09 Les images du mythe

 

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Le cowboy, qu’il soit des champs ou des villes, du travail ou du rodéo, ne se reconnaît guère dans l’image que les non-cowboys donnent de lui. Il ne va pratiquement jamais au cinéma et, s’il y va, il préfère généralement une bluette ou une aventure de science-fiction à un western dans lequel il ne se retrouve pas. Même chose pour les vedettes du show-business: le cowboy ne déborde pas d’affection pour les chanteurs qui puisent tout ou partie de leur inspiration dans la vie, les travaux ou les sentiments qu’ils prêtent aux cowboys.

Lorsque Willie Nelson chante à Cheyenne, à la nuit tombée, sur la piste où se sont produits l’après­-midi même les champions de Bronc Riding applaudis par un public largement rural, on a le sentiment que la majorité des spectateurs est au contraire composée de citadins venus de loin pour s’imprégner de l’esprit western. Les cowboys, eux, préfèrent l’amicale connivence des bistrots au spectacle, ressenti comme  factice, qui s’anime sous les projecteurs. Ne trouvent finalement grâce aux yeux des vrais cowboys que des artistes au parler, aux origines, à l’expérience, à la tendresse et à l’humour authentiquement cowboy. Dieu sait qu’ils ne sont pas légion. Il y en a quelques-uns parmi les chanteurs. Les autres préfèrent des modes d’expression plus discrets.

La solitude et le silence dans la nature, la démesure et la splendeur des paysages dans lesquels le cowboy travaille et évolue, font en revanche de lui une espèce de peintre sans pinceau. Les images, les atmosphères, les détails restent gravés dans sa mémoire et il manifeste une admiration sans bornes pour ces artistes qui parviennent à fixer cette beauté sur la toile, les peintres. Riches ou moins riches, les ranchers sont fiers d’arborer, accrochées aux murs du salon, une bonne douzaine d’oeuvres originales dont ils se flattent de connaître personnellement les auteurs.

Quant aux plus modestes des cowboys, ils aiment à recevoir, jusque dans la simple cabane qui leur sert de dortoir dans les pâturages d’altitude, un photographe ou, mieux, un peintre, qui les rejoint avec son attirail et part avec eux, au hasard des jours et des travaux, pour mieux les croquer dans leur réalité. Il n’est même pas interdit à un cowboy d’être peintre lui-même mais alors, bizarrement, il préfère parfois à la fidèle figuration de sa vie une peinture non figurative, soit qu’il tente ainsi de restituer des sentiments que la pudeur lui interdirait de manifester autrement, soit que la nature même de la Création divine lui semble inaccessible au modeste pinceau qui est le sien.

On ne compte plus, vivants ou disparus, les peintres qui se sont attachés à illustrer la vie des cowboys. Pourtant, cet art bien particulier ne serait sans doute pas ce qu’il est s’il n’y avait eu deux précurseurs célèbres, Remington et Russell. Leurs oeuvres sont aujourd’hui en bonne place dans les musées et je ne connais pas de ranch où, pieusement suspendue dans la salle à manger ou hâtivement fixée sur les planches rugueuses de la sellerie, on ne trouve quelque reproduction d’un dessin de Remington ou d’une peinture de Russell.

Frederic Remington: un mythe aux allures de réalité.

Né en 1861 dans le nord de l’Etat de New-York, Frederic Remington a littéralement voué son existence à l’amour des chevaux et des grandes étendues. Enfant, il avait aussi hérité de son père, officier de cavalerie durant la Guerre civile, une passion pour la chose militaire. Il n’avait certes qu’une quinzaine d’années lorsqu’à Little Big Horn, alors que la nation américaine célébrait le centenaire de sa création, les Indiens anéantirent les troupes commandées par le Général Custer. Mais cet événement, qu’il illustra plus tard par de nombreuses gravures, fit que longtemps le soldat tint dans son coeur une place plus importante que celle du cowboy.

