderait d’arriver, et ce d’autant plus que, depuis la nuit de lundi à mardi, la plupart des quarante autres enfants sont déjà arrivés à Dakar par avion. Et s’ils allaient monopoliser toutes les bonnes places, s’ils allaient en apprendre tant sur l’île, sur la traite des Noirs, sur Dakar, sur le Sénégal que nos quatorze petits aventuriers, pourtant patentés, ne leur arrivent plus qu’à la cheville et soient reçus pour surnuméraire…

Vendredi 14 juillet

Qui m’eût prédit que je passerais le 14 juillet 1989, jour du bicentenaire, à bord d’un trois-mâts croisant mollement, loin des fastes, des tambours, des discours et des feux d’artifice, au large incertain des côtes de Mauritanie ou du Sénégal ? Qui l’eût dit, voilà encore deux mois, à chacun de ces quatorze enfants ? Il faut beaucoup d’imagination, ici, pour se persuader qu’à terre c’est jour de fête, que toute la nuit on a déjà guinché à Paris, sur les bords de Marne ou dans les faubourgs de Castelnaudary ? Qu’en ce moment des troupes en armes défilent sans doute sur les Champs-Élysées, que dans les rues de la capitale le flot des badauds vient buter sur les cordons de sécurité protégeant les grands de ce monde, réunis en conclave autour de François Mitterrand.

Ici, rien de tout ça. Rien que l’essentiel. Le seau d’eau de mer à hisser par-dessus le bastingage pour s’auto-gratifier de la sixième douche de la journée, et la conversation secrète avec Dieu, s’il existe, ou avec l’absolu, si les petits cochons ne l’ont pas mangé. Entre les basses préoccupations mer-à-mer et la voûte céleste, il n’y a place pour rien. Ce soir, pourtant, Marc and his band s’apprêtent à nous régaler d’un spectacle auprès duquel les embrasements de la ville-lumière ne seront rien. A nous deux, Paris !

Entre-temps, il faut encore songer à survivre. Au début de l’après­midi, Philippe a fait couper les moteurs. Il ne restait en carburant que de quoi manœuvrer pendant quelques dizaines de minutes dans le port de Dakar, ou faire demi-tour, pleins gaz et toutes voiles affalées, pour aller récupérer un homme à la mer.

Les deux moteurs nous faisaient avancer à quatre ou cinq nœuds, nous voici retombés à moins de deux. Pour peu que les compteurs aient été un rien gonflés, il se pourrait même que nous fassions du surplace. Ou que nous reculions. Selon les plans, nous devrions déjà être à Dakar où les officiels sont censés nous accueillir en grande pompe, demain, à 9 heures, au quai 2. A ce train, nous y serons dimanche ou lundi, si tout va bien.

Avant de prendre la Bastille, il est encore temps de faire l’inventaire. Chaque jour, depuis le départ, Laurent fixe les menus, « déstocke » et tient le compte des denrées consommées. Mais il y a sans doute des imprécisions, des oublis et il ne s’agit pas de repartir de Dakar en croyant disposer de réserves en réalité épuisées. Du coup, les enfants sont chargés d’ouvrir toutes les armoires, de soulever tous les planchers et d’inventorier le trésor sur des feuilles que Laurent collationnera et dont il comparera le contenu à l’état officiel, avant d’aller faire des achats de complément.

« Marquez ici ce que vous voulez manger dans la deuxième partie du voyage. » Sur une feuille volante quadrillée, Laurent a imprudemment affiché cette invite, signée « Le Cambusier » près de la porte de la cuisine. Résultat, un vrai dazibao, rédigé en moins de vingt-quatre heures.

Le soleil s’allonge à l’horizon. Il va être temps de songer à la cuisine. Je rappelle à Yvon qu’il s’était engagé à préparer les thons à sa façon, la mienne les rendant trop secs. Il renaude un peu et va les extraire du frigo. L’un, presque congelé, a été pêché avant-hier et doit peser trois livres. L’autre, péché de l’après-midi, fait bien le double et s’avère dodu à souhait.

Il fait si chaud à proximité des fourneaux et la chaleur emmagasinée par le corps met si longtemps à se dissiper dans l’humide moiteur de l’entrepont que je monte m’allonger, presque nu, sur le pont enfin balayé par un maigre regain de vent. Par les capots nous parviennent de l’intérieur les éclairs des premiers flashes. Le spectacle vient de commencer. Il est temps de gagner sa place.

