La mort chez les Tchouktches

Dia142

La carcasse du Mi8 retrouvée sur la banquise. Sept morts et plusieurs blessés.

 

En mai 1993, à quelques jours de la fin d’une expédition scientifique parrainée par Longines en Sibérie, l’un de nos deux hélicoptères s’est écrasé sur la banquise. Sept morts puis des journées de tristesse, d’angoisse et de désespoir. Ci-dessous quelques documents audio et vidéo ainsi que le récit complet, au jour le jour, d’une aventure tragique qui restera gravée pour toujours dans le coeur des survivants.


21.5.1993 Retour de Sibérie, Alex Décotte à la Radio suisse romande (audio)


Avec les Tchouktches de Sibérie (vidéo)

Enurmino, un minuscule village de Tchoukotka où un cas de force majeure nous avait obligés à faire étape à la fin de l’hiver. Quelques instantanés d’une vie au bout du monde…


La mort en Sibérie (vidéo)

L’expédition Transsibering, partie à la rencontre des « petits peuples » du Grand nord sibérien, s’est terminée en drame humain avec l’accident d’un des deux hélicoptères et la mort de sept personnes. Les rescapés, cantonnés pendant plusieurs jours dans un village du bout du monde, ont appris très tard l’identité de leurs camarades décédés mais sont pourtant partis à la rencontre des quelques dizaines d’habitants d’Enurmino.


 Transsibering

Expédition Transsibering, mai 1993


Notes de voyage. Attention: il manque encore dans ce récit la transcription de mes inséparables carnets noirs, sur lesquels je griffonne les détails de tous mes voyages… mais qu’il me faut encore retrouver!


 

Mercredi 12 mai 1993: Genève / St Pétersbourg

Départ de Genève à 7h50 (Finnair) et longue attente à Zurich, où je retrouve Claudine Dubois (24 Heures), Roger Rossier et Pierre-André Pellaton (Longines) ainsi que Jacqueline Henri-Bédat, qui n’était pas du premier voyage et qui s’occupe du magazine d’entreprise Longines Life. Elle est aussi la mère d’Arnaud Bédat, que j’avais eu à noter comme membre du Jury de la Course autour du monde, dans les années 1970 et qui est maintenant journaliste à l’Illustré.

Peu de monde dans l’avion de Swissair. Vol splendide car temps itou. Très beau survol des îles de l’Allemagne du Nord, avec leurs plages de sable blanc et leurs champs qui multicolores, qui avancent tirés au cordeau jusqu’à la mer. Mer d’huile. A saint Pétersbourg c’est déjà l’été. Une jeune herbe vert tendre a pusse dru sur les talus où régnait la glace sale voilà deux mois. Les autobus, qui paraissaient centenaires sous leur couche de boue séchée, sont d’un rouge pimpant. Les trottoirs sont bondés de gens en tenues estivales presque gaies. Une ou deux queues devant les magasins. Attroupements aussi, et grouillements. On se dirait dans une rue de Milan. Ou de La Valette, avec ces jaunes parfois ocres.

A Saint Pétersbourg, nous ne descendons pas à l’hôtel Europe mais à l’Astoria. Très bel hôtel aussi, mais un peu moins bien tenu. Les couvre-lits, en particulier, ont conservé la trace de fesses et celle de quelques éjaculations. Bonne nuit tout de même.

A l’hôtel, retrouvailles avec Dimitri, puis avec sa femme Julia. Lui toujours aussi grand, mais enroué et nerveux. Enroué parce qu’il donne, chaque jour ou presque, des cours dans une université médicale(?), énervé parce qu’il doit aller à une réunion de propriétaires de datchas (ils ont une petite maison de bois, 80 km au nord, près de la frontière finlandaise). Il prône la limitation des autorisations pour de nouvelles constructions mais reviendra battu d’un vote où il aura été un des seuls de son avis.

Dimitri me raconte l’histoire de la montre de son père, une montre qu’il avait toujours vue dans la maison de ses parents, une Longines justement. Le jour de son arrestation (1934?), son père l’avait laissée à sa mère en disant: – Là où je vais, je n’en aurai pas besoin. Le père fut fusillé quelques mois plus tard mais Dimitri ne l’apprit avec certitude qu’un demi-siècle plus tard, en 1989. La montre a perdu ses aiguilles, son verre, mais comporte toujours son mouvement ainsi que, gravées au dos, les initiales de son père. J’en parle à Roger Rossier, qui est d’accord pour une réparation complète. Nous en tirerons sans doute un article pour Longines Life.