Adolescent, Remington rêvait de revêtir l’uniforme bleu des soldats à cheval et d’aller se frotter aux sombres Indiens et aux valeureux scouts qui peuplaient la « frontière » où s’arrêtait alors la « civilisation »- Pourtant, la famille de Frédéric avait pour lui d’autres ambitions et il dut rester à l’Est jusqu’à sa vingtième année, négligeant quelque peu ses études au profit du jeu de football et de la découverte des arts. La mort de son père, qui lui laisait un petit pécule, lui permit alors de faire son premier voyage à l’Ouest, dans le Montana- Dès lors, il n’eut plus de cesse de revenir s’installer dans ces régions qui avaient peuplé son imaginaire et, en 1883, il acheta un petit ranch dans le Kansas. Hélas, Remington était plus un homme d’imagination que de réalité. C’est pourtant lui qui, au travers des illustrations qu’il donna aux grandes revues de l’époque (« Harper’s Weekly », »Century Magazine ») et des gravures qui accompagnèrent la publication des récits du futur président Theodore Roosevelt, forgea l’image que les gens de l’Est se firent de l’Ouest, au point que ceux d’entre eux qui, ensuite, se rendirent à leur tour près de la « frontière » éprouvèrent quelque déception à ne pas retrouver sur place l’exacte réplique de l’oeuvre de Remington.

Alors que s’achevait le siècle, de nouvelles techniques firent leur apparition. Dans les revues, la photographie remplaçait la gravure. Remington se servit alors de son immense célébrité pour aborder deux autres genres, la pein­ture et la sculpture. Pourtant, l’évolution de « son » Ouest le décevait. Il s’enferma peu à peu dans ses souvenirs, sa mémoire et ses fantasmes, abandonnant le trait réaliste au profit d’un impressionnisme coloré et poétique. Il mourut en 1909, à 1 ‘âge de 48 ans, au lendemain de Noël, d’une crise d’appendicite à laquelle son invraisemblable et boulimique fringale ne fut sans doute pas étrangère.

Charles M. Russell: l’expérience et la tendresse.

Charles Marion Russell naquit trois ans après Remington, en 1864, dans le Missouri. Comme Remington, il dut attendre la fin de l’adolescence pour réaliser son rêve, la découverte de l’Ouest. Comme Remington, c’est au Montana qu’il fit ses premières armes de cowboy. Mais ici s’arrêtent les ressemblances.

Charles avait seize ans lorsque son père décida qu’il était temps pour son fils de découvrir l’Ouest. Il prit des dispositions pour que Charles pût travailler dans un ranch du Montana. Charles monta un beau jour dans un train qui l’emmena jusqu’à Fort Hall, d’où il grimpa dans la diligence pour Helena- C’est à cet endroit précis que ses rêves d’enfance commencèrent à devenir réalité, une réalité qui n’allait plus quitter son coeur et qu’il allait servir par ses actes autant que par son art.

Charles commença à travailler comme simple bouvier, puis comme trappeur et comme gardien de chevaux. Il n’imaginait pas que la peinture pût devenir son métier. Mais il aimait peindre et ne laissait jamais passer une occasion de coucher sur la toile la vie et les travaux de ses semblables, les cowboys. Il ne prétendait pas non plus être un excellent cavalier, mais il mettait toute sa fierté dans son honnêteté et son travail.

Il partit souvent à cheval en compagnie de trappeurs, de chasseurs, de gardiens de troupeaux. Il vécut ensuite un certain temps avec les Indiens, qui lui communiquèrent ce qui manquait peut-être encore à son talent: le sens de la nature et de sa beauté.