En scène, Madonna, dans la lumière du projecteur unique, une simple ampoule de quelques watts pendouillant au bout de ses 24 volts, sous le barreau central soutenant le pont. Un orchestre d’enfer se met en place dans le compartiment double cassette du Sony d’origine. On n’en est pas encore à la petite culotte mais les postures se font lascives et Madonna semble avoir rajeuni. Peau de pêche, tignasse courte et gominée, petits seins à la coque, jupette orange moulée et trop enfantine pour être honnête. C’est Gregory, le conseiller municipal enfant de Saint-Sébastien-sur-Loire, douze ans aux prunes, qui se balance, rythme, s’envoie en l’air, minaude, s’élance, salue, revient au rappel et disparaît enfin dans la loge-bannette.

Changement de décor à vue. Face au public, deux chaises ont été installées et le Monsieur Loyal de la soirée, Jérôme, devient le pétulant et patelin Léon Zitrone, le temps d’accueillir dans son émission l’invité de marque qu’est le Président lui-même. Certes, Tonton a bien décliné ces derniers temps et la petitesse de son squelette, alliée à une juvénile maigreur qui ne surprendra pas les habitués de l’Élysée, fait apparaître de manière limpide les origines maghrébines, trop longtemps cachées aux Français, de Tonton Mohammed.

Mais un train de l’État peut en cacher un autre, un président en exercice peut céder son fauteuil à un Premier ministre démissionné. N’y a-t-il pas plusieurs clés à la porte de la maison de Dieu ? Le rictus de la légendaire retenue présidentielle s’arrondit soudain et découvre les canines palpitantes d’un fauve qui a pourtant déjà beaucoup donné. Après François, voici Jacques, Jacquot ben Mohammed, seigneur de la ville-lumière, éternel cocu, éternel content. Le char de l’État allait-il dérailler ? La bouche en cul de poule, Jérôme change le cours du d’Estaing et, interrogé par un autre soi-même aux éclats fatigués d’un Darry Cowl de banlieue, sauve in extremis l’Europe de la décadence multiraciale. Rideau. Rappel pour Mohammed et Jérôme. Rideau.

Noir. Il n’est que noir, ce pantin de Gilles-Michael Jackson qui, du noir des lunettes à celui du costume, enveloppe de noir sa peau de Noir. Articulé désarticulé ! Volte-face de toupie, trémolos de Pinocchio. Il a la frite dans le sang, ce cabri des Antilles qui virevolte devant nous, noir comme est noire Méhret, sa groupie-orchestre, qui se cambre et rayonne dans le fourreau noir du costume érythréen que lui ont ouvragé ses parents, voilà treize ans et neuf mois. Black is beautiful.

Mais qu’allait-il faire dans cette pirogue, notre Piotr de Zakopane ? Il n’aurait pu choisir pire place, entre la piroguière aux yeux d’Ambre et le ciel trop bas auquel les grands hommes tels que lui ne peuvent que se cogner. Résultat : un bain de siège sur l’éponge oubliée d’un pêcheur de perles, et la bosse des maths contractée dans un grand juron polonais contre la poutre maîtresse d’un Vendredi 13 de 14 juillet, pas de chance. Les jeux télévisés sont bien cruels, mon bon monsieur Piotr.

Mimez, il en restera toujours quelque chose. Anne-Laure et Sami s’avancent à leur tour sur la grande scène du Vendredi 13. Me reconnaissez-vous ? Qui suis-je, d’où viens-je, où cours-je ? Devinez ! Escargot ? Oui, monsieur, je vous ai reconnu aux cornes, vous pouvez rentrer dans votre coquille. La salle se rallume. Au bicentenaire prochain !

« Erââââ », psalmodie Mohammed, qui fait au bâton et à la carotte avancer Jérôme. Les ânes et les savants au milieu du carré. Toute la troupe salue. Les feux de la rampe masquent aux artistes les visages des spectateurs. Ils n’ont pas vu que certains étaient livides, d’autres absents. C’est que, pendant que les enfants s’en donnaient à cœur joie, les adultes ont eu la panique de leur vie.

Avant le début du spectacle, Gerson était en effet monté sur le pont et s’était réfugié vers l’avant. Il avait manifestement le bourdon. Chagrin d’amour ou nostalgie latine ? Du moins savait-il que, faute d’efforts, il ne comprendrait pas grand-chose aux sketches, en français, de ses camarades, et qu’il ne serait pas, le temps du spectacle, le centre de l’univers.