Dans la chambre de l’Astoria, je remets à Dimitri et Julia les paquets que leur a préparés Rodica: du chocolat, des bonbons, des crayons de couleurs pour leur petite fille, ainsi que des médicaments à effet retardé pour le coeur. L’émotion de la première rencontre n’est pas là, sans doute parce que nous nous retrouvons dans un lieu sans âme et parce que je me dois au reste de mon travail. Convenons d’un contact téléphonique à mon retour le mardi soir et d’une bonne partie de la journée de mercredi à passer ensemble.

Repas à l’Astoria avec le reste de l’équipe. Nous ont rejoints des gens de Canal Plus et de FR3. L’un et l’autre seuls, avec une caméra Béta. Sans cameraman ni preneur de son… il faudra que j’en parle à Chanel à mon retour à la TSR…

Repas: caviar sur toast puis esturgeon grillé. On ne se refuse rien. Beaucoup de vodka et nuit aux lèvres sèches.

Jeudi 13 mai 1993: De St Pétersbourg à Khatanga

Le temps de rassembler tout le monde, de récupérer les passeports, de porter les bagages jusqu’au bus, nous quittons l’hôtel avec une bonne heure de retard. Sortons de la ville en direction de l’est, en suivant d’abord la Neva. Que St Pétersbourg est belle! L’Ermitage semble presque banal. Un monument, une église, un bâtiment rococo à chaque coin de rue. Rome n’a qu’à bien se tenir. Les faubourgs sont plus gris mais il reste une touche de connivence, comme cette femme blonde à talons hauts qui attend, en plein désert sale, le passage de son tram. Arrivée à l’aéroport. Un officier monte avec nous. Les formalités sont d’une facilité désarmante. Et nous voilà au pied de nos deux Antonov 30, de lourds bimoteurs des années 50 comme il me semble me souvenir en avoir utilisés au Soudan, de Juba à Wao puis de Wao à Khartoum, dans l’avion de Nimeiri, en compagnie de saddruddin Aga Khan que j’ai justement revu à Saint Pétersbourg en mars. Le monde est bien petit, Madame.

Sur la piste, un peu à l’écart, une lignée d’une vingtaine de très gros monomoteurs biplans et d’autant d’hélicoptères à l’abandon. Il paraît qu’on peut les acquérir pour 15.000 dollars la pièce.

L’Antonov 30 peut emporter une trentaine de passagers. Nous ne sommes qu’une vingtaine dans chaque avion, mais serons un peu plus nombreux au retour puisque les membres de l’expédition, actuellement sur le terrain, se joindront à nous. Dans la carlingue, certains sièges de l’avant sont installés face à face, une table entre deux. Derrière, c’est plutôt salon avec un tapis oriental au sol et des sièges répartis au bord d’un large rectangle. La plupart des appareils de bord sont apparents, y compris dans l’habitacle. L’équipage est nombreux, six personnes: deux pilotes, un radio, un technicien, un homme à tout faire et un navigateur qui se trouve au-dessous de ses camarades, dans le museau vitré où on entre (et moi en particulier) difficilement mais d’où on a une vision quasi circulaire, en particulier au-dessous de soi. Difficile hélas de s’y mouvoir avec une caméra.

L’équipage est très amical, très direct, mis ne se mêle pas trop à notre gouge, ne serait-t-ce que pont ne pas trop partager nos beuveries. Il paraît que les gens de Vikaar ont embarqué 120 bouteilles de vodka, sans compter le champagne soviétique, les oeufs de saumon, la bière hollandaise fabriquée sous licence en Belgique et destinée, c’est l’étiquette qui le dit, à l’Argentine… Quant aux repas d’Aeroflot, ils sont tristes comme ceux d’Air France en 1950.