En 1891, l’une de ses oeuvres avait été éditée sous forme de carte postale. Ce fut pour Russell le début d’une certaine considération mais la gloire ne serait sans doute jamais venue si Charles Russell n’avait pas rencontré celle qui allait devenir sa femme, Nancy Cooper. Il l’épousa en 1896 et Nancy eut le grand mérite de faire que son mari, qui n’éprouvait de fierté que celle d’être cowboy, ressentît peu à peu celle d’être artiste. Ensemble, ils construisirent à Great Falls une cabane qui devint l’atelier du peintre. Quelques célébrités de l’époque en franchirent le seuil. Charles leur racontait les histoires du temps où il poussait les troupeaux, des histoires qu’il se mit ensuite à écrire. Hélas, il trempait trop souvent sa plume dans une amertume faite de regrets et de désillusions, tandis que ses peintures, même sombres, savaient communiquer l’amour de l’Ouest. A New-York, de grandes galeries proposèrent des expositions Russell et, en 1921, Charles vendit 10.000 dollars une de ses toiles.

« L’Ouest est mort », ne cessait-il de répéter depuis que les clôtures barraient l’horizon et que la voie ferrée traversait l’Amérique. Mais, dans les bars de Great Falls, l’Ouest continua à vivre avec Russell jusqu’à sa mort, en 1926.

Remington et Russell: une succession difficile

Aujourd’hui, Frederic Remington reste le témoin d’une époque, celle où les cowboys pouvaient devenir présidents des Etats-Unis sans pour autant être passés par Hollywood. Quant à Charles Marion Russell, il reste sans nul doute le héros des cowboys. Grâce à lui, ils se sont mis à leur tour à éprouver la fierté simple et sobre de ce qu’ils font et de ce qu’ils font. Grâce à lui, ils ont appris à jeter un regard d’artiste sur le décor de cinéma qui est leur vie quotidienne. Grâce à lui et à la plus célèbre de ses aquarelles, « Waiting for a Chinook » (« En attendant le vent d’Ouest »), qui décrit au travers d’une vache décharnée la grande dévastation de l’hiver 1886-87, ils savent qu’au pays des cowboys, le malheur lui-même n’est dépourvu ni de grandeur ni de beauté.

Loin de les faire disparaître dans l’oubli, la mort de Remington et de Russell a donc renforcé leur gloire, une gloire qui ne s’est jamais démentie depuis lors. Par contrecoup, leur oeuvre a certes donné leurs lettres de noblesse aux nombreux artistes figuratifs qui, depuis lors, se sont attachés à dépeindre ou imaginer l’Ouest mais elle leur a aussi, sans aucun doute, fait de l’ombre. L’art de Remington et de Russell sert aujourd’hui de référence et, hormis la création non-figurative, il est bien difficile à un artiste de faire oeuvre vraiment nouvelle.

Pourtant, un siècle après Remington et Russell, le mythe de l’Ouest reste vivant et intense. On ne compte plus les peintres, les sculpteurs, les photographes, qui consacrent tout ou partie de leur oeuvre à entretenir le mythe de l’Ouest et du cowboy. Certains sont même venus d’au-delà des frontières, d’au-delà des océans, pour concrétiser leur rêve, vivre avec les cowboys et leur dire, par le biais de leur art, l’admiration et la fraternité.

Un Suisse au pays des cowboys

C’est en particulier le cas d’un artiste d’origine suisse, John Ralph Schnurrenberger. Né en Suisse en 1941, il a grandi, comme Remington et Russell, dans l’amour du cheval et le mythe de l’Ouest. Son` ère, qui vit toujours en Suisse, partageait avec lui cette passion, au point qu’avec des amis, ils organisaient parfois de véritables fêtes western dans la région de Lucerne !

En 1964, John Schnurrenberger a définitivement quitté la Suisse pour le Canada, où il s’est d’abord engagé dans un ranch. Il a ensuite acheté une ferme et a commencé à élever des chevaux. Cette activité s’est rapidement limitée aux matinées, les après-midis étant consacrés à la peinture.

