J’ai eu le privilège de me trouver aux côtés de l’ex-roi Michel ce jour de Pâques 1992 où, pour la première fois, il fut officiellement autorisé à revenir, trois jours durant, dans son pays. Il avait quitté Bucarest quarante-six ans plus tôt, chassé par les communistes, le 3 janvier 1948 et, après la chute de Ceausescu, il avait déjà tenté, à deux reprises, de rentrer dans son pays. La première fois, à Pâques 1990, le visa accordé « par erreur » lui avait été retiré à la dernière minute. La seconde fois, à Noël, il n’avait pu pénétrer que durant onze heures sur le sol de son ancien royaume avant d’être embarqué manu militari par un avion militaire roumain en partance pour la Suisse.
Cette fois enfin, le duo Ion Iliescu – Petre Roman avait finalement donné son accord, à condition que la visite fût strictement privée. Mais comment le retour du roi, témoin et acteur vivant d’une histoire si longtemps niée par le pouvoir communiste, eût-il pu rester privé ? Ce jour-là, il y eut plusieurs centaines de personnes dans les rues, qui criaient : « Roi Michel, reviens, le peuple est avec toi ». Des adolescents en grappes s’étaient hissés aux branches pour le voir et de vieilles dames, comme sorties d’un silence de près d’un demi-siècle, arboraient de vieilles revues jaunies montrant le Michel d’autrefois, enfant joueur ou jeune monarque attentif. Un peu comme si cette visite, en leur permettant de remonter les aiguilles à l’horloge de l’Histoire, avait permis un véritable désenvoûtement collectif. Michel avait aujourd’hui 71 ans. Il en avait six lorsqu’il était monté pour la première fois sur le trône de Roumanie, en 1927.
Michel de Roumanie est sans doute le seul roi à avoir été détrôné par son père. Certes, il n’avait alors que neuf ans et le trône sur lequel il avait été installé trois ans auparavant, le 20 juillet 1927, devait avoir pour lui des allures semblables à ses jouets préférés, automobile à pédale ou cheval mécanique. Un demi-siècle plus tard, il ne garde de ce premier avènement que de vagues souvenirs : « J’ai vécu ces journées sans avoir pleinement conscience des événements. Mon grand-père Ferdinand venait tout juste de mourir d’un cancer. Et voilà que je recevais des télégrammes de félicitations du monde entier, comme c’est l’usage, alors que je devais à peine savoir lire ! Je me souviens de parades militaires grandioses, mais mes souvenirs se mêlent aux photographies que j’ai revues par la suite »[1].
La Régence se chargeait de tout – fort mal d’ailleurs – et le petit roi se contentait de passer les troupes en revue, ce qui ne l’amusait pas trop si on en juge par l’air renfrogné qu’il arbore sur certaines photographies de l’époque. Mais enfin il était roi et prenait finalement sa charge très au sérieux. Et voilà que son père Carol, qui avait par avance renoncé au sceptre royal pour aller couler en France des jours heureux aux côtés de sa dulcinée, tombait littéralement du ciel le 6 juin 1930.
Toute la Roumanie ou presque savait depuis plusieurs semaines que Carol préparait un « coup », hormis son ex-épouse qui remâchait son amertume de femme délaissée et ne fut prévenue qu’après l’atterrissage de Carol.
« C’est ma mère qui vint m’annoncer le retour de mon père. Je me souviens qu’elle était visiblement très troublée. Quant à moi, j’ai éprouvé un serrement de cœur à la seule idée que j’allais connaître l’homme qui la faisait tant souffrir et parfois pleurer. (..) En fait, je ne m’étais jamais vraiment posé la question de savoir s’il me manquait ou non ».[2]
Si Carol avait choisi de mener une double vie, Michel y fut à son tour contraint. Il passait ses nuits dans le logement mis à la disposition de sa mère mais, la journée, il devait rejoindre son père au palais royal, où une école spéciale avait été aménagée à son intention. Michel garde un bon souvenir de ses dix et avec qui, pendant cinq ans, il ne fut volontairement qu’un élève parmi d’autres.
