18 Iliescu, la démocratie à coups de pioches

 

Dia139.0038

Plutôt vagabond que délateur,

Plutôt hooligan que dictateur,

Plutôt golan qu’activiste,

Plutôt mort que communiste.

Au printemps 1990, les étudiants bucarestois commencent à se réunir sur la Place de l’Université, au pied de l’hôtel Intercontinental où dès les premiers jours de la Révolution la plupart des journalistes et les télévisions du monde entier ont installé leurs pénates. L’endroit est doublement stratégique : l’université est un des rares lieux à avoir échappé au fil des ans à l’endoctrinement communiste. Quant à l’hôtel Intercontinental, il constitue pour les médias étrangers l’observatoire le plus pratique du bouillonnement roumain. Il suffit de se pencher à la fenêtre de sa chambre pour savoir – à l’importance des manifestants et au nombre des policiers – si la journée sera calme ou animée.

Bientôt rejoints par d’autres jeunes, des professeurs puis des gens de tous âges et de toutes origines, que veulent donc ces étudiants, ces « golans » comme les nomme le pouvoir[2]? Ne pas avoir fait la Révolution  pour rien, c’est-à-dire chasser définitivement les anciens communistes. Ensuite ?  Instaurer une société équitable et fraternelle  et soutenir l’avènement d’une véritable démocratie parlementaire.

Ils ne peuvent donc que contester et combattre pacifiquement les Iliescu et autres Roman, eux qui, par des élections largement manipulées dans un pays sous influence avec la télévision à leur botte, s’apprêtent à transformer leur groupuscule de prétendus révolutionnaires en gouvernement légal, et leur chef en président de la république…

Au balcon de l’université, les discours se succèdent, provocants, radicaux, désabusés, ironiques, utopiques… Sur la place, l’atmosphère reste bon enfant. Les policiers ne se montrent guère et ceux qui s’aventurent au contact des manifestants font mine de rire avec eux de leurs pirouettes et de leurs bons mots. Entre université et Théâtre national, le jardin de l’hôtel s’est progressivement transformé en camping sauvage. Dans des tentes de fortune, les plus déterminés entament une grève de la faim, les autres entonnent une ritournelle ou alors, insouciants, partagent quelques-uns des inépuisables plaisirs de la vie. Partout, slogans et banderoles s’entremêlent pendant qu’aux pieds des immenses croix de bois dédiées aux martyrs de la Révolution, s’amoncellent  des milliers des fleurs.

La foule est compacte, la circulation totalement bloquée. La place de l’Université devient le rendez-vous incontournable de tous ceux qui sont « contre ». Le personnage emblématique se nomme Marian Munteanu. C’est le leader de la Ligue des Etudiants. Lorsque sa barbe noire apparaît au balcon, la foule vibre et se déchaîne. Les personnages les plus connus de la liberté retrouvée – dont certains ont d’abord été enrôlés dans l’équipe Iliescu avant d’en sortir avec fracas – se succèdent à ses côtés : Doina Cornea, Ana Blandiana, Mircea Dinescu. Ceux-là se considèrent comme les invités des étudiants qui conservent la haute main sur l’organisation des journées et des soirées, du choix des intervenants ou de la durée des interventions. L’ordonnancement est approximatif et au balcon, on voit parfois apparaître des orateurs qui se demandent eux-mêmes ce qu’ils sont venus faire là… Entre les discours successifs stigmatisant avec humour et talent Iliescu et sa bande, la foule reprend en cœur : « Plutôt golan qu’activiste, plutôt mort que communiste ».

Dia139.0012

Les élections, législatives et présidentielle, se déroulent le 20 mai. Les observateurs étrangers notent de nombreuses irrégularités, ainsi que dans la plupart des bureaux de vote l’omniprésence plus ou moins musclée de délégués du Front de Salut National. Dans la capitale, quelques journaux ont pris le risque de soutenir des candidats de l’opposition alors que dans le reste du pays seuls parviennent la télévision (tout acquise au nouveau pouvoir) ainsi que les grands journaux nationaux, héritiers des anciens titres communistes mais rebaptisés pour donner le change. Les résultats ne constituent donc pas une surprise : pour l’élection des députés, le Front de Salut National recueille 66% des voix tandis qu’aucun de ses concurrents ne dépasse 8%. ; Quant à l’élection présidentielle, c’est Ion Iliescu qui l’emporte avec plus de 85% des voix !