Au départ, nous survolons des champs et des forêts verdoyants. Une heure plus tard, sur le lac Ladoga, apparaissent les ultimes traces de glace ou de neige gelée abandonnées par la débâcle. Puis, sur le premier relief, les premières traces de neige fraîche. Et plus loin, balayée par le vent, la neige de l’hiver passé, éprouvée par le soleil, certes, mais tenace. Puis la terre gelée, et les rivières en serpentin itou. De grandes étendues blanches, puis quelques barrières de reliefs complètement blancs. Nous volons cap nord-est. Vers 16 heures, heure de St Pétersbourg (trois ou quatre heures de plus ici), nous atterrissons pour une escale technique à Nadym, là où nous avions espéré nous rendre en mars si l’expédition avait été à l’heure. Sur le tarmac, un Tupolev ukrainien, un lourd Antonov 12 comme celui qui devra rapatrier les chenillettes, une demi-douzaine d’hélicoptères semblables à celui qui nous avait menés au sud de Juba (Soudan) au temps où les soviétiques y étaient omniprésents, et toutes sortes de petits avions monomoteurs, avec ou sans skis aux pieds. Nadym sert de plaque tournante pour les installations minières: les équipes, qui passent ici une semaine de repos, partent ensuite en hélicoptère pour deux semaines de travail, au nord. Sur la piste, une dame sans âge portant brassard rouge de l’URSS nous prie mollement de ne pas trop filmer. Voilà encore cinq ans, pas un étranger ne mettait les pieds ici et la première caméra exhibée aurait envoyé son propriétaire en prison ou au goulag.

Et de nouveau cinq heures de vol. Nous continuons à monter vers le nord, les forêts font place à des zones complètement arides et lunaires, dans lesquels serpentent des rivières aux interminables méandres, gelées bien sûr, et recouvertes de neige comme tout le paysage.

Arrivée sur l’aéroport de Khatanga. Il est tout juste minuit, heure locale, et nous bénéficions des derniers rayons de soleil. L’hôtel unique est un bâtiment de briques rouges où nous amène un vieux bus dans lequel nous entassons aussi nos bagages. Il fait entre moins douze et moins quatorze degrés. La ville, qui abrite 2000 habitants, est un agglomérat d’une centaine de maisons, généralement assez hautes et volumineuses, et de hangars faits de bois et de tôle. Le sol, qui affleure parfois, est de poussière de charbon, le noir tranchant sur le blanc sale de la neige. La télévision diffuse les buts de Chris Waddle en 1991. Avec André Igler, journaliste autrichien qui a vécu à Veyrier, nous sommes logés au 4ème étage – qui n’est heureusement que le troisième niveau – dans une chambre surchauffée donnant sur l’une des deux usines dont la double cheminée crache son filet noirâtre. Un fleuve gelé, les quelques grues de ce qui est peut-être un port. Ressortons, bien emmitouflés, pour aller manger à la cantine du bas du village. Les cotillons sont encore accrochés au plafond, à moins que ce ne soit déjà pour Noël prochain. La télévision, ici, débite un spectacle néo-rock moscovite. Poulet froid depuis longtemps, salami et vodka. Avec Claudine et Jacqueline, nous nous esquivons vers deux heures et demie. Dehors, le soleil a disparu mais il fait grand jour. Sur notre chemin, des ouvriers s’efforcent d’installer des piliers de béton dans le sol, fondations d’un nouveau bâtiment, malgré la neige et la glace. Nuit difficile, le jour perce malgré les rideaux. André se fait un joint avant de s’endormir. Je ne l’imiterai pas.

Cinq heures plus tard, petit lever. Le temps a changé, il fait gris et il neige un rien. La température est remontée aux alentours de moins six. Petit déjeuner dans une autre cantine, un peu plus proche de l’hôtel. Deux servantes agréables, l’une assez âgée, l’autre jeune, dentelle noire sur un corps allongé et très beau. Le visage, hélas, porte déjà les marques de la difficulté. Comme la veille au soir, boisson sucrée et jaunâtre à base de petits fruits de la toudra. Le porc haché est vieux et malodorant, l’oeuf convenable, les nouilles froides, le thé excellent. Jusque-là, nous nous étions surtout réchauffé le corps à la vodka (Vicaaar en a emporté 120 bouteilles pour une petite quarantaine de personnes…).

Quatre heures de vol vers l’est. Cette fois, nous prenons les fuseaux horaires bille en tête. Nous avons quitté Khatanga vers 10 heures mais à l’escale technique de Tchoukhorda, nous arrivons après la sortie des écoles. Impossible donc de rencontrer l’enseignante que Roger Rosier avait vue lors d’un précédent passage et qui parle français. Contact en revanche avec quelques enfants, la plupart indigènes. Le niveau de vie semble convenable, ils sont assez bien habillés. Mais un homme dans la trentaine, qui a étudié en Allemagne de l’Est et qui est déjà un peu ivre, me dit que la vie est ici de plus en plus difficile.