Les rapports entre le roi Carol et son ex-épouse étaient si tendus que, finalement, elle dut se résoudre à quitter le pays pour aller vive à Florence. Dès lors, outre la nostalgie, Michel n’eut apparemment plus qu’une passion, les automobiles. « J’ai commencé à conduire en 1927, à l’âge de six ans ! Dans le parc fermé d’abord, puis dans les champs, dans les petits villages ou sur la plage. (..) Ma première voiture fut une Morris anglaise que m’avait offerte mon oncle le prince Nicolas. Par la suite, mon père me céda sa Ford… »[3].
Comme dans une mauvaise comédie de boulevard, Carol n’avait pas jugé bon d’informer son fils de sa liaison avec sa maîtresse Magda Lupescu, qui avait quitté Paris pour rejoindre, secret de polichinelle, son royal amant à Bucarest. Officiellement, elle n’existait pas mais Carol ne pouvait se passer d’elle et, dès la nuit, elle le rejoignait au palais pour n’en repartir qu’au matin. C’est par hasard que Michel découvrit son existence, près de trois ans après le retour de son père. Un jour qu’il se rendait à « son » école au fond du parc, il observa une porte qui s’entrouvrait sur l’arrière du palais, et qui se refermait brusquement à son approche. Il avait eu le temps d’apercevoir la silhouette d’une femme inconnue et s’empressa de raconter sa découverte à un de ses copains de classe. Le bruit en était parvenu à son père, qui se décida enfin à le mettre au courant et qui, peu après, décida même de lui présenter sa maîtresse.
« J’ai appris à ne pas dire ce que je pense et à sourire à ceux que je hais le plus », avait un jour confié Michel à sa grand-mère la reine Marie. Cette attitude, dont il ne s’est jamais départi, même au contact du dictateur Antonescu ou des futurs maîtres communistes, est sans doute née de sa cohabitation forcée avec la Lupescu, avec qui chaque geste, chaque parole échangés devaient en conscience constituer autant de trahisons envers sa propre mère. Et puisque son père était le responsable de cet imbroglio familial, Michel saurait, sans jamais cesser de sourire, le lui faire payer par une distance chaque jour grandissante.
Dans l’ombre de son père Carol, l’ex-futur-roi Michel vit pratiquement coupé du monde. Pour son accession au grade d’officier de l’armée roumaine, il a reçu une splendide Jaguar. Les voitures et la chasse constituent son unique passion. Chaque fois qu’il le peut, il rejoint pour quelques semaines sa mère en Italie mais, même là, Carol le fait surveiller par ses espions. Peut-être parce qu’il sent son fils le juger et le fuit, le roi est à son égard d’une jalousie et d’une possessivité extrêmes. Michel voudrait aussi aller au devant de ce peuple roumain qu’il connaît mal, ne l’ayant vraiment rencontré qu’au travers des élèves choisis dans tout le pays pour partager « son » école. Hélas, toujours en compagnie de son père, il ne participe en Roumanie qu’aux parades militaires et aux voyages officiels, qui ont toujours lieu à bord du somptueux train royal qu’il conservera finalement jusqu’à sa déposition, fin 1947.
Michel accompagne aussi son père à l’occasion de certains voyages à l’étranger. Ce n’était pas toujours passionnant mais, au moins, pour cause de protocole, Carol ne pouvait-il pas emmener la Lupescu dans ses bagages. Les liens entre père et fils en étaient alors facilités. Michel se rappelle comme si c’était hier la visite à Londres, en 1938, et la rencontre avec une petite princesse devenue depuis lors Elisabeth II d’Angleterre.
Au retour, changement de décor. Une étape avait été prévue à Paris. Les Français ne portant pas sur les fredaines d’un roi le même regard critique que les Anglais, la Lupescu n’avait pas tardé à rejoindre son royal amant sur les bords de la Seine et les retrouvailles éphémères d’un père et de son fils en avaient été brisées net.