Le pouvoir qui espérait l’épuisement progressif des manifestations de la Place de l’Université avait d’abord feint de les ignorer… Mais au lendemain du 20 mai, tandis que la contestation s’amplifie davantage, il se sent légitimé pour rétablir l’ordre, et au besoin par la force. Mais quelle force ? L’armée, fraîchement culpabilisée par les nombreux morts de la Révolution, refuserait sans doute de sortir de ses casernes ; la police, qui avait tenté d’évacuer la place avant que les golans ne s’y réinstallent,  n’est pas suffisamment équipée. De plus, de nombreux enfants de policiers, de militaires ou de fonctionnaires se trouvent parmi les manifestants. Quant à la Securitate, elle n’a qu’un but, celui de se faire oublier pour mieux renaître à la première occasion. Les « terroristes », eux, n’existent pas et n’ont jamais existé. Pour réprimer rapidement les étudiants et faire place nette à l’Université,  ne restent alors que les mineurs de la Vallée de Jiu. Mais pas question de brûler cette carte avant d’avoir mis le pays en condition, à l’y avoir préparé.

Dia139.0041

A Bucarest, malgré les élections qui ont donné Iliescu grand vainqueur, la population reste largement favorable aux manifestants de la Place de l’Université. S’il veut reprendre les choses en mains, le pouvoir sait qu’il doit d’abord créer les conditions nécessaires au retournement de l’opinion afin que les mineurs n’aient à mater « que » les jeunes, les intellectuels et les opposants.

Dans la nuit du 12 au 13 juin, la police intervient sur la place de façon plutôt musclée. Les coups pleuvent sur les manifestants pacifiques. Dans les heures qui suivent, de jeunes vandales – que le gouvernement présentera comme des étudiants de la Place de l’Université mais qui, par leur équipement et leur organisation, appartiennent plutôt à des brigades spéciales – saccagent les bâtiments de la police et du ministère de l’Intérieur. Ils pénètrent même dans le bâtiment de la Télévision, pourtant gardé par des dizaines de chars et plusieurs unités de l’armée. Pas un policier, pas un militaire, pas un pompier ne fait un geste pour les arrêter. Etrange ! Les « vandales » sont-ils à ce point invincibles ? Plus tard, le directeur de la télévision, Razvan Teodorescu, affirmera avoir reconnu parmi les assaillants plusieurs membres de la Securitate chargés de protéger le bâtiment !

Dia123.0009

Cette même nuit, de nombreux autobus sont incendiés. « Par les manifestants ! » affirme le pouvoir afin de justifier la répression. Non, c’est par la police elle-même, confirme au contraire l’enregistrement des liaisons radio entre leur hiérarchie et les policiers présents dans les rues ce soir-là. « Prière de référer au Président », entend-on à plusieurs reprises dans ces enregistrements où il est précisément question de mettre le feu à des véhicules. Il s’agit donc bien d’une provocation et dès le début Iliescu le sait. Il en est même le très probable instigateur…A moins qu’il n’ait confié cette basse besogne à l’un de ses lieutenants. Il est en tout cas persuadé qu’en attribuant aux manifestants incendies, dégâts et saccages, il va faire basculer de son côté la partie encore indécise de la population.

Au soir du 13 juin, Iliescu s’exprime à la télévision et fait appel aux mineurs de Jiu, à qui il demande de venir restaurer l’ordre et la démocratie. Dès le lendemain matin, acheminés par trains spéciaux, les « gueules noires » débarquent à la gare du Nord. Une telle rapidité, une telle organisation, montrent à l’évidence que le coup était prémédité, que les mineurs étaient déjà sur le pied de guerre et que, pour mettre en place de tels convois exceptionnels, les Chemins de Fer Roumains avaient été prévenus bien à l’avance. A peine arrivés dans la capitale, les mineurs sont alors conduits jusqu’au siège du gouvernement. Iliescu s’adresse alors à eux, les remercie d’avoir répondu en si grand nombre à son appel puis leur demande d’aller « rétablir la légalité » dans la capitale.

