Robert Manuel est berger. Son père l’était déjà, et son grand père aussi, je crois. Il vit dans un petit mas proche de Vidauban (Var) en hiver, mais passe l’été au col du Fa, au-dessus d’Entrevaux. Certes, son troupeau est d’importance moyenne, six ou sept-cents têtes. Certes, il a recours aux camions d’une entreprise de transports pour la «mounta», la montée, et la «devala», la descente. Il n’empêche que les rythmes annuels de Robert et des deux bergers qui travaillent avec lui ressemblent encore à un morceau d’éternité.
Dans la maison du bas, l’électricité, mais pas le téléphone. Une bâtisse modeste et ancienne plantée en lisière de garrigue, à la limite des vignes, au hameau de Peissonnel. Robert y passe l’hiver et le printemps, en compagnie d’Armando, un vieux Piémontais qui a quitté l’Italie au temps de Mussolini et qui, depuis, fait quasiment partie des meubles et de la famille.
Dès le jour, Robert ou Armando ouvre le petit enclos où les moutons ont été resserrés pour la nuit. Cape de bure, béret ou chapeau noir ample, brodequins patinés par le temps, il est escorté d’un des chiens, touffe de poils sombre, museau malin, œil aux aguets. Sereinement, le troupeau se dirige vers la pinède ou la garrigue parsemée de petits chênes-lièges. Les moutons restent groupés. A cette saison, il n’y a pas d’agneaux pour caracoler, s’ébrouer et de perdre dans les taillis… Appuyé sur un bâton de sorbier rouge, l’homme s’est planté sur un léger promontoire, d’où il peut observer les bêtes et, le cas échéant, commander le travail du chien. Lentement, on s’éloigne de la maison, deux, trois, cinq kilomètres. Dans sa musette, le berger a emporté du pain, du fromage sec, un bout de saucisson, quelques olives noires et une bouteille de vin rouge. A midi, il s’assiéra sur une pierre, au milieu des touffes de thym, de sariette, de romarin et, tandis que le troupeau se sera rassemblé à l’ombre de quelques pins, il mangera frugalement, en rêvassant. Puis il reprendra son errance, s’efforçant de frôler la zone de pâture de la veille, afin d’user au mieux des herbes maigres qu’offre cette terre pauvre et caillouteuse, à laquelle les orages de mars donnent, l’espace de quelques jours, des couleurs d’espérance.
Avec l’été qui approche, la sécheresse a roussi les derniers herbages. Il va être temps de gagner des cieux meilleurs. Les camions ont été commandés à une entreprise de transports. Véhicules et chauffeurs, venus spécialement de Haute-Provence, ont rendez-vous à Peissonnel le 16 juin, à 4 heures du matin. La veille, Robert, Armando et Jean-Pierre, un jeune berger engagé pour l’été, ont regroupé le troupeau derrière la maison. D’autres nourriguiers ont amené quelques centaines d’agneaux, confiés en pension pour l’engraissement. Avant le jour, Robert a bouclé les bagages, qui seront placés dans l’un des véhicules, le plus léger, celui qui peut gravir le petit chemin de pierres montant jusqu’au col du Fa. Une cage avec la basse-cour, une autre avec les chats. Quelques caisses pleines de victuailles, conserves, boîtes de sucre, pâtes. Les jambons et saucissons seront achetés en chemin, dans les villages d’altitude où l’on fait encore les salaisons comme autrefois. Les fusils (il y en a au moins cinq, enveloppés dans de vieux vêtements). Des couvertures, pour la fin de l’automne. Et une boîte de fer blanc renfermant quelques documents autrefois inconnus, carte d’identité et de sécurité sociale, permis de conduire. Plus quelques photos de famille, jaunies et écornées.
Les chauffeurs sont à l’heure. Le petit jour est frais, tant mieux, et les moutons montent sans rechigner dans les camions. Pour les trois chèvres de Jean-Pierre, c’est déjà une autre affaire. Quant aux deux mulets, ils prennent manifestement plaisir à s’arc-bouter sur le plan incliné qui mène au pont du camion, à s’échapper d’une volte-face et à attendre, impertinents, à l’angle de la maisonnette. Mais l’homme a besoin de l’animal. Aussi prend-il patience et préfère-t-il la ruse, le jeu presque, pour attraper les deux récalcitrants, jusqu’à la prison roulante qui sera la leur, le temps du voyage.