Le voyage s’était néanmoins poursuivi et, après la France et la Belgique, une étape impromptue avait été rajoutée au programme : Berchetesgaden. A Paris comme à Londres, l’accueil avait certes été l’occasion de belles paroles mais ni l’Anglais Chamberlain le Français Lebrun ne se souciaient trop du sort de la lointaine Roumanie, sur laquelle planait la double menace de l’Allemagne nazie et de la Russie soviétique. Il fallait donc composer avec les uns et avec les autres, d’où ce détour par le nid d’aigle d’Adolf Hitler.
Michel, dix-sept ans, n’avait bien sûr pas été présent à la conversation en tête-à-tête qu’avaient eue, dans le secret d’un bureau retiré, son père et le Führer. Mais il se souvient bien du long et sinueux trajet en voiture pour parvenir jusqu’à la résidence, du salon démesuré et de son immense baie vitrée donnant sur les Alpes, du bref parcours à bord de la Mercedes de Hitler jusqu’au pied de l’ascenseur taillé dans la roche puis, au sommet, du panorama grandiose donnant jusqu’en Autriche.
Il se souvient aussi, à leur arrivée, de la poignée de main du Führer, de la gène qu’il éprouva à son endroit alors même qu’il ignorait pour l’essentiel les desseins conquérants de cet homme qu’il reverrait d’ailleurs, contraint et forcé, trois ans plus tard, alors qu’il serait redevenu roi.
Mais aujourd’hui encore, Michel ignore ce que Carol et Hitler ont bien pu se dire. Son père ne lui en a pas touché un traître mot. S’était-il engagé, comme l’affirment les historiens, à faire libérer Codreanu, le chef de la Garde de Fer, qui fut pourtant assassiné peu après leur retour en Roumanie ? Michel ne captait que des bribes d’Histoire, au gré du hasard ou du bon vouloir de son père, qui ressemblait chaque jour un peu plus à un dictateur d’opérette. Sa seule source d’informations : Urdareanu, mystérieusement devenu chef de cabinet de son père après avoir été le responsable du garage et avoir couru le rallye de Monte-Carlo ! Plus tard, il deviendrait même ministre. Michel ne lui vouait pas une estime particulière : « Il entretenait des rapports bizarres avec la Lupescu. Tous deux avaient mis le grappin sur mon père, qui ne pouvait plus se moucher sans leur demander leur avis ».
La tactique royale consistant à jouer alternativement la Russie contre l’Allemagne et l’Allemagne contre la Russie allait s’effondrer brutalement : le 23 août 1939, Molotov et Ribbentrop signaient le pacte de non-agression germano-soviétique dont les clauses secrètes prévoyaient en fait les clauses d’un partage global de l’Europe. La Pologne en serait la première victime et des dizaines de milliers de soldats polonais se presseraient bientôt à la frontière roumaine pour échapper à l’invasion allemande.
« Nos malheurs ne faisaient pourtant que commencer : le 26 juin 1940, l’Union soviétique intima l’ordre à la Roumanie d’évacuer la Bessarabie et une partie de la Bucovine. Je me souviens que c’était un ou deux jours avant mon baccalauréat. L’Histoire s’emballait. [4]
Peu après, sur l’ordre du Führer, le « diktat de Vienne » attribuait à la Hongrie une grande partie de la Transylvanie. Sans même qu’un coup de feu ait été tiré, la Roumanie venait de perdre des pans entiers de son territoire. Ancien et bref ministre de la Guerre, le général Ion Antonescu profita de l’énorme choc et du désaveu ressentis par le peuple pour organiser quelques jours plus tard une énorme manifestation soutenue par la Garde de Fer, à l’issue de laquelle il exigea l’abdication de Carol. Le roi n’était plus de taille à résister. Dans la nuit, il finit, sans jamais utiliser le mot d’abdication, par rédiger un texte dans lequel il transmettait la couronne à son fils.