Deux heures plus tard, alors que le spectacle battait son plein, pas de Gerson. Un premier adulte s’en inquiète, monte sur le pont, revient en chercher un second, remonte. On cherche en vain Gerson sur le pont, en vain dans l’entrepont. Il n’est nulle part. Le bateau file cinq ou six noeuds, la nuit est belle mais pas claire, la lune n’est qu’au quart. En quelques minutes, Philippe n’est plus le même homme. Il s’amusait comme rarement au spectacle des gosses, le voilà ravagé d’inquiétude. Le reste de l’équipage est monté le rejoindre, on ausculte le pont de bâbord à tribord, de poupe à proue. Rien. Pas de Gerson.

On est à la limite de l’affolement. Si Gerson est tombé, ou s’est laissé glisser à l’eau, où était-ce, quand était-ce ? Portait-il au moins son gilet ? Peu probable. Nous passons et repassons pour la dixième fois entre les bouts enroulés, les voiles affalées, le grand sac bâché renfermant le spinnaker. A tout hasard, Philippe palpe la toile du pied. Il y a quelque chose, quelqu’un dedans : Gerson, qui s’éveille ou fait mine de s’éveiller d’un mauvais rêve.

Est-il possible qu’il se soit enfermé là-dedans avec un autre but que de se cacher, d’inquiéter? Est-il possible qu’il n’ait pas entendu les multiples appels scandés par tous les participants aux recherches, à quelques mètres, quelques dizaines de centimètres de lui ? La probabilité est infime. Et, sinon, c’est qu’il a délibérément choisi d’affoler, de faire peur. Etait-ce uniquement pour se venger d’une fête qui lui échappait, et n’a-t-il pas mesuré la portée de son acte ? Ou était-ce simplement pour s’affirmer ? Dans le coeur de Philippe et de quelques autres adultes, quelque chose a craqué, la magie est comme rompue. La fête est finie.

Samedi 15 juillet

Un peu plus de minuit. J’ai repris du poil de la bête et me voici à la barre, puis couché sur le pont, le nez dans les étoiles. Chaque nuit, au fur et à mesure que nous avançons vers le sud, le ciel évolue avec nous. Disparue, l’étoile du Berger. De nouvelles étoiles, que jamais nous n’apercevons en Europe, tiennent chaque jour un peu plus le haut du pavé céleste. La Petite et la Grande Ourse, cependant, demeurent et servent encore au voyageur de point de repère. Dans ces moments-là, il n’y a plus au monde que deux galaxies qui se côtoient, s’affrontent, se frottent et se font des pieds de nez : le ciel et le bateau.

Debout sur le pont, le passager reste solidaire du reste de l’univers puisqu’il conserve son équilibre autonome et prend ainsi ses distances, modestes, avec le bateau. Mais que la nuit vienne, que l’homme s’étende sur le dos, à côté du barreur, et voilà les certitudes inversées. L’homme n’est plus qu’un élément du navire, solidaire des autres éléments, tanguant et gîtant avec eux, au même rythme.

Les mâts peuvent bien s’agiter. Pour les yeux de l’homme, ils restent immobiles, lignes sombres dans la nuit claire. Et reste immobile pour lui, suspendue, la girouette éclairée que la houle, pourtant, balance et balance encore, vingt-cinq mètres au-dessus du pont. Du coup, c’est tout le reste de l’univers qui devient mobile aux yeux de l’homme-bateau, à commencer par la lune, qui décrit des circonférences, des arabesques, des dessins cabalistiques.

Attention, même pour un marin aguerri, regarder ainsi la lune, c’est s’exposer au mal de mer immédiat. Mieux vaut se focaliser sur les étoiles, plus discrètes, plus nombreuses, et les laisser à leur tour s’agiter, désordon­nées, avant de s’endormir ainsi, partie prenante d’un microcosme long de trente-neuf mètres, et capable pourtant de mettre en mouvement tout le reste de l’univers.

Depuis plusieurs dizaines de minutes, Laurent ne cesse d’aller et venir entre la barre et le radar, qui se trouve dans la petite salle des cartes. Un détail l’inquiète, un point qui apparaît à trois milles environ, tribord avant. Un point important, sans doute un cargo géant. Dans la nuit un rien brumeuse, on ne l’aperçoit pas encore, même à la lunette. Ce qui turlupine Laurent, c’est qu’il ne parvient pas à savoir dans quel sens se dirige le navire et, comme le vent est faible, nous risquons de manquer de temps lorsque nous aurons une idée plus précise à son propos. Logiquement, ce devrait être un bateau sortant de Dakar et filant vers l’Europe, à moins qu’il ne fasse chemin inverse. Mais il pourrait aussi nous couper la route, d’est en ouest ou inversement, s’il vient d’un port mauritanien ou s’il s’y rend.

Appelé à la rescousse, Yvon reste tout aussi perplexe. Sur l’écran radar, le point se rapproche insensiblement.

