Les bandits corses et la vendetta

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Vingt-huit mille meurtres en trente-deux ans (1682-1714)! Une tradition des armes qui ne s’est jamais démentie, du stylet au parabellum, en passant par l’arquebuse et la dynamite. Le Corse ne connaît pas la demi-mesure. «Le sang n’est pas de l’eau», affirme-t-il volontiers. «Il Corso non per­dona mai ne vivo ne morio.» («Le Corse ne par­donne, ni de son vivant, ni après sa mort.»)

Dès après un assassinat, les parents de la victime mettent tout en œuvre pour rendre inéluctable la vengeance. D’après les «Mémoires historiques sur la Corse par un officier de Picardie» (1777), le mort est porté devant l’église et ses proches tour­nent autour du corps en gémissant. Sa veuve se couche ensuite sur lui en hurlant et les proches du mari l’accablent alors de coups, lui reprochant ainsi la mort d’un homme dont, bien sûr, elle n’est nullement responsable. Puis on exhibe devant les enfants la chemise sanglante du mort, en criant à leur intention le nom de l’assassin. Après la messe, au moment de l’ensevelissement, la veuve est à nouveau battue par la parenté, puis recon­duite chez elle, où les meubles sont systématique­ment renversés et saccagés.

Un tumulus de pierres sèches marque le lieu où le père a perdu la vie et rappelle aux enfants, à chaque passage, le devoir de vengeance. La fille de la victime ne cesse d’entonner le même vocero, chant de lamentations, incitation lancinante à la vendetta. Et, si l’exécuteur, désigné par la famille ou le clan, se dérobe à son devoir, un autre chant Titanique, le «rimbecco», jettera sur lui honte et mépris.

José Giovanni, écrivain et metteur en scène de cinéma, a défini la vendetta mieux que quiconque: «Cette préméditation morale, cette croix tracée à l’avance sur la vie d’un homme, cette recherche tenace de celui qui doit mourir, ce seul but qui deviendra un cadavre, ce désir de tuer qui chasse le sommeil, cet enfer que vivent en commun les adversaires multiples: c’est la vendetta. C’est aussi l’heure qui sonnera pour ceux qui attendent d’en­trer en lice. Ils attendent de savoir lequel survivra au dernier combat. Car ce survivant doit mourir. Et son geste de la veille a désigné un nouveau tueur. Et lui, ce survivant, il savait qu’en réussissant à tuer, il n’avait pas vaincu. Il s’inscrivait simple­ment dans le lot du gibier. Dans une vendetta, ce­lui que l’on cherche est un homme perdu. Le simple fait d’être traqué le diminue. Il est bien rare qu’il parvienne à vendre sa peau. On dirait presque qu’il accepte sa fin. Le tragique habite la Corse. L’austérité de ses paysages a toujours accueilli le fruit des armes. La mer l’encercle et semble assister depuis des siècles aux mêmes démarches de ca­ractère, aux mêmes indignations, à la même gran­diose gratuité dans la violence, aux mêmes dou­loureuses démonstrations dans les veillées mor­tuaires.»

Le 16 août 1839, vers midi, le bateau «Le Var» en provenance de Toulon, accoste à Bastia. En des­cend, accueilli avec tous les honneurs officiels, Prosper Mérimée, inspecteur général des monu­ments historiques français. Deux ans plus tard est publiée, à Paris, une nouvelle dont l’auteur, Prosper Mérimée, tirera la plus grande notoriété. La nou­velle a pour titre «Colomba» et son action se dé­roule en Corse. Après la bataille de Waterloo, un lieutenant des armées de Napoléon, Orso della Rebbia, retourne dans son île natale. Il y retrouve sa sœur, Colomba, et son devoir: deux ans plus tôt, son père a été assassiné. Il semble que le crimi­nel appartienne à la famille des Barricini. Colomba chante pour Orso le «vocero» de la vendetta et, peu à peu, Orso se fait à l’idée de la vengeance, apaisée jusque-là par l’éloignement et les habitudes différentes du continent. La guerre se rallume. Deux frères Barricini tendent une embuscade à Orso qui, bien que blessé, parvient à tuer ses enne­mis. La vendetta est assouvie. Il ne reste plus à Orso et à Colomba, pour sauver leur propre vie, qu’à quitter l’île à tout jamais.

Avec Colomba, la France, puis l’Europe lettrée, découvrent la vendetta corse, jusque-là ignorée. Et, au fil des décennies suivantes, la curiosité, tan­tôt complaisante, tantôt indignée, va se porter sur les mœurs violentes de la Corse vengeresse.

Il est vrai qu’avec la fin de Napoléon III (1870), la Corse entre dans une période encore plus tra­gique de son histoire. Elle est française, certes, mais les produits corses paient de lourdes taxes à leur entrée sur le continent, cependant que le gouvernement français s’efforce d’empêcher tout échange entre l’île et l’Italie voisine. De plus, la tendance française à la laïcité est ressentie en Corse, comme au lendemain de la Révolution de 1789, comme une atteinte à la tradition religieuse. Enfin et comme toujours, la fraude électorale, la vénalité de la justice, la pauvreté et l’éternelle rivalité des clans et des familles font que la poudre et le couteau demeurent les seuls juges respectés. Les assassinats, les embuscades se multiplient et, pour échapper à la fois à leurs ennemis et à la force publique, les assassins, les révoltés et les insoumis se réfugient dans le maquis et les montagnes. Ainsi naît le règne des bandits corses, le terme de bandits devant être, en l’occurrence, rapproché de celui de «bannis».

Est-ce le mythe, est-ce la terreur qu’inspiraient les bandits? Toujours est-il que la rumeur publique parla d’eux, souvent, comme de bandits «d’hon­neur », criminels par nécessité, ayant lavé par les armes un honneur que les autorités étaient inca­pables de défendre. A en croire les récits de l’époque, les bandits étaient les protecteurs de la veuve et de l’orphelin, l’aide inespérée des pauvres, les libérateurs attendus de citoyens injustement emprisonnés, les pourfendeurs assidus de gen­darmes venus du continent pour assouvir leur soif de pouvoir et de cynisme. La vérité est sans doute un rien différente, même si quelques-uns, parmi les bandits corses, ont plus ressemblé au héros de bande dessinée qu’au barbare sanglant et impi­toyable.

Portraits de bandits corses:

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