Au petit jour, on fit savoir à Michel qu’il devait immédiatement prêter serment devant Antonescu et quelques dignitaires. Antonescu en profita pour faire signer au nouveau roi la confirmation de ce que lui avait octroyé dans la nuit le roi déchu : les pleins pouvoirs.
Deux jours plus tard, Carol et la Lupescu quittaient pour toujours la Roumanie en emportant des bibelots, la collection de timbres et, dit-on, des millions de Lei. « Je l’ai accompagné à la gare. Nous nous sommes embrassés. Nous n’avons guère échangé de mots, nous étions tous deux trop bouleversés. [5]»
Agé de dix-neuf ans, inexpérimenté, Michel entamait son deuxième règne dans le rôle inconfortable d’otage d’un dictateur pro-nazi qui entendait bien se servir de lui pour gagner la confiance des Roumains. Car la popularité de Michel, par l’image de jeunesse et de probité qui émanait de lui, avait grandi en même temps que celle de son père déclinait. C’est sans doute la raison pour laquelle Antonescu avait autorisé la mère du jeune roi à revenir d’Italie, à condition que tous deux fassent à Bucarest une entrée triomphale dans un carrosse de cour tiré par douze chevaux. Comment, pour permettre à sa mère de retrouver sa place à ses côtés, après huit années d’exil, Michel aurait-il pu refuser ?
Michel était un roi fantoche. Lorsqu’après la rupture du pacte de non agression germano-soviétique Antonescu décida d’attaquer l’URSS, le roi Michel l’apprit… en écoutant la BBC !
Antonescu ne pouvait cependant pas se priver de la présence du roi Michel, qui lui conférait une sorte de légitimité. De son côté, Michel avait bien compris que le seul moyen de protéger son peuple était de rester en Roumanie. C’est ainsi qu’ayant appris la déportation de milliers de Juifs en Bessarabie, Michel et sa mère menacèrent de quitter immédiatement le pays si Antonescu ne mettait pas immédiatement fin à ces déportations. Et Antonescu, qui disposait pourtant de tous les pouvoirs, obtempéra. Cinquante ans plus tard, Michel rencontra à Paris un Juif d’origine roumaine, émigré en Argentine au début de la guerre, qui lui déclara : « Je suis un tiers juif, un tiers roumain et un tiers argentin. Avant la guerre, j’avais de la famille en France et en Roumanie. Après la guerre, quand je suis rentré en France, ma famille avait disparu. Mais en Roumaine, elle existe toujours [6]».
Michel affirme même que sous son règne, « aucun Juif de Roumanie n’a été livré aux nazis pour être envoyé dans les camps de concentration en Allemagne ou en Pologne. Pas un ! [7]» Du moins parmi les Juifs du sud des Carpates car, au nord, dans une grande partie de la Transylvanie occupée par la Hongrie de Horthy, beaucoup n’eurent pas cette chance.
En fait, bien avant Yalta, la Roumanie avait déjà été livrée à Staline. Sur les ondes de la BBC, le Royaume-Uni exhortait la Roumanie à sortir de la guerre contre les Alliés et à rompre avec l’Allemagne mais, étonnamment, Michel ne recevait aucune réponse à ses incessantes demande secrètes de parachutage d’armes dans les montagnes, seul moyen de permettre une révolte du peuple sans lui faire courir un irrémédiable danger.
A l’intérieur même du palais royal, Michel avait constitué une espèce de cellule clandestine et, lorsque l’omniprésente Gestapo avait eu des doutes, Antonescu l’avait rassurée : « Ne vous souciez pas du roi, c’est un gamin, il ne fait que jouer ». Les conjurés se réunissaient régulièrement et clandestinement. Ils étaient en contact permanent avec les partis politiques roumains et, grâce à des complicités au sein même du cabinet Antonescu, ils pouvaient disposer de liaisons radio avec les Alliés.