Ces gros bahuts se foutent éperdument des plaisanciers ou des navigateurs en course, dit Laurent. Il nous est souvent arrivé d’en éviter au dernier moment. Ils ne tiennent aucun compte de notre priorité et continuent leur chemin comme si de rien n’était. A se demander même s’il y a quelqu’un à la barre.

— Je vais essayer d’entrer en contact radio, ajoute Yvon, qui redescend à la salle des cartes et se met à tripatouiller les boutons de la VHF, sans succès.

Regarde !

Trois quarts par tribord avant, on discerne vaguement le halo d’un feu. Peut-être même de plusieurs. L’océan est calme et, pourtant, la ou les lumières semblent se situer nettement au-dessus de l’horizon. Sans doute un très gros bâtiment, en effet. Mais dans quel sens marche-t-il ? C’est son vert ou son rouge ?

Vert, il me semble. Non, pas sûr. Peut-être bien rouge. J’ai l’impression que c’est un feu jaunâtre ou blanc.

Si le feu est rouge ou vert, c’est que nous approchons le cargo par le côté ou l’arrière, gauche ou droit selon la couleur. Mais si le feu est incolore, c’est que le cargo vient droit sur nous, de face.

La barre à tribord !

La lueur revient au centre de notre axe, disparaît un instant derrière les voiles et les mâts, puis reparaît par bâbord avant. Avant de revenir insensiblement sur notre chemin, malgré le changement de cap. Le cargo, ou le paquebot, continue de foncer sur nous. Au radar, il est plein centre, à moins d’un mille maintenant. Nouveau changement de cap, en virant de bord en catastrophe. Et, enfin, la lumière qui a grossi, mais qui s’écarte de notre cap.

Un gros cargo mixte, sans doute. Fantomatique. Inquiétant. Nous n’avons toujours pas réussi à savoir exactement dans quelle direction il marchait, mais il s’éloigne et disparaît peu à peu dans la nuit. Au-dessous du pont, les enfants dorment. Voilà moins d’une demi-heure que ce point est apparu sur l’écran radar. Ce n’est plus qu’un mauvais souvenir. Ouf !

Dimanche 16 juillet

La nuit a été calme. La matinée l’a été moins. Le jour s’est levé sur un ciel gris, mitigé. Rien, pourtant, n’annonçait le grain. Vers 9 heures, les premières gouttes sont tombées de nuages encore diaphanes. Et, soudain, le vent se lève, les gouttes deviennent plus lourdes, plus denses, le bateau gîte dangereusement. A la barre, Jérôme hésite entre lofer et affaler.

Le bateau penche encore plus sur bâbord. L’eau atteint la ligne de vie. Dans l’entrepont, la vaisselle est projetée sur le plancher, les malles se libèrent de leurs amarres et vont heurter les cloisons opposées. Très vite, les marins sont à la manœuvre, affalent les voiles. Le bateau se redresse. Les enfants ont tous été réveillés par ce branle‑bas, mais la plupart restent à l’abri dans leur bannette, sauf un ou deux qui, malades, viennent voir ce qui se passe et sont instamment priés de s’arrimer avant d’être autorisés à se pencher sur le pont pour rendre tripes et boyaux.

Si nous étions à bord d’une coquille de noix, nous aurions raison d’être inquiets. Mais le Vendredi 13 en a vu d’autres. Voiles affalées, il n’offre pratiquement aucune résistance au vent. Les enfants restent dans l’entrepont. Beaucoup ont redécouvert le mal de mer, qu’ils n’avaient plus connu depuis une dizaine de jours. Un lustre s’est décroché et s’est brisé dans sa chute, à quelques dizaines de centimètres d’un des enfants. Il y a des débris partout mais il est trop tôt pour penser au nettoyage.

Sur l’avant du pont, les marins progressent face au vent, penchés dans leur tenue imperméable qui est désormais aussi mouillée à l’intérieur qu’à l’extérieur. A la barre, je n’ai quasiment rien à faire. Il suffit d’attendre que le grain passe. Je me suis assis dos au vent ; les rafales me passent par-dessus la tête et vont rejoindre, à quatre-vingts ou cent kilomètres à l’heure, la houle montante, d’un vert amande aux reflets satinés.

C’est peut-être dans une tempête comme celle-ci que Loïc Caradec a perdu la vie. Dans la coque, on a paraît-il retrouvé sa tenue imperméable et son gilet de sauvetage. Sans doute naviguait-il au pilote automatique quand la tempête l’a surpris. Il aura tenté de foncer à la barre, ou aux écoutes, et une lame l’aura emporté. Philippe, qui fut son ami, doit penser à lui en ce moment.