L’image terrifiante de ces centaines de « gueules noires » déferlant dans les rues de Bucarest, pioches ou barres de fer en mains, a fait le tour du monde, comme celle aussi de milliers de Bucarestois, souvent âgés, les accueillant avec fanions et cris d’encouragement. Peut-être en souvenir de leur fameuse grève de 1977 ? On se souvient en effet que les mineurs de Jiu avaient alors ouvertement défié Ceausescu qui n’avait pu que céder à leurs exigences : augmentation des salaires et abaissement de l’âge de la retraite. Pour bon nombre de Roumains, les mineurs étaient bien le symbole de l’opposition au communisme !

Mais ces 14 et 15 juin 1990, les « gueules noires » qui débarquent à Bucarest ne sont plus les grévistes de 1977. D’abord parce que plus de dix ans ont passé ; ensuite parce qu’après leur grève réussie, Ceausescu en a fait muter plusieurs centaines dans d’autre régions et les a remplacés par autant d’agents de la Securitate, peu gradés et trop heureux de désormais recevoir les salaires élevés que les grévistes avaient obtenus.

Aux yeux de la plupart des Roumains, ceux qui investissent aujourd’hui Bucarest passent donc pour de véritables résistants. Ils vont en réalité se comporter comme d’effroyables bourreaux car la répression sera sauvage et bestiale. Certaines des victimes semblent avoir été choisie à l’avance, d’autres n’avoir eu que le tort de se trouver sur leur passage. Une jeune maman baigne dans son sang alors qu’à ses côtés, son enfant d’une dizaine d’années est rossé à coups de pieds et de barres de fer. La bastonnade devient aveugle et systématique. Les mineurs reviennent par vagues successives, s’attaquent aux bénévoles venus secourir les blessés.

Officiellement, il n’y aura « que » 6 morts et 500 blessés… Mais le bilan réel est certainement bien plus lourd. Nombre des victimes resteront traumatisées ou handicapées à vie. Même à l’hôpital, et jusqu’au dernier moment, certains d’entre eux ont craint que les mineurs viennent les achever.

Après les bastonnades et les violences en tous genres, puis le retour des gueules noires dans leurs mines de Jiu, dans tout le pays une certitude s’est imposée pour plusieurs années : toute tentative de véritable démocratisation ne pourra être qu’irrémédiablement réprimée dans la douleur. Désespérés, de nombreux étudiants qui avaient pourtant choisi de « rester au pays » malgré l’ouverture des frontières et l’attrait de l’Occident, ont alors pris le chemin de l’exil. Les autres conservent au plus profond d’eux-mêmes, et aujourd’hui encore, une blessure insondable. La plupart ont renoncé à tout engagement public et, pour exister, se sont rabattus sur le chemin de la réussite personnelle.

C’est le cas de Marian Munteanu, leader de la Place de l’Université et véritable miraculé de la « minériade », que nous avons pu retrouver, plus de quinze ans après les utopies de la Place de l’Université et le déferlement barbare des mineurs. Il dirige aujourd’hui une société de conseil aux entreprises et, s’il a troqué les habits de fortune et sa barbe en bataille pour un costume bourgeois et un visage impeccablement rasé, il n’a rien oublié de ces instants dramatiques qui auraient dû être ceux de sa propre mort.

« Tout cela était organisé, programmé. J’aurais dû mourir. C’était prévu, planifié. Quand les mineurs m’ont attaqué, ils ont aussitôt essayé de me tuer. Ils m’ont frappé si fort à coups de pioches et de barres de fer que je suis tombé, inconscient. Plus de pouls. Le médecin appelé sur les lieux m’a déclaré en état de mort clinique. J’ai alors été laissé dans un coin de la pièce. Le certificat de décès avait déjà été envoyé au gouvernement. Même ma mère a reçu un appel téléphonique lui signifiant que son fils était décédé. Mais en route, dans la voiture qui emportait mon cadavre à la morgue, je me suis mis réveillé et je me suis mis à bouger. L’ambulancier s’est écrié : « Le mort est vivant ». J’ai eu une première chance, c’est qu’il ait eu le réflexe de se rendre à l’hôpital des urgences plutôt que de continuer sa route vers la morgue où personne n’aurait pu me venir en aide. Ma deuxième chance, c’est qu’ il y ait eu beaucoup de journalistes à l’hôpital. J’avais partiellement repris conscience. J’ai réussi à leur parler, brièvement.

