Il y a deux pays dans le même, me disait déjà Maximilien Bruggmann, mon complice et ami photographe, voila douze ans, avant que je pose le pied ici : l’Argentine et Salta. C’est vrai qu’on peut aimer l’Argentine, plus encore aujourd’hui. Mais que dire alors de Salta ?
Il est des lieux de la terre qu’on aime parce qu’on y a été heureux, qu’on y a été amoureux. Mais il en est, plus rare encore, qu’on aime seulement pour ce qu’ils sont. Pour ma part, j’en citerais peut-être trois ou quatre. Et Salta serait du nombre. Alors que je n’y suis venu que deux fois, voilà dix ans aujourd’hui.
Salta, c’est le paradis sur terre. Mais pas le paradis Club Méditerranée, avec cocotiers, planche à voile et gentils membres. Non. Le paradis de l’intelligence, de la volonté et de la beauté. Plus de mille cinq cents kilomètres au nord-ouest de Buenos-Aires. Deux heures d’avion, ou 24 heures de bus collectif, ou deux jours de train. J’ai choisi l’avion. On me pardonnera. On me pardonnera d’autant mieux que j’étais pressé d’y revenir. Dix ans, jour pour jour, que ce coin d’univers avait quitte mes yeux pour entrer dans mon coeur. Ultime parcelle de plaine avant d’affronter la Cordillère à l’ouest de laquelle se trouve le désert chilien d’Atacama, ou de gravir plein nord les collines qui mènent, via La Quiaca, vers l’Altiplano bolivien. Un climat presque tropical, mais pas humide. On est à 800 km de la mer.
Salta, c’est bien sûr une place carrée, qui s’appelle bien sur la Plaza del 9 de Junio, place peuplée d’enfants, de statues, de palmiers et d’orangers, entourée de bâtiments d’un rare équilibre, l’église d’un côte, le Cabilddo, siège du pouvoir local au temps de la colonisation espagnole, de l’autre.
Mais Salta, ce sont d’abord une histoire et des yeux. L’histoire d’un homme, les yeux des femmes. L’homme, c’est Martin-Miguel de Guëmes… A la fin du XVIIIè siècle, Salta, comme le reste de l’Argentine, est espagnole. En 1810, Buenos Aires se libère. Mais ici, la lutte est plus difficile Les Espagnols tiennent à garder la route qui mène a l’or du Pérou. Guëmes, jeune militaire, est passé dans la résistance, il a recruté de ces gauchos qui, aux yeux de la bourgeoisie locale, ne sont que sacripants. Guëmes, issu de la classe aisée, a fait son choix. A cheval, il mène ses hommes dans des combats si périlleux, si précis, qu’il finit par faire reculer les forces royalistes. Salta sera enfin libre. Guëmes sera pourtant touché par un tir d’arrière-garde et mourra, héros incontesté, le 17 juin 1821. Cette mort de Guëmes, cet impérissable deuil local, se retrouve, aujourd’hui encore, sur le poncho salteno rouge sang et amour, barré depuis la mort du héros d’une large bande noire.
Salta fleurit de chanteurs, d’écrivains, d’artistes, de poètes. Parmi eux, Jaime Davalos, mort voilà quelques mois, et qui a beaucoup chanté et célébré le caudillo, Martin Miguel de Guëmes. Aujourd’hui, un autre aspect de la guerre gaucha de Guëmes trouve, lui aussi, un très bel héritage à Salta. Guëmes, inventeur sans le savoir de la guérilla qui a fleuri, bien plus tard, dans les maquis français de le Résistance, au Vietnam ou en Amérique centrale, avait certes besoin de cavaliers courageux, mais il avait aussi besoin, pour faire passer les messages et les consignes, du concours de TOUS, à commencer par les femmes.
Et c’est ainsi que la femme de Salta, à la différence des autres femmes argentines, a eu dès ce moment, une place, toute sa place, dans la vie publique de Salta et des environs.
Ajoutez à cette dignité-là une liberté personnelle bien particulière et un mélange qui, aux confins du Pérou et de la Bolivie, fait se mêler le sang et la culture des conquistadores et ceux, combien riches, des descendants de l’Empire inca.
D’où la présence des femmes de Salta dans les fêtes historiques des gauchos de Guëmes. D’où ce regard de liberté, de provocation et de finesse qui vous prend à l’âme et aux tripes. Toutes les femmes de Salta semblent amoureuses, les riches comme les pauvres, les jeunes comme les autres. Avec cet éclair de génie qui les différencie, de toute évidence, d’une certaine vulgarité des femmes de la capitale.
Le cœur qui vibre, donc, à Salta et pour Salta. Ça ne s’explique pas. L’air de Salta, c’est comme le parfum d’une femme. Et la lumière comme sa peau. Un journaliste de Canal 11, la télévision locale, me demandait pourquoi j’aