a. Aimé Césaire

ALLOCUTION D’AIMÉ CÉSAIRE

Messieurs les Médecins du monde, Mes chers enfants, Mesdames, Messieurs,

En ces années de bicentenaire de la Révolution française, chacun a sa lecture de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Pour ma part, j’y vois plusieurs choses, mais qui, toutes, de très près, nous concernent.

J’y vois d’abord — et ce n’est pas très original de le dire, mais il faut le répéter —, j’y vois l’affirmation solennelle de la reconnaissance de l’éminente dignité de l’homme doté, du fait seul qu’il est homme, d’un certain nombre de droits. Des droits non contingents, je veux dire non liés à telle ou telle appartenance ethnique ou à tel ou tel rang social, ou à tel ou tel statut juridique. Des droits qui, parce que non contingents, sont et demeurent, quoi qu’il arrive, imprescriptible et inaliénables.

J’y vois aussi une légitimité nouvelle donnée à la société civile, en ceci que la société n’est plus une fin en soi, mais devient le lieu de réalisation et en même temps le garant de ces droits fondamentaux.

J’y vois enfin un appel à la responsabilité individuelle et à l’action, l’affirmation de la responsabilité de chaque citoyen promu au rang d’acteur historique, dans la mesure où chacun devient responsable de « l’état du monde », car c’est de vous et de chacun que dépend désormais que le monde ne sombre pas dans « l’ignorance, l’oubli ou le mépris » (je cite), de ces droits fondamentaux dont la conservation, et s’il le faut, la reconquête sont le seul but et l’unique légitimation de toute association comme de toute activité politique.

C’est dire combien nous apprécions l’action que mènent aujourd’hui, de par le monde, et dans des conditions combien difficiles, un certain nombre d’hommes au premier rang desquels Médecins du monde pour faire en sorte que ne tombent pas en déshérence ces droits fondamentaux ; que dis-je, pour faire en sorte que ces droits reçoivent partout et dans tous les domaines leur pleine signification et leur pleine extension.

Bref, pour faire en sorte que l’humanité, cassée ou indifférente, ne laisse pas s’installer et prévaloir de par le monde une sorte de version tronquée de vulgate éculée et déformée d’un des textes essentiels de l’humanité moderne.

C’est donc avec joie et gravité en même temps qu’aujourd’hui nous accueillons votre manifestation qui, entre autres mérites, a celui de nous faire revivre une partie de notre propre histoire.

Vous, Médecins du monde, vous avez choisi pour votre bateau, le Messager de Nantes, un itinéraire qui est, à lui seul, un symbole.

Vous avez eu raison, car ce symbole a le mérite d’expliciter à tous les yeux que le combat pour la liberté et la dignité de l’homme est un et indivisible, et à travers l’espace comme à travers le temps, qu’il peut changer de front, mais qu’il reste le même, et qu’il continue et qu’il doit continuer, toujours exigeant, toujours indispensable : tantôt, c’est un groupe d’hommes, une race qui se soulève contre l’abjection et la déportation ; tantôt, c’est un peuple qui se soulève contre l’oppres­sion et le colonialisme ; tantôt, c’est une catégorie sociale qui s’insurge contre la discrimination et la dévalorisation — avant-hier le travailleur, hier la femme, aujourd’hui l’immigré, aujourd’hui encore l’enfant.

Eh bien, c’est très bien comme cela : c’est, génération après génération, l’histoire qui passe ; c’est l’histoire qui, par l’homme, se fait, et l’idée qui grâce à l’homme, progressive­ment, pas après pas, ou bord après bord, toujours combat après combat, se réalise et se concrétise.

Pour toutes ces raisons, au nom de la municipalité de Fort-de-France, je souhaite une cordiale bienvenue au Messager de Nantes, et à ses passagers qui sont aussi des messagers, les messagers du Droit, les messagers de la justice, les messagers de la fraternité et de l’espérance.

Je souhaite, mes enfants, que votre message soit entendu et reçoive, partout, et dans les lieux de la plus haute décision, l’accueil qu’il mérite et dont dépend en définitive l’avenir de l’humanité.

Le 8 août 1989, à l’Hôtel de Ville de Fort-de-France (Martinique)

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