Les volets sont clos, la porte cadenassée. A l’intérieur, il ne reste que trois sommiers métalliques, la grande table de la cuisine, quatre chaise et le poste de télévision, qu’on n’emporte pas: il y en a un autre là-haut.
Onze heures. Les camions sont arrivés sans encombre mais la route a été longue. C’est vrai que, si la distance à vol d’oiseau est modeste, moins de cent kilomètres plein nord, les chauffeurs ont dû prendre la route de Nice, cent kilomètres à l’est(!) en n’ont pu s’attaquer à la montagne qu’à partir de là, en remontant la vallée du Var. Près de 300 km en tout. Et maintenant, au pied du petit village de St-Benoît, entre la rivière Coulomp et la voie étroite du train des Pignes, les moutons descendent un à un et se regroupent à l’ombre. L’expédition n’est terminée ni pour eux, ni pour les bergers. Seuls les chauffeurs ont fini leur journée.
Les animaux les plus âgés prennent naturellement la tête. Ils se souviennent de l’an dernier. Les agneaux suivent sans rechigner, à l’exception du plus jeune d’entre eux, qu’il faudra monter en camionnette. Le soleil tape rudement. Et pas un taillis pour se mettre à l’ombre. Le troupeau s’accroche au rocher, un berger en tête, l’autre en queue, les chiens faisant le va-et-vient entre l’avant et l’arrière, et veillant à ce qu’aucune brebis folâtre ne s’égare, avec sa progéniture, derrière un éboulis ou un promontoire.
Ensuite apparaissent quelques taillis verts, puis l’ébauche de forêts. Le troupeau se faufile à l’échancrure des vallons, gagne peu à peu de l’altitude. Sept heures de marche, ponctuées par deux heures de repos, à mi-chemin, lorsque la chaleur de l’après-midi s’est faite trop insistante. Enfin, alors que le soleil s’apprête déjà à se cacher derrière la crête des Serres, le troupeau parvient en vue du hameau, d’apparence abandonnée, où hommes et bêtes passeront la nuit. Mais il faut encore consolider le corral, relever les barrières, renversées durant l’hiver par une coulée de neige, et traire les deux chèvres chamoisées, dont les mamelles sont exagérément enflées. Mais où est donc passé le bidon? Il est quelque part, dans le déménagement, perdu dans un indescriptible fouillis. Tant pis. Jean-Pierre s’accroupit à côté de la première chèvre. Un strident jet de lait traverse l’herbe, tel un éclair. Perdu? Pas pour tout le monde: à un mètre, les chiens attendent et se restaurent, ouvrant la gueule pour de grandes lampées, à chaque trait mousseux.
En un siècle, cette région a perdu plus de la moitié de sa population et les villages de montagne abandonnés ne se comptent plus. Le hameau, que Robert a acheté pour une somme modeste, comporte sept maisons, parmi lesquelles une école. Mais, hors estivage, personne n’y vit plus à année longue depuis plus d’une génération. Aussi les bergers, jaloux de leur solitude, essaiment-ils ici et là. Ce qui, à la question de savoir où Jean-Pierre dormira cette nuit, permet de l’entendre articuler, lui qui dans l’enfance n’y trouvait pas d’intérêt particulier:
– A l’école!
Pour Jean-Pierre, le col du Fa, à plus de 1500 m d’altitude, n’est encore qu’une étape. Dans quelques jours, lorsque les moutons seront repus de l’herbe haute qui entoure le hameau, il repartira avec la plus grande partie du troupeau, seulement escorté par son chien et par les deux mulets pour lesquels Robert a encore trouvé un artisan – le dernier? – capable de fabriquer des bâts neufs. Le chemin, de nouveau, sera long, sept ou huit heures, avant d’atteindre le Mourre Frey, la crête des Clos Belons et, enfin, la Tête de Travers, 2159 m. Là, suivant le temps, Jean-Pierre dormira à la belle étoile ou se réfugiera dans une cabane proche. Trois mois durant. Alors seulement il rejoindra le Fa, trouvera une herbe neuve et restera avec ses compagnons jusqu’à la mi-décembre, aux premières neiges. Il sera temps alors de convoquer les camionneurs et de refaire, en sens inverse, le chemin du mois de juin.