Une heure plus tard, il n’y paraît plus. Le vent est complètement tombé et c’est même franchement la « pétole ». Arrivée au plus près du vent, en virant de bord plusieurs fois. Finalement, Yvon a retrouvé quelques litres de fuel à l’avant. Arrivée au moteur. Deux mamelles, pointe des Almadies, épave de cargo, déferlantes. Enfants impatients. Ile-aux-Serpents, déserte, fantasmagorique. Puis, après le cap Manuel, en passant au large, Gorée.

Sur les remparts, des silhouettes font des signes. Sont-ce les autres enfants ? Voici la digue, la bouée Tacoma. Une lourde chaloupe, des dizaines de personnes à bord, des tam-tams. Fantastique accueil. Auparavant, un pilote est monté à bord. Il nous guide vers le môle. Accostage. La nuit tombe. Des camionnettes bancales approchent, des gosses noirs en bondissent. Tam-tams. Karine, Anne-Laure, Luan, Mohammed sautent à terre et commencent à danser.

Lundi 17 juillet

Le Vendredi 13-Messager de Nantes est resté à quai dans le port de Dakar, au môle 2. Les quatorze enfants, qui ont passé une nuit brève dans le pensionnat qui leur est réservé à Gorée, sont revenus ce matin de Gorée à Dakar, en chaloupe, et se sont vite retrouvés sur le Vendredi 13, qui leur manquait déjà. Ils se plaignent des conditions de logement à Gorée dans un internat de lycée, de la séparation des filles et des garçons et, surtout, de l’obligation de se fondre dans la masse des « déjà arrivés », quarante autres gosses devenus cinquante-six, plusieurs enfants du Sénégal et de Gorée s’étant joints à eux. Les quatorze se referment sur eux-mêmes, ont déjà hâte de reprendre la mer.

Nous voilà tous, à nouveau, à bord du Vendredi 13, comme pour une répétition générale. Nous sommes attendus à Gorée, pour l’arrivée officielle qui n’a pas pu se faire la veille, l’absence de communications radio ne nous ayant pas permis de prévenir de notre arrivée. Lente approche, sous un ciel radieux. Pour l’instant, la saison des pluies se fait discrète.

Voici les immenses cargos et les chalutiers rouillés, URSS, Chine, France. Un petit air de large. Et Gorée qui se rapproche. La plate-forme gazière. La bouée Tacoma et sa demi-douzaine de cormo­rans immobiles. L’arrondi du fort, l’avancée des deux digues. Nous mouillons à un demi-mille environ. Débute alors un véritable ballet de pirogues avec ou sans moteur, étroites, sans balancier, instables. Embarcations de pêcheurs, quelques filets posés sur le fond plat, un gosse écopant d’un revers de boîte de conserve l’eau sans cesse revenue.

Là-bas, sur la plage, un premier groupe s’est formé, des rumeurs de tam-tams se mêlent au clapotis. Au bout de la jetée, plongeons en rafales de petites silhouettes noires et approche groupée d’une bonne cinquan­taine de gosses, à la nage. En quelques minutes, ils sont aux abords du bateau et commencent à grimper aux chaînes de l’ancre. Marée de petites têtes noires sur fond d’eau vert sombre. T-shirts blancs, Ambre, Anne-Laure et Karine plongent au milieu de la marée noire, œil d’un cyclone qui va s’élargir d’autres courageux, Marc, Mohammed, Phi­lippe, Luan.

Sami, qui est tombé à l’eau au cours de la mêlée, est secouru par un adolescent goréen qui le ramène au pied de l’échelle. Tympans crevés lors de l’explosion de la voiture piégée, il ne doit en aucun cas se baigner ainsi mais ne nous l’avait pas dit. Dans l’eau, il s’est affolé et commençait à perdre pied, mais la cohue générale nous avait empêchés de nous en apercevoir.

Les petits Goréens, eux, profitent de l’échelle pour monter en masse sur le pont et faire le saut de l’ange avant de remonter à nouveau. Ambre, Anne-Laure et Karine partent à la nage pour la plage, un petit kilomètre. Le reste de la troupe finira par suivre, à l’exception d’un ou deux adultes, de Sami et de Mohammed, embarqués sur une vedette rapide ou sur les pirogues de pêcheurs. Parti le dernier, bien après les autres, et fatigué par de multiples plongeons, je ne parviens que de justesse aux premiers pilotis du petit port de Gorée, pour assister sur la plage, au fantastique accueil des gosses.

 

Laissez un commentaire. Merci.