Le premier fil de fer barbelé. Le fil de fer, importé d’Angleterre par Richard Newton, avait été du simple fil de fer rond (Musée de Chascomùs).
Chascomùs, village pampéen perdu à vingt lieues au sud de Buenos Aires, à peu de distance de la frontière avec l’Indien. Bourgade presque semblable à toutes les autres, n’était la lagune vert bouteille qui rafraîchit les étés et embrume les hivers.
Lorsqu’en 1839 «Ios Libres del Sur», les Libres du Sud y sont anéantis par l’armée de Rosas – dans une guerre intérieure qui ressemble assez à celle opposant Dixies et Yankees aux Etats-Unis – Mr Richard Black Newton vit en Argentine depuis vingt ans. Il a donné à l’estancia qu’il occupe près de la bourgade le nom de Santa Maria, en hommage à sa femme, Maria Vàsquez.
Rien en fait ne distingue Newton des autres estancieros de la région. Comme eux, il est venu sur cette terre nouvelle pour faire fortune. Comme eux, il élève le bétail de manière peu rationnelle, presque anarchique. Ses animaux vivent dans la plaine en totale liberté, reconnaissables seulement à la marque de l’estancia inscrite au fer rouge sur leur pelage. Les regrouper, les ,surveiller nécessite un important personnel, ce qui n’empêche pas la disparition de nombreuses têtes, égarées ou volées, ou retournant à l’état sauvage, comme celles amenées par les conquérants, trois siècles plus tôt. Et puis, même pour les animaux qu’il est possible de maintenir à proximité de l’estancia, l’élevage est malaisé, taureaux, vaches et veaux mêlés.
Le fil du hasard
1844. Les deux aînés de Mr Newton, Richard et Edward. ont maintenant l’âge d’acquérir le savoir qu’on dispense dans les collèges. Monter à cheval est une chose, recevoir la formation d’un gentleman une autre. Les écoles ne sont pas légion dans la pampa. Aussi, Mr Newton entreprend-il avec eux le voyage d’Angleterre. Il a décidé de les inscrire dans un collège du comté du Yorkshire.
Sur la traversée, notre homme n’a pas laissé de témoignage marquant. Elle dut donc se dérouler sans anicroche, en quatre ou cinq semaines. Parvenu dans la cité millénaire d’York, et après y avoir accompli les formalités d’inscription de ses fils, Newton visite ruelles et jardins. Passé les tours de la cath& draie, il s’éloigne du centre, laisse derrière lui les murs d’enceinte et atteint le château du comte Fitzwilliams, descendant d’un guerrier célèbre par sa victoire sur la flotte espagnole de Philippe IL Dans la famille, le goût de la guerre s’est émoussé, et Charles-Guillaume Fitzwilliams se consacre plutôt à l’humanisme. C’est pourquoi, sans doute, le comte a de tout temps ouvert au public le parc du château.
Entre magnolias d’Inde et bougainvillées paissent quelques cerfs. Des enfants leur jettent des brindilles, mais les animaux ne fuient pas. Apprivoisés? Non, prisonniers.
Prisonniers d’un enclos comme Newton n’en a jamais vus. Entre des piquets espacés sont tendues trois rangées de fils de fer rond. Newton retourne en hâte à la ville et, bien que ce soit dimanche, se met en quête de fabricants et d’ingénieurs susceptibles d’éclairer pour lui les conditions de production de tels fils.
N’est-il pas ridicule, démesuré d’envisager l’application aux immensités pampéennes de ce procédé si séduisant? Et quel poids de fil devra-t-on posséder pour enclore un simple potrero? Ou une lieue carrée? Ou encore toute l’estancia? Quel prix, pour transporter tout cela d’Angleterre jusqu’en Amérique du Sud? Combien de bateaux, de flottes même, pour découper en champs séparés la Santa Maria… la province de Buenos Aires… l’Argentine naissante?