Le 23 août 1944, Michel convoque Antonescu. La situation a changé. Le 6 juin, les Alliés ont débarqué en Normandie et, à l’est, l’Armée rouge progresse et peut envahir la Roumanie pro-allemande d’un moment à l’autre. Michel exige d’Antonescu qu’il négocie au plus vite un armistice avec l’URSS. Le « conducator » refuse, affirmant qu’il doit d’abord en référer à Hitler et considérant de toute manière que ce n’est pas à un « gamin » de lui dicter sa conduite. A un signal convenu, trois militaires de la garde royale surgissent d’un bureau voisin et, après une courte hésitation, se saisissent d’Antonescu qui, menotté, a le temps de crier :
– Demain, vous serez tous fusillés.
Aussitôt, nomme comme premier ministre le chef de sa mission militaire et enregistre un message qui sera diffusé le soir même pour annoncer que les hostilités contre l’URSS sont suspendues et que la Roumanie rejoint le camp des Alliés. C’était un coup de poker. Certes, les Allemands étaient affaiblis mais ils conservaient de très nombreux soldats dans le pays. Hitler leur demanda même de « trouver un général roumain pour faire le roi et sa clique ». Au sein de l’armée roumaine, il n’y eut heureusement aucun candidat mais, le lendemain, l’aviation allemande pilonnait le palais royal et ses abords. La maison où habitait Michel fut détruite mais le roi était déjà parti se mettre à l’abri dans le sud. Michel, qui espérait jusque là attendre le départ progressif et pacifique de l’occupant, dut donner l’ordre à son armée d’attaquer les Allemands médusés. En deux semaines, les soldats roumains réussirent à capturer tous les soldats roumains – plus de 50.000 – restés dans le pays tandis que des avions américains et anglais pilonnaient les forêts dans lesquelles s’étaient cachées les dernières unités allemandes. « Lorsque les historiens parlent de la prétendue libération de la Roumanie par les Russes, ce sont des blagues. Les Soviétiques ont fait une promenade de santé à travers tout le pays pour aller combattre ensuite du côté hongrois. Ils n’ont pas tiré une seule balle.[8] ».
En quelques jours, la modeste Roumanie avait réussi, seule, à renverser les alliances et à se retrouver dans le camp des vainqueurs. Son destin aurait-il été modifié si, après avoir chassé les Allemands, elle s’était opposée à l’entrés des Russes ? L’exemple de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie qui avaient fait le choix de s’opposer aux Russes montre que non. La seule différence, c’est que la Roumanie parvint ainsi à éviter les destructions et les exactions qui ont été le lot de leurs deux voisins. Mais ni Michel ni sa mère la princesse Hélène, très présente à ses côtés pendant ces journées cruciales, ne se faisaient d’illusions . « Le 7 septembre, ma mère et moi avons décidé de regagner Bucarest. En allant en voiture à la gare, nous avons rencontré les premières troupes russes. Si l’on peut dire. Il s’agissait de trois cavaliers sans doute originaires de Mongolie, car ils ressemblaient aux gravures de Gengis Khan. Ma mère les a regardés fixement, un peu horrifiée :
Si c’est là ce qui nous attend…Que Dieu nous préserve ! [9]»
Les Roumains n’aimaient guère les Allemands mais, à tout prendre, ils les préféraient sans doute aux hordes soviétiques pénétrant en Roumanie, non en libérateurs mais en conquérants. Pour les hordes venues d’Asie centrale qui écarquillent les yeux devant les richesses de la capitale, les seules règles sont celles de la barbarie : saccages, pillages, viols. Quant aux représentants de Moscou à Bucarest, s’ils sont plus civilisés, ils n’en sont pas plus conciliants. Pour eux, le renversement du « conducator » Antonescu par le jeune roi Michel n’a pas eu lieu. La Roumanie est un pays collaborateur qui va devoir payer ses fautes. Les émissaires roumains tentent de négocier la paix. En vain. Molotov refuse même de prendre en compte une simple phrase proposée par ses interlocuteurs : « Les troupes soviétiques quitteront le sol roumain une fois la paix revenue ». Argument de Molotov : « Cela va sans dire ». Cela va surtout beaucoup mieux sans l’écrire, les Roumains auront bientôt l’occasion d’en faire la douloureuse expérience.