« Je peins ma propre expérience. J’aime la vie de cowboy. Le travail du cowboy plutôt que le rodéo. J’aime cet homme tranquille et fier qui vit à cheval et peut consacrer quatre mois de son salaire à l’achat d’une selle faite spécialement pour lui, parce qu’il importe que ce qu’il fait, ce qu’il possède, soit le reflet de sa personnalité. Mes meilleurs amis sont des cowboys et je suis fier d’être considéré comme l’un d’entre eux, ne serait-ce qu’à mi-temps. »

S’il peint une partie de ses toiles sur le terrain, John Schnurrenberger exécute les autres dans sa maison de Westwold (Colombie Britannique). Sa méthode consiste à photographier le travail des cowboys dans les ranches des environs puis à peindre à domicile, d’après les photos. Schnurrenberger parvient ainsi à fixer les plus infimes des détails, sans pour autant ralentir les travaux des cowboys, ce qui lui permet d’être mieux accepté, mieux intégré parmi eux. Ensuite, dans la solitude de son atelier, il transpose sur la toile ou sur le papier la réalité d’un instant, en lui ajoutant la part de rêve, de mystère ou de complicité qui fait de son oeuvre celle d’un véritable artiste. De nombreuses revues ont déjà consacré leur page de couverture aux oeuvres de Schnurrenberger mais, pour m’être trouvé pendant plusieurs jours dans des ranches où il revient périodiquement pour observer les cowboys et les restituer dans ses huiles, aquarelles et crayons, il me semble que l’amicale admiration de ses modèles, les cowboys, constitue le plus bel hommage à son talent.

Et vive la liberté !

M’apparaît la raison qui fait du cow-boy, aujourd’hui encore, un mythe. Les raisons plutôt. D’abord la dureté de la vie quotidienne, et l’indispensable fraternité de ces travailleurs-là. Ensuite le fabuleux privilège de vivre dans une nature superbe et d’en vivre, privilège doublée du sentiment quotidien de faire, de produire, de créer quelque chose de palpable. Un troupeau qu’on voit évoluer, grandir, se renforcer. L’impression que la vie n’est pas inutile, qu’elle a un sens et que chacun y trouve sa place selon son mérite et ses vertus.

A cette fierté s’en ajoute une autre, lorsqu’au travail s’ajoute le jeu. Etre cowboy, c’est vivre en permanence au contact de l’animal, en harmonie ou en affrontement avec lui. Etre rodeoman, c’est aussi cela, mais selon des règles différentes, dans lesquelles le risque brutal et le courage d’un instant remplacent ou confirment la dureté des travaux du ranch et la ténacité des cowboys.

Et enfin, pour le gamin européen que je suis resté, il y a le sentiment que cette aventure-là est à portée de rêve. Je ne serai jamais, je n’aurais jamais pu être guerrier inca, moine tibétain ou vieux sage africain, simplement parce que la couleur de ma peau, la teinte indélébile de mon peuple, l’accent inaliénable de ma culture m’auraient relégué, quelle qu’ait pu être ma volonté, au statut d’étranger. Alors qu’ici, comme d’ailleurs parmi les Gauchos d’Amérique du Sud, il aurait suffi que mon grand-père européen, poussé par l’infortune, la guerre, l’abondance familiale ou le goût de la découverte, ait décidé un beau jour de s’embarquer sur un trois-mâts à destination de l’Amérique, pour que je sois là, à poser sur le pelage d’un veau le fer brûlant qui est la marque de cette terre nouvelle. Il aurait suffi que, comme Al Jordi, le cow-boy suisse du Jackpot Rodeo de Quilchena, je décide moi-même de tout laisser derrière moi et de venir ici me faire cow-boy, pour que les bandes dessinées de mon enfance, les westerns de mon cinéma de quartier, les nostalgies des musiques de l’Ouest et les gestes de la liberté deviennent ma vie. Ou deviennent la vôtre. Ils sont si rares, les rêves qu’on peut rêver éveillé.

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