A moins qu’il se puisse produire du fil moins épais, moins lourd? Ou qu’on parvienne à le fabriquer là-bas, outre-Atlantique? Voici Newton à Sheffield, à Birmingham. Dans les grandes entreprises, on le prendrait volontiers pour un fou, mais il est recommandé par Gibson, propriétaire des magasins de laine et de cuirs les plus importants. Alors, on l’écoute. Peut-être même l’Angleterre, qui n’a pas réussi à conquérir par la force les rives du Rio de la Plata, y parviendra-t-elle par cette nouvelle et inimaginable exportation.
A Liverpool, sur le vapeur asthmatique et bon enfant qui s’apprête à appareiller vers Buenos Aires, Newton a fait charger des dizaines d’arbustes exotiques fort extravagants, ainsi que des ormes, des cèdres, des palmiers. Il veut tenter de les acclimater dans sa lointaine estancia; rien n’est trop beau pour sa femme Maria. Les dockers, intrigués, transportent aussi des rouleaux et des rouleaux dont l’usage n’est pas évident. Mais les conquérants du Nouveau-Monde ont parfois de bien étranges idées…
Projet révolutionnaire
Pour Newton, le fait que sa nouvelle terre soit peuplée depuis des dizaines d’années par ces gueux peu rassurants nommés gauchos, ceux-là qui dégaitient si vite le facôn, sont prompts à boire et à courir la plaine, s’engagent un jour our à l’estancia et la quittent le lendemain, se contentant d’un cheval, d’une selle et d’un peu de maté, importe peu. Ce sont même eux, peut-être, les responsables des mystérieuses disparitions de moutons et de veaux… Le fil de fer, l’alambrado sera un bon moyen de surveiller les bêtes, de retenir les employés, de faire enfin acte visible de propriété. Ici et là, où le fer empêchera le pâturage, on pourra aussi faire pousser de grands bosquets ombreux au cœur desquels l’été sera doux. Un nouveau paysage va naître, les arbres modifieront le climat, retiendront l’érosion. Sur le vapeur, entre Liverpool et l’Argentine, Newton a le temps de rêver…
L’entrée dans l’estuaire de La Plata le tire pourtant de ses songes. Rosas s’y bat. La flotte franco-anglaise bloque le fleuve, le vapeur doit continuer sa route vers le sud. Tant mieux pour Mr Newton; l’accostage se fait tout près de chez lui, dans l’embouchure du Rio Salado. On débarque les riches marchandises venues d’Europe, attendues par les commerçants de la pampa. On décharge pour les combattants des barils de poudre. Et l’on fait descendre sur les pontons en pente ces lourds et étranges rouleaux qui vont, très vite, bouleverser la vie de tout le pays.
Car, bientôt, l’expérience de Mr R. Newton déborde la Santa Maria, déborde Chascomùs, déborde la province de Buenos Aires. La réussite de ceux qui adoptent le nouveau système des alambrados suscite l’envie des voisins. Ici, on enclôt d’abord toute la propriété pour la découper ensuite en prés distincts, vaches d’un côté, chevaux de l’autre. Là, on érige d’abord près des bâtiments de ferme ces corrals qu’on voulait depuis longtemps mais qu’il était si long de construire en troncs juxtaposés. Le gaucho, lui, regarde sans bien comprendre, Parfois, il aide même à construire ces enclos qui seront pourtant, bientôt, les limites de sa propre liberté. Plus question de traverser de part en part la pampa. plus question de faire paître son troupeau n’importe où, de bayer aux étoiles. Dans la plaine, le plus court chemin d’un point à un autre n’est plus la ligne droite. Comme un jardinier dont les plates-bandes céderaient la place au béton, le gaucho voit la pampa – sa pampa – faire place à la propriété privée, au découpage de tout le territoire.
La fin de la liberté…
En mourra-t-il vraiment, de chagrin ou de désespoir? Certainement, il ne s’en remettra jamais complètement. Les rouleaux de fil exposés aujourd’hui au Musée de Chascomùs ont un étrange aspect. A la lumière du matin, ils évoquent une couronne de lauriers. Mais à celle du soir, on ne peut s’empêcher de penser à une couronne mortuaire. Et la nuit tombe si vite sur les hivers argentins…