D’abord emprisonné par les hommes du roi, Antonescu a été « repris » par les Russes et emmené à Moscou. Mais c’est à Bucarest que se déroulera finalement son procès. Entretemps, les communistes ont commencé à noyauter la société roumaine. Antonescu est condamné à mort. Son exécution est scandaleusement pitoyable. Les Russes, qui ne font pas confiance aux militaires roumains pour exécuter la sentence, ont composé eux-mêmes le peloton. Des hommes inexpérimentés au tir. Antonescu, seulement blessé, se relève et crie : « Vous n’êtes même pas capables de tirer correctement ». Le conducator est finalement achevé d’une balle dans la tête par le directeur de la prison.
On ne peut s’empêcher de penser au procès et à l’exécution de Nicolae Ceausescu, quarante-trois ans plus tard. En Roumanie plus qu’ailleurs, l’Histoire a une fâcheuse tendance à repasser les plats.
La suite des événements ressemble furieusement à ce qui se passe au même moment en Hongrie, en Bulgarie, en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Allemagne de l’Est, dans les pays baltes. L’armée russe a amené dans ses bagages des activistes dont l’unique but est l’instauration du communisme dans toute la sphère d’influence soviétique, c’est-à-dire dans tous les pays que Moscou prétend avoir libérés. Les accords de Yalta ne partageront définitivement l’Europe que six mois plus tard mais, déjà, Staline sait que ni Churchill, ni Roosevelt ne contesteront ces nouvelles frontières. Pau importe l’opinion des peuples. Il faut en revanche respecter les formes. C’est pourquoi le changement de régime doit, officiellement du moins, venir de l’intérieur des pays en réalité annexés. Pour cela, rejoints et épaulés par une poignée de camarades rentrés de Moscou avec les Russes, quelques centaines de communistes roumains ont entamé une guerre d’usure contre le régime démocratique que le roi Michel s’était empressé de restaurer dès le départ des nazis. Il avait d’abord nommé un premier ministre notoirement anti-communsite, Radescu, mais les menaces des groupuscules communistes avaient rapidement eu raison de sa résistance : il s’était réfugié à l’ambassade américaine.
Le roi cherchait en vain des candidats pour succéder à Radescu mais ils ne se bousculaient pas au portillon. Michel tradait à donner suite aux « suggestions de Moscou ». C’est alors que Vychinski, le vice-ministre soviétique des Affaires étrangères, demanda à être reçu au palais.
« Vychinski a commencé à s’énerver et, comme je luis tenais tête, il m’a lancé :
– Je veux savoir dans deux heures qui vous nommez Premier ministre.
Sur ces mots, il a tourné les talons. Deux heures plus tard, montre en main, il était de retour dans mon bureau. Bien entendu, je n’avais pas obtempéré. Il s’est mis à crier et à donner de violents coups de poing sur la table. Puis il est sorti en claquant la porte avec tant de force qu’un pan de plâtre s’est détaché du mur ! [10]»
Le lendemain, des chars russes avaient pris position dans les rues. Ce combat, perdu d’avance, valait-il un bain de sang. Contraint et forcé, Michel se résolut à nommer Petru Groza, « le seul homme en lequel Staline avait confiance ». Entretemps, les accords de Yalta avaient été signés. Staline avait gagné.
