Je me rappelle le matin où, en sa compagnie, nous étions partis dans la montagne, nous frayant tant bien que mal un chemin dans la végétation luxuriante, à la recherche des plantes secrètes. Ici, le tamarinier cher à Baudelaire se nommait madar, jammi, matumbi, blefo, gunfa, jabbi, selon le lieu et le peuple d’Afrique d’où chacun était issus. Quant à la pomme d’acajou aux feuilles particulièrement hallucinogènes, les Yorubas l’appelaient effectivement kaju, mais les Mendès la nommaient kundi, les Ewés atsia et les Bambaras finzan.
Reste qu’il fallait savoir jusqu’où aller trop loin. La Tête Jeune Fille devait permettre, à doses homéopathiques, de ralentir les pulsions cardiaques jusqu’à simuler la mort, dans un rite d’initiation qui durait une semaine et faisait descendre la température du corps au-dessous de trente degrés. Mais attention : cette jeune fille-là pouvait vous envoyer pour toujours au pays des ancêtres, par-delà les eaux, si vous n’aviez pas préalablement modelé votre esprit à son ingestion ou si le sorcier avait forcé sur la dose.
Je me souviens de la sérénité, de la précision et du respect avec lesquels il prélevait les boutons de fleurs, les sommités de branches, la pointe des épis, la poussière des pistils. Tout, sauf une cueillette industrielle. Non, un travail de spécialiste, doublé du respect instinctif de la nature que peut seul connaître celui qui vit en symbiose avec elle, de la naissance à , la mort, et peut-être encore au-delà.
Une partie de la cueillette, le sorcier l’avait ensuite réduite en pâte verdâtre à l’odeur âcre, dans un mortier creusé dans la corne d’un bœuf. Le reliquat, haché menu ou préalablement séché, se décantait au fond de bouteilles savamment peinturlurées, donnant à l’alcool gluant qui les emplissait les reflets de l’ambre, de l’ocre et du fond des océans.
Lorsque le trempé fut prêt, il m’en fit avaler, religieusement, deux gorgées puis nous attendîmes la tombée du jour. Alors seulement, le sorcier me conduisit dans son jardin secret, nous nous faufilâmes sous les larges feuilles des bananier, évitâmes la griffure cinglante du sisal et nous tordîmes les pieds dans les larges trous masqués, creusés par des nuées de crabes de terre. La masse sombre d’une cahute ovale nous apparut d’un coup, au détour du chemin. Le sorcier y pénétra d’abord seul, pour préparer la cérémonie, puis revint me chercher. J’entrai avec lui dans les ténèbres fraîches de la case sacrée où brillait seulement une bougie, posée sur un large bouchon flottant à la surface d’une vieille gamelle emplie d’un liquide inconnu. La lueur de la flamme me permit de distinguer progressivement le reflet de pierreries, de perles enchâssées sur des calebasses et de goulots de bouteilles au contenu sombre et inquiétant.
Le sorcier m’installa sur un minuscule tronc coupé, dont l’assise culminait à moins de dix centimètres du sol de terre battue, les jambes en tailleur, le dos voûté, comme pour recevoir l’extrême onction – ou le coup de grâce. Puis il prit, dans une boîte sans âge, un frêle réchaud à alcool et une casserole à l’émail ébréché, qu’il posa sur la flamme et dans laquelle il versa un bon tiers de la bouteille de trempé qu’il avait choisie avant mon entrée. L’alcool s’échauffa, s’enflamma. Son regard vint alors chercher le mien, tandis qu’il me prenait les mains, avec une telle sérénité, une telle volonté, que je n’aurais pas pu m’y soustraire. Il les trempa alors, calmement, en même me temps que les siennes, dans le liquide en flammes puis les ressortit, toujours sans aucune hâte et, dans la pénombre du lieu, je vis mes mains qui s’embrasaient de belles flammes bleues et les siennes, en flammes également, qui tapotaient les miennes comme pour les rassurer ou apprivoiser le feu.
Pendant tout ce temps, qui me parut éternel, il n’avait pas cessé de réciter des litanies incompréhensibles, dans un chuchotement rauque destiné aux esprits. Enfin, la flamme s’éteignit, faute de combustible. A aucun moment je n’avais eu mal, à aucun moment je n’avais eu peur non plus.
Ainsi débuta mon initiation au vaudou haïtien.
super reportage bravo pour ton courage et ta performance.continue de nous enchanter…