CHAPITRE X
Il arrive que nous cherchions dans les étoiles ce qui est à nos pieds! Ainsi en fut-il du secret de Saïd. Sans attendre la fin de mon bail, j’avais acquis à une dizaine de kilomètres une terre inculte que je défrichais progressivement en y luisant construire l’habitation familiale et celle réservée à Saïd et aux siens, étant tacitement admis qu’il en serait désormais ainsi: son vieux mentor décédé, il m’incomberait d’assumer sa succession. En 1938, à la mort de mon bailleur, j’abandonnai à ses héritiers le bénéfice d’une location payée par anticipation et décidai de déménager à la fin de l’année agricole en cours, c’est-à-dire fin septembre. Nous étions en avril. C’est dans cet intervalle que Saïd entreprit son voyage. Son décès, peu de jours avant notre déménagement commun, ne devait changer en rien mes dispositions, les deux familles, la nôtre et celle de Saïd défunt, quittèrent les lieux quelques jours plus tard, et rejoignirent leurs demeures respectives en cours d’achèvement.
En mai 1964, à l’improviste, le gouvernement tunisien décréta la nationalisation immédiate des biens étrangers. Il ne m’appartient pas de porter jugement sur cette loi mais au moins sur la manière dont elle fut appliquée. Plus heureux que les agriculteurs français et italiens qui, une valise à la main, n’eurent que deux heures pour abandonner, corps et biens, maison d’habitation et exploitation agricole, je pus ne remettre mon automobile que le soir, après avoir transporté en hâte, chez mes amis tunisiens, quelques objets ou souvenirs de famille.
Quelques années avant ce départ forcé, j’avais eu à intervenir en faveur d’un petit artisan, Slimane Trabelsi, blessé par l’éclatement d’une grenade abandonnée par les belligérants sur les champs de bataille de Takrouna, près d’Enfida où il résidait à l’époque. Nos rapports devaient en rester là et j’étais loin de penser que Slimane m’aiderait un jour à découvrir le mystère entourant la mort de Saïd.
En été 1992, au cours d’une rencontre fortuite pleine des banalités habituelles en pareil cas, Slimane me confirma qu’en effet, il y avait de cela fort longtemps, sachant que je connaissais mieux que lui, arrivé de fraîche date, les vieilles histoires locales, il avait vainement tenté de me voir. Il servait alors de guide à deux estivants libyens, venus à lui du fait de leur origine commune puisque « Libyens » et « Trabelsi » s’emploient indifféremment. Ces derniers recherchaient un noir nommé Saïd, d’origine soudanaise, résidant dans le domaine d’un grand propriétaire foncier, El Hadj Mohamed, loué à un agriculteur étranger. De ce domaine proche de la mer, à une trentaine de kilomètres de Korba, ou Korbès, on devait apercevoir le grand rocher du Djebel Sidi Abdelrahmane et peut-être même le tombeau du saint homme. Les grands domaines, n’étant plus protégés par le tabou qui les rendait transmissibles mais inaliénables, avaient fondu au cours des partages entre les ayants droit. Des Si El Hadj Mohamed, on en trouvait à tous les carrefours. Des agriculteurs étrangers, il n’y en avait plus!
Les deux voyageurs abandonnèrent leurs recherches et confièrent à Slimane que l’un d’eux, Omrane, avait mission de dire à Saïd, sous réserve de le retrouver ou, à défaut, à l’agriculteur étranger, que «la restitution était faite».
Selon les messagers, l’opération avait subi un long retard dû à la guerre que se livraient les étrangers entre eux et à leur retour avec des machines d’une force diabolique qui percent la dureté du sol, loin en profondeur, et font jaillir l’eau douce et le pétrole. Contretemps également lié au bouleversement des coutumes et traditions ancestrales suscitant une inquiétude générale. La caravane ne suit plus les vieux, elle est conduite par les jeunes qui brandissent d’une main le sabre et de l’autre l’étendard de la révolte, où cela mènera-t-il?
Tandis que j’écoutais d’une oreille distraite, des mots, des lambeaux de phrases s’insinuaient sournoisement dans ma mémoire, éveillant des souvenirs que je croyais dissous dans le temps. S’y entassaient pêle-mêle l’immensité serai-désertique, un noir, l’oucif Abid, Saïd (trois noms pratiquement synonymes). L’expression « rocher du saint » me livra la clé de ce fatras qui encombrait mon esprit. Tendu à l’extrême, je n’écoutais plus mais je savais ce que je voulais entendre, ce qu’il me fallait entendre. D’abord étonné de mon attitude, Slimane un moment silencieux laissa tomber ces paroles qui eussent paru incohérentes à un non initié: « Celui qui a en lui les sept péchés… » Il achevait à peine que la fin de la phrase fusa de ma bouche comme une balle: « … les feux de l’enfer seront trop doux pour lui ».
« Mais alors, dit Slimane le souffle coupé, l’étranger c’est toi… »
« Oui, c’est bien moi », lui répondis-je.
« Il ne saurait y avoir de doute, car tu as l’amara », ajouta-t-il pour conclure.
L’ amara est un billet à ordre verbal; le porteur doit préalablement laisser tomber une phrase en suspens que seul le bénéficiaire est à même d’achever. Cette phrase particulière, n’étant connue que par les deux intéressés, accrédite le porteur et valide l’ordre. Une même amara ne peut servir qu’une fois.