En décembre 1946, les premières élections « libres » ont été organisées dans tout le pays. Organisées est bien le mot. Le parti communiste qui, au temps de la démocratie, n’avait jamais représenté qu’un infime pourcentage de la population, recueillit 85% des voix. A l’évidence, les dés étaient pipés et le rôle du roi était, à terme, condamné. On connaît l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques mais on aurait du mal à imaginer une Monarchie Socialiste Soviétique de Roumanie… Dès lors, Michel devait-il partir de son propre chef ? Il y a songé mais ses proches l’ont abjuré de rester le plus longtemps possible pour sauver ce qui pouvait encore l’être. C’est le parti qu’il a pris mais il s’est retrouvé bien seul, ni la France ni l’Angleterre, amis traditionnels de la Roumanie, n’ayant daigné envoyer ne serait-ce qu’un mot de réconfort. Paradoxalement, c’est Staline lui-même qui, officiellement soucieux de remercier le roi de son coup d’état contre Antonescu mais sans doute désireux de l’embobiner pour lui faire cautionner les premières purges communistes, le décora de l’ordre soviétique de la Victoire…
En novembre 1947, le roi reçut une invitation pour assister au mariage de la future reine d’Angleterre, la princesse Elisabeth, avec le prince Philip. Fallait-il s’y rendre, au risque de laisser vide, pendant plusieurs semaines, le trône de Roumanie ? Groza, informé, conseilla vivement à Michel de se rendre à Londres. C’était plus inquiétant qu’encourageant mais Michel souhaitait profondément revoir ses cousins anglais et, surtout, il espérait rallier Londres à son combat conte les communistes. A cet égard, le voyage constitua pour lui une cruelle déception mais il s’en souvient néanmoins comme d’un moment privilégié. C’est en effet lors d’une soirée donnée par son cousin Jean de Luxembourg que Michel rencontra la princesse Anne de Bourbon-Parme, qui venait de quitter l’Armée française où elle avait travaillé, pendant la guerre, comme infirmière.
« En me voyant arriver en uniforme, elle s’est aussitôt mise au garde-à-vous devant moi. Un peu surpris, je lui ai dit de se mettre au repos et je lui ai serré la main. Nous nous sommes plu immédiatement. Je fus séduit par la franchise lumineuse de son regard et par un sourire qui rayonnait de simplicité et d’intrépidité. Notre rencontre fut un véritable coup de foudre puisque, dans les jours qui suivirent, je lui ai proposé de devenir ma femme ! [11]»
De Lausanne où les fiancés avaient fait étape,Michel informa Groza de son intention. Refus, pour cause de frais de cérémonie ! Michel proposa alors une cérémonie discrète à l’étranger. Nouveau refus. Michel rentra d’urgence à Bucarest, seul, avec l’intention de régler au plus vite cette affaire. Le gouvernement in corpore l’attendait à la gare mais les mêmes qui souriaient à son départ, certains que le roi ne reviendrait pas, arboraient maintenant des mines d’enterrement. Michel et sa mère décidèrent de quitter immédiatement Bucarest pour Sinaïa, où ils passèrent un Noël sinistre.
Deux jours plus tard, Groza convoque le roi à Bucarest pour « affaire de famille ». Le futur mariage, pense le roi. Il se trompe. Aux côtés de Groza se trouve Gheorgiu-Dej, ministre de la Communication et futur Premier secrétaire du parti communiste roumain. Groza sort de sa poche un papier. C’est l’acte d’abdication du roi. Michel demande quelques instants de réflexion, se retire dans son bureau et tente d’appeler son maréchal de la cour. La ligne a été coupée, la garde royale a été remplacée par une escouade de soldats choisis par le Parti, la maison est cernée par des blindés.
De retour face à Groza, il tente encore de négocier mais apprend, chantage, que mille étudiants favorables à la monarchie ont été arrêtés et qu’ils seront exécutés si Michel ne s’exécute pas sur-le-champ. Info ou intox ? Certain que, de toute manière, son sort est scellé, Michel ne prend pas le risque. Il signe.
Le personnel du palais s’est rassemblé pour dire adieu au roi et à sa mère. Trois jours après, le train royal quittait le pays via Sinaïa, la Transylvanie et la Hongrie. Ni Michel ni sa mère n’avaient été autorisés à emporter plus que quelques effets personnels. Se remémorant l’attaque dont le train de son père avait été l’objet lorsqu’il s’était enfui avec Magda Lupescu, Michel craignait à chaque arrêt d’être assassiné. Mais le convoi parvint enfin en Autriche, puis en Suisse. Michel était désormais ce qu’il est convenu d’appeler « un roi en exil ».