Ultime étape après le refulling et, trois heures plus tard (plus deux fuseaux), atterrissage sur la piste de Schmitt. Près du bâtiment central, l’Antonov 30 du reste de l’équipe, qui est passé en position 1 à Tchoukorda, est déjà en train d’embrasser les héros de la Transsibering. Jean-Marc Liautaud a perdu près de 10 kilos, les trois autres (« Jackson » Jean-Jacques André, « Blondin » Nicolas Ferrando et José Garcia, les deux premiers blonds, le troisième noiraud) semblent n’avoir pas souffert de l’exercice. On se tombe dans les bras, on débouche le champagne. Les trois chenillettes articulées sont là, sur le bord du tarmac. C’est un peu dérisoire, cette débauche d’argent (trois millions et demi de francs suisses) pour amener jusqu’ici ces trois véhicules et leurs occupants, heureux mais pas vraiment géniaux.

Déposons nos affaires dans nos chambres. L’hôtel est lugubre, bâtiment en nez de chaussée, couloirs en croix de Lorraine. A mi-chemin, les toilettes où, faute d’eau, les étrons s’entassent sur le fer désémaillé de cuvettes en hauteur. Pas de douches bien sûr, ni de bain. J’hérite la chambre de Jacques Langevin, le photographe qui se trouve actuellement à Ouelen avec le reste des scientifiques. Cathédrale de bandes magnétiques et slogans irrespectueux à l’intention des anthropologues en tous genres.

Puis dîner à la cantine voisine. Pendant le vol, on nous avait assuré que plusieurs hélicoptères feraient des allers et retours en direction des campements renniculteurs nomades, des artisans taillant l’ivoire des morses d’Ouelen, etc. Nous découvrons qu’il n’est prévu qu’un hélicoptère et un vieux petit avion d’une dizaine de places. Roger Rossier, qui ne semble pas bien dans sa peau depuis le début du voyage, tente de faire face. Finalement, il nous apprend que nous pourrons avoir un deuxième hélicoptère, plus mobile, en replacement de l’avion. Soulagement. Rendez-vous pris à demain matin, vers dix heures.

Transcription carnet noir: Arrivée à Schmit vers 22 heures. Toute l’équipe (Chichlo, Jackson, Volodia, Nicolas) nous attend sur le tarmac enneigé avec un bouquet de lilas blanc. Prise des chambres dans l’hôtel (de bois?) de plain-pied puis repas à la cantine voisine. Les journalistes et, plus encore, les gens d’image se plaignent: Il n’est prévu qu’un petit Antonov d’une dizaine de place et un seul hélicoptère d’une quinzaine pour aller à Ouelen, et pas moyen de démultiplier, alors que nous demandions de croiser les destinations afin de n’arriver pas trop nombreux dans les campements nomades.

Jean-Marc, Jackson et Nicolas ne se sont pas couchés de la nuit. Après la fête des retrouvailles, ils ont dû partir vers 5 heures du matin sur la banquise avec les chenillettes. Philippe et Dominique voulaient filmer.

Samedi 15 mai 1993 (le jour fatal)

« Petit déjeuner à 9h30 puis annonce par Roger que nous disposerons finalement de 2 hélicos. Tous ceux qui le souhaitent pourront se rendre à Ouelen. Départ prévu à 11h40. »

Comme toujours dans ce pays, nous accumulons le retard. Pourtant, vers 11h30, toute l’équipe s’achemine vers le tarmac. La veille, en prévision du nombre restreint de places dû à l’exiguïté du petit avion, nous avions restreint les équipes et certains, non journalistes, avaient fait leur deuil de l’expédition. La décision prise tard hier soir (ou ce matin, je ne sais plus?) d’adjoindre un deuxième hélicoptère a fait revenir certains sur leur décision. Pratiquement, seuls les membres de la chenillette veulent ne pas partir avec le groupe. Il faut dire que, vers 5 heures du matin, ils sont déjà partis avec les chenillettes pour une ballade de deux heures dans les collines, afin que Dominique Baudouin (Canal Plus) et Philippe (?) FR3 puissent tourner des images d’action.

Peu avant le départ, Roger insiste auprès de Chichlo pour qu’il soit du voyage.