Du coup, les policiers se sont retrouvés dans une situation très inconfortable.  Il leur fallait absolument m’empêcher de témoigner. Alors, ils ont décidé de m’arrêter en prétextant de ma part un comportement violent. Un comble pour un mort vivant ! J’ai été aussitôt emprisonné mais, heureusement, il était trop tard pour me tuer une deuxième fois. J’ai été libéré deux mois plus tard grâce au soutien et aux manifestations de solidarité de mes collègues de l’université et de nombreux amis. Alain Madelin[3] a réussi à me rendre visite à la prison de Jilava, ce qui m’a beaucoup aidé.

– La prison, c’était dur ?

– Toutes les prisons sont dures. Disons que j’étais isolé dans une pièce sans aucune source d’informations. Pas de livres, pas de visites, rien. Pendant deux mois. Une bagatelle. Mon grand-père a passé vingt ans dans un camp de concentration en Sibérie. Deux mois, c’est un petit voyage dans le monde carcéral. (rire)

– Votre frère aussi avait été arrêté…

– Oui, et lui aussi a été blessé. Très gravement. Il en a gardé d’importantes séquelles. Moi aussi, peut-être (rire). Le coup de pioche a touché ma tête mais a ricoché. J’en ai quand même gardé un grand trou dans le crâne.

– Aujourd’hui, on sait que de nombreux responsables de l’économie roumaine sont d’anciens communistes, d’anciens membres de la Securitate. Dans votre travail, vous en rencontrez ?

– Ils sont nombreux, très nombreux. Professionnellement, je suis ce qu’on appelle un chasseur de têtes alors, bien sûr, j’ai l’occasion de rencontrer  beaucoup d’anciens communistes ou d’anciens sécuristes, rarement parce qu’ils cherchent un emploi, souvent parce qu’ils sont devenus d’honorables chefs d’entreprises à la recherche d’employés de haut niveau.

– Le hasard a-t-il fait que vous rencontriez aussi des gens impliqués dans votre propre affaire, au sommet de l’Etat ou à des postes intermédiaires ?

– Bien sûr. Plusieurs fois. Je ne crois pas que les personnages de ce genre aient de graves problèmes de conscience.

– Croisent-ils votre regard ? L’évitent-ils ?

– Ils l’évitent. Tous !

– Ils se disent qu’ils vous ont raté ?

– Peut-être… »

Après deux jours de « minériade », avant que les mineurs ne quittent Bucarest, Iliescu avait tenu à les recevoir à nouveau afin de les remercier officiellement. Un an plus tard, il fera à nouveau appel à eux, mais cette fois ce sera pour pousser à la démission Petre Roman, son propre Premier ministre taxé de trop grand libéralisme. Aussi longtemps qu’Iliescu restera au pouvoir, aucune plainte de victimes des mineurs n’aboutira. Miron Cozma, le chef emblématique des gueules noires, pourra ainsi filer des jours tranquilles dans la vallée de Jiu.. Il était alors considéré par ses pairs comme un héros et tous ne parlaient de lui qu’à la troisième personne ! Objet d’un mandat d’arrêt après l’élection d’Emil Constantinescu, il organisera avec le soutien d’Iliescu une nouvelle marche sur Bucarest, mais cette fois interceptée par les forces de l’ordre. En 1999, Cozma est condamné à dix-huit ans de prison, mais au dernier jour de son mandat, Iliescu accorde la grâce à son ancien nervi…Il sera libéré et presque aussitôt réincarcéré sur requête du nouveau président, Traian Basescu. La Cour Suprême l’a finalement condamné à dix ans de prison. Compte tenu des années de détention déjà effectuées, Miron Cozma sortira de prison en 2007, l’année où la Roumanie a rejoint l’Europe.

Croisera-t-il la route de Marian Munteanu ? Se parleront-ils ? Aux yeux de Munteanu, Cozma aura au moins un avantage sur Ion Iliescu : il aura été condamné pour ses actes. Et il aura purgé sa peine.


[1] Slogan des étudiants roumains présents sur la place de l’Université en 1990.

[2] Littéralement : voyous. C’est le terme qu’utilisait volontiers Ceausescu pour qualifier les rares marginaux, fainéants et révoltés de l’époque communiste. Iliescu n’a pas hésité à reprendre le terme…

[3] Alain ministre avait perdu son portefeuille de ministre de l’Industrie après la réélection de François Mitterrand, deux ans plus tôt, et s’était alors intéressé aux différent mouvements d’émancipation dans les pays de l’Est.

Laissez un commentaire. Merci.