Plus de quarante ans allaient s’écouler jusqu’à la chute du communisme. Quarante années ne revit jamais, jusqu’à sa mort, cet autre monarque exilé que fut son père Carol. Réfugié au Portugal avec sa compagne Magda Lupescu.
Après un imbroglio religieux, le pape exigeant que les futurs enfants d’une épouse catholique (Anne de Bourbon-Parme) soient élevés en catholiques alors que les règles de la monarchie roumaine exigeaient au contraire que ces mêmes enfants soient élevés dans le rite orthodoxe, Michel et Anne se marièrent d’abord en terre ortodoxe à Athènes, à l’invitation du roi Paul de Grèce, oncle de l’ex-roi de Roumanie. Ce n’est que vingt ans plus tard, Jean XXIII ayant succédé à Pie XII, que le couple put célébrer un second mariage, mixte cette fois, en terre catholique. La cérémonie eut lieu à Monaco, à l’invitation du prince Rainier et, surtout, de la princesse Grace qui avait pour les époux une réelle affection. Dès lors Michel et Anne, chacun conservant sa propre religion, purent vivre en paix avec leur foi, les enfants étant finalement élevés dans le rite orthodoxe pour ne pas compromettre un éventuel retour en terre roumaine.
A la différence de son père, Michel n’avait pu, durant son règne agité, placer le moindre sou dans des banques étrangères et avait quitté la Roumanie sans rien pouvoir emporter. Le couple royal dut donc faire face à de basses préoccupations auxquelles l’éducation de Michel ne l’avait nullement préparé. « Je n’avais jamais fait les courses, je dus apprendre à gérer un budget. Les tâches domestiques, au demeurant, ne me semblaient pas au dessous de ma condition. Ce n’était pas la fin du monde mais il nous fallut nous recycler… [12]»
Après un premier séjour en Suisse, le couple s’installa en Angleterre, louant une modeste fermette dans la campagne londonienne pour y installer… un élevage de poules. Le roi et la reine préparaient eux-mêmes la nourriture de la volaille, récoltaient les œufs et allaient les vendre, d’abord au porte à porte puis sur les marchés de la région. La « Ferme Célébrités » n’a rien inventé et le couple royal serait en droit de réclamer des droits d’auteurs à TF1.
En 1955, une rencontre va changer la vie de Michel et de son épouse : l’Américain William P. Lear, inventeur de la cassette audio et, surtout, passionné d’aéronautique au point d’inventer un avion d’affaires qui, cinquante ans plus tard, fera toujours référence. Au sein de la société suisse de Lear, Michel qui a piloté en secret depuis l’adolescence aux côtés des as roumains de l’aviation, devient pilote d’essai. Période passionnante mais brève, la société battant de l’aile et Michel se retrouvant finalement … licencié économique avant de rebondir dans l’électronique et la vente d’avions d’occasion !
De 1949 à 1964 naissent cinq filles, Margarita, Hélène, Irina, Sophie et Marie, dont les prénoms sont tous liés à des ancêtres de la famille. Pas de fils, hélas, alors que la loi salique prévoit que seul un homme peut prétendre au trône de Roumanie.
Histoire singulière que celle de ce couple royal, qui ne tenta jamais de recourir à la rubrique « people » pour continuer à exister aux yeux de l’opinion mais qui maintint toujours pendant les années noires du communisme, avec la retenue qu’imposaient les circonstances, le lien avec « son » peuple. Ce couple aux côtés duquel je me trouvais ce lundi de Pâques 1992, après trois journées d’invraisemblable liesse populaire marquant leur premier retour à Bucarest, ce couple qui devait maintenant choisir : tenir la promesse de quitter le pays et rentrer en Suisse comme si rien ne s’était passé ou, au contraire, faire un bond dans l’inconnu en décidant de rester dans ce pays qui était le sien, aux côtés de ce peuple qui était le sien et qui, apparemment, comptait sur lui pour remettre à l’heure la pendule manipulée de l’Histoire