Finalement, même si nous n’avons pas tenu un compte exact des partants et des restants, il nous semble que ne restent à terre que les trois autres passagers français de la chenillette (Jackson, Blondin, Garcia) ainsi peut-être que deux ou trois membres de Vicaar.

Décollage à midi.


 

Ici, transcrire les pages du petit carnet noir pour les circonstances de l’accident.


Selon la Commission d’enquête, voici la chronologie GMT:

00.50

La tour de contrôle de Schmit attend sans succès la vacation demi-horaire de l’hélico 2.

03.11

Envoi de l’hélico 3 à la recherche d’hélico 2. A bord, deux réservoirs de fuel et 2 médecins civils. Restent donc 9 places libres en cas de découverte de blessés. (En réalité, il semble bien que ***, de Vicaar, soit parti avec eux aussi).

04.42

Hélico 2 repéré 6 km ouest de Nute Pelmen, sur la banquise de la baie. Hélico 3 reste sur place environ 1h40. Emportent tous les blessés mais pas les morts. Rien ni personne à proximité. Serv, Cheremetiev et Azarof ont fait des feux. Co-pilote mort pendant le vol du retour. Tous les autres étaient déjà morts. Blessés: choc et carburant (les Russes)

07.21

Arrivée de l’hélico 3 à l’hôpital de Schmit

08.16

Médecins réanimateurs arrivent d’Anadir (capitale de la Tchoukotka) par avion AN 26


 

Ci-dessous, liste des participants

(+ = mort / B = blessé   / ?= incertain)

Hélicoptère 1 (Mi8)

Eric Snoey (MDM USA)

Patrick David (MDM)

Ouarda David (infirmière, sa femme)

Marina Michkina (interprète)

Alexandre Chizjenok (réalisateur TV)

Maxime Tarasjuguine (camera)

Vassili Andreev (Pravda)

Pierre-André Pellaton (Longines)

Claudine Dubois (24H)

Jacqueline Henry-Dubois (Longines)

Alex Décotte

Boris Kline (Komersant)

Luis Algorri (Espagne)

Alberto Salza (Italie)

André Igler (Autriche)

Leonid Dukine (Sponsor Vicaar)

 

Hélico 2 (Mi8)

Roger Rosier (Longines) +

Alexandre Sheremetiev (Vicaar) B

Alexandre Tolstobrov (Longines Moscou) ?

Eugène Ossipovski (Radio Majak) B

Dimitri Azarov (Photo Komersant) B

Olga Outcheva (Komersant) B

Jean-Marc Liautaud B

Jean-François Chaigneau (Match) B

Alexandra Geneste (AFP Audio) B

Marie Brunes-Debaine (Défi Terre) B

Régine Gabai (Géo) +

Dominique Baudouin (Canal Plus) +

Philippe Boucher (FR3) B

Victor Serov (Vicaar) B

Alexandre Bolotine (Komersant) ?

Vladimir Constantinov (Moscow News)

Galina Gratcheva +

Eugève Savtchenko (Vicaar) ?

Volodia Glazounov (Vicaar) +

Valeri Stepitchev (Vicaar) ?

Pilote B

Co-pîlote +

Navigateur +

 

Déjà à Ouelen:

Boris Petrovitch Chichlo

Armelle Leperre (MDM)

Jacques Langevin (Sygma)

Oleg Glazounov, père de Volodia

 

A Khatanga:

Bernard Buigues (Vicaar FR3)

 

Déjà partis de Ouelen:

Mme Robert-Lamblin (CNRS)

Pascal Plisson (Camera)

Simon Watel (son)

Mme Chichlo

 

Dimanche 16 mai: Enurmino

Bloqués à Enurmino. Transcrire carnet noir.

Raconter Enurmino, le local où nous vivons, les gens, l’école, le directeur, le docteur alcoolique, les chasseurs, les boucanes, les traîneaux à chiens, les crottes partout, la neige sale qui dégèle, les 36 allers et retours à l’hélicoptère bloqué au sol, les vacations radio. Le postier Yakoute. Le magasin. La banquise.

Vers 15 h, arrivée de la commission d’enquête avec hélicoptère numéro 3. Parler de la peur des pilotes. Finalement, Patrick David et sa femme Ouarda obtiennent de partir avec l’hélico des enquêteurs, qui doit prendre les corps à Nute Pel men. cet arrêt, voir plus loin, sera déterminant pour prouver que les corps avaient eté emportés par les Tchoutches.


 

Lundi 17 mai

Description d’Enurmino. Transcrire carnet noir.

A 16 heures (ou 17?), après de nombreux faux espoirs, départ pour (?), à mi-chemin, où l’hélicoptère 3 doit venir nous apporter du fuel nous permettant de regagner Schmitt. A l’étape, militaires de la garnison et témoignage d’un Tchoutche: il a observé l’accident, est rentré précipitamment de chasse, a fait rassembler les traîneaux du village de Nite Palmen. Sont allés rechercher, dit-il, les morts et les blessés et les ont amenés dans leur village. Presque incroyable.

Poisson cru et vodka dans chenillette militaire. Hélicoptère 3 continue sa route vers Ouelen pour aller chercher Chichlo, Langevin, Armelle Leperre et le père de Volodia, Oleg.

Retour à Schmitt. Y arrivons vers 21 heures. Repas. Eclat de Chichlo, qui considère « ce salaud de Liautaud » comme responsable de tout, en particulier de la mort de Galina.

Le soir, nous remplaçons Jackson et Blondin dans la chambre 36, là où est le satellite. Début des vacations. Walter von Kaenel à l’autre bout. Sa priorité: le retour des corps. Il pense que nous pourrons parvenir à décoller dans la journée de demain.

Mardi 18 mai

9h30. réunion avec la commission d’enquête arrivée la veille de Moscou. Négociation serrées pour que commence l’embaumement. Rédaction de la première demande englobant autopsie, selon leur voeu.

Nous est également présenté le questionnaire portant sur notre propre vol. Nous devrons y répondre par écrit. On nous demande de préciser la place de chacun à bord de l’appareil, de dire si on voyait le sol, s’il y avait des nuages, si la porte a été ouverte, si on filmé (possibilité de saisir les pellicules). Dès cet instant, il paraît clair que, sous des questions anodines, on essaie de trouver des fautifs. Mais les fautes des pilotes ou les fautes des passagers ? Et en quoi le vol de notre propre hélicoptère, qui ne volait pas en formation avec l’autre, pourrait-il expliquer ? Pour 1a vision du sol et les conditions météo, peut-être. Mais pour l’ouverture de notre propre porte?

Ensuite, « conférence de presse ». Il faut tout de même, pour les journalistes russes en particulier, avec lesquels nous avons peu de contacts, scinder l’accident, qui a eu lieu après la fin de l’expédition, et l’expédition elle-même. Il faut aussi éviter un éclat de Chichlo, qui continue à traiter Liautaud d’assassin et affirme qu’on aurait pu éviter cela: il aurait voulu déconseiller à Longines l’expédition à Ouelen, inutile, au profit de visites aux tribus nomades proches. Mais, selon lui (version confirmée ensuite par Langevin, pourtant peu suspect de complicité avec Chichlo), Liautaud lui a toujours interdit l’accès au téléphone satellite pour atteindre Longines. J’anime le débat et présente les 4 parties, science (Chichlo), médecine (Leperre), logistique (Jackson et Blondin), Longines (Pellaton et Henry-Bedat). Les journalistes demandent le budget. Selon Pellaton, actuellement, 2 millions de dollars. Mais conférence perturbée par la venue de l’agent de police, qui veut restituer les objets (argent, etc.) trouvés sur les cadavres. On apprend aussi à ce moment que la France aurait refusé l’autopsie de ses ressortissants. Contact immédiat avec Longines. En France, c’est le milieu de la nuit mais on demande de prendre contact avec les deux familles françaises pour savoir laquelle a refusé. Von K. me dit que les responsables français et suisse à des ambassades à Moscou se sont rendus en pleine nuit pour tenter de débrouiller l’écheveau. Selon une agence spécialisée dans les rapatriements, Delta, installée à Moscou, les Russes n’ont pas le droit d’exiger l’autopsie. Nous pensons que c’est peut-être la France qui a décidé de refuser, pour faire respecter cette loi que nous ignorions. Mais, si tel est le cas, l’occasion est mal choisie.

Demandons à von K. d’intervenir au Quai d’Orsay.

Nous insistons pour que le travail sur les corps se poursuive. On nous affirme que tel est le cas mais nous apprendrons plus tard qu’il n’en est rien. De toute manière, il n’est plus question de partir dans la journée, comme initialement prévu.

Pourtant, vers 16 heures, on nous dit que l’un des avions décollera à 18 heures, sans les corps. Nous établissons la liste des passagers de ce premier avion, qui ne compte qu’une petite trentaine de places et dans lequel, à la demande du chef de l’aéroport, nous devons prendre sa femme et sa fille. Selon nos calculs, tous pourraient partir, à l’exception de nous quatre (Pellaton, Bedat, Dubois et moi) et de Victor Serov, légèrement blessé dans l’accident et qui vient de sortir de l’hôpital. Victor parle un peu anglais et pourrait nous servir d’interprète, en remplacement de Marina, dont la présence est nécessaire dans le premier avion.

Vers 16h40, à la demande des pilotes, ordre de nous hâter. Vite, vite à l’avion, rassemblement et cap sur le tarmac. Mais, pour la première fois du voyage, voilà qu’on nous impose de passer avec le camion de bagages dans un hangar, pour la pesée (le cercueil du co-pilote patiente devant!). Puis de passer dans le bâtiment de l’aéroport pour l’établissement de la liste. Il semble que ce soit un excès de précaution lié aux suites de l’accident. Nous verrons qu’il s’agit surtout de nous empêcher de décoller. Au moment où tout est prêt pour embarquer, annonce de l’annulation: on dit d’abord que l’aéroport de Tchoukorda est fermé pour cause d’intempéries, puis que le personnel de Tchoukorda refuse de faire l’heure supplémentaire nécessaire à notre attente.

Retour à l’hôtel et nouveau contact avec Von K. A ce stade, les interventions sont au plus haut niveau, Cotti en Suisse, Chirac en France. Peu après, von K. nous annonce qu’après contact avec le colonel Bannov (Emerco), décision de départ de l’avion 1 à 4 heures du matin et du 2 à 17 heures. Mais ne pas communiquer aux passagers pour l’instant.

Les officiels reviennent avec notre attestation de la veille, que nous avions traduites en russe. Ils veulent désormais l’équivalent en français! Ils insistent aussi pour que nous précisions, sur cette lettre comme sur les formulaires de l’enquête, que les passagers étaient assurés à l’étranger et que les assurances prendront en charge. Nous refusons, expliquant que la position des assurances ne sera prise qu’après connaissance du rapport officiel de la commission d’enquête. Cette question d’assurance semble très importante pour eux.

Retour un instant sur la réunion du matin avec la commission d’enquête. Parmi les questions qui nous ont été posées posées: Les corps des blessés ou des morts ont-ils été déplacés du lieu de l’accident avant leur transfert à Schmitt. Réponse formelle: non. Il nous semble d’abord que ce témoin tchoutche était un illuminé. Mais Blondin nous dira plus tard que Patrick David a effectivement, avec l’hélico 3, pris les corps directement au village tchouktche avant de faire une étape sur le lieu désert de l’accident, le temps d’une photo.

Il est de plus en plus clair que les sauveteurs ont fait une faute: ils ont laissé les corps sur place et, même s’ils ont demandé à la garnison de notre escale fuel de venir garder les lieux, les Tchoutches sont arrivés avant eux et ont emporté les corps et les bagages dans une maison de leur village, éloigné de plusieurs kilomètres. La faute est moralement grave dans la mesure où, d’une certaine manière, leur négligence a permis une profanation ou, éventuellement, la disparition d’indices qui auraient permis d’expliquer l’accident. Mais surtout elle est une faute dans la mesure où ils nous ont menti. Sans doute font-il maintenant blocage pour tenter d’obtenir une espèce d’immunité sur ce mensonge.

Un peu plus tard dans la nuit Victor nous fait rapport de l’accident (voir carnet noir). Selon lui, ils volaient ou avaient volé à une altitude de 30 mètres. La roue avant a percuté une petite colline de la banquise et s’y est plantée, l’hélico a culbuté cul par-dessus tête, les pilotes ont été écrasés sur le sol, le réservoir intérieur s’est détaché et a écrasé contre la paroi ou le sol ceux qui étaient devant (Roger, Dominique). Dès qu’il s’est réveillé sur le sol, Victor a porté assistance aux blessés, répartis sur plus de 100 mètres. Le photographe Azarov, assez valide, n’a pas aidé mais a pris des photos. Ils ont fait deux feux pour tenir les blessés au chaud (deux parce que certains étaient bloqués dans des trous). Mme Gabai était encore vivante: Victor a mis un sac sous sa tête mais, à son deuxième passage, elle était morte. Puis sont venus les secours.

Victor nous parle aussi de l’assurance. Selon lui, les passagers des avions d’Aeroflot sont automatiquement assurés par la compagnie mais, dans le cas des hélicoptères, c’est un autre formulaire qui a été rempli. Il comportait le nom des passagers et se terminait par une phrase pré-rédigée disant que le contractant (en l’occurrence Vicaar) s’engageait à ce que les passagers étrangers soient assurés dans leur propre pays. Vicaar a signé ce papier mais n’a pas vérifié si les passagers étrangers étaient effectivement assurés, pensant que l’assurance UAP (sans doute seulement l’évacuation sanitaire et peut-être la RC) correspondait bien à la demande d’Aeroflot.

Nous en déduisons alors que la véritable prise d’otages dont nous sommes actuellement l’objet est destinée, de la part des russes (Aeroflot, autorités locales, autorités russes) à obtenir en échange de notre « liberté » la garantie par l’Ouest (Longines, assurances, gouvernements?) que les indemnités dues aux victimes et aux familles des victimes seront bien prises en charge. Or, s’il est vrai qu’à priori le papier signé par Vicaar dégage Aeroflot en cas d’accident fortuit ou non imputable à une faute, cela n’est plus vrai en cas de faute d’Aeroflot. Or, il semble bien que la faute soit de plus en plus nette, d’où l’enquête de la commission auprès des passagers occidentaux de l’hélico 1, pour prouver que ce sont les passagers qui ont forcé les pilotes à commettre ces fautes. 8voler près du sol, ouvrir 1 porte pour filmer).Par analogie, les passager du 2 auraient pu faire de même, ce qui dégagerait ou atténuerait le responsabilité des pilotes. Mais, selon Victor Serof, la porte du 2 n’a jamais été ouverte (à la différence de la nôtre) et, comme dans la nôtre, personne n’a demandé aux pilotes de voler à basse altitude. Dans le nôtre, il semble que nous ayons évolué entre 100 et 300 mètres (ce qui est beaucoup sur la banquise à 0 mètre mais assez peu sur les reliefs de la côte). Mais, selon victor, l’hélico 2 volait parfois à 30 mètres, selon l’altimètre.

Vers minuit, Victor va répondre dans la loge de l’hôtel à un appel de Moscou. C’est le colonel Bannov en personne. Il demande de se tenir prêt pour partir avec l’avion 1 à 11 heures (il n’est plus question de 4 heures), pas de précision pour l’avion 2. Ainsi, il apparaît qu’on relâche une partie des otages mais qu’on garde encore le petit noyau, sans doute toujours pour faire pression et aussi, sans doute, parce que le travail sur les corps n’est pas terminé – et peut-être pas commencé.

Quelques minutes plus tard, téléphone dans la chambre du chef de la commission d’enquête. Avec Marina, nous nous collons à la porte. C’est encore Bannov, qui confirme les mêmes ordres pour 11 heures. Le chef de la commission exprime ses réserves: problèmes de l’assurance: on va essayer de masquer un peu les fautes des pilotes mais impossible totalement. Assurance, assurance, assurance… ainsi donc, notre analyse était bonne.

J’assure la permanence de la nuit. Contact toutes les heures avec von K ou son remplaçant. Au matin, von K me demande d’agir pour récupérer deux films pris par Dimitri Azarov sur les lieux de l’accident. Il les aurait confiés au pilote de l’hélico 3, tandis qu’il était rapatrié à Moscou d’où il a déjà proposé ses exclusivités à Match, qui a refusé. Ce fils de pute, comme dit von K, doit être empêché de vendre. Von K a appelé Kommersant pour menacer de procès. Je lui signale qu’il peut sans doute aussi se battre sur la protection de la personne (visage des morts ou des blessés).

Puis j’appelle la TV (Aymon) à qui je dis souhaiter rentrer dans l’équipe 2. Il cherche à m’en dissuader. Je demande que Claude Smadja tranche mais il est déjà parti chez lui (19h30 environ). Je pourrai l’y joindre dans une demi-heure.

Une demi-heure plus tard, Claude Smadja me demande de prendre place, dans toute la mesure du possible, dans le 1. Je lui dis qu’on va peut-être m’en empêcher, par exemple en raison du manque de place ou de la surcharge. Il me faut essayer. Triste de partir, heureux tout de même de ne pas rester une éternité encore ici, même si désormais la situation peut se débloquer en quelques heures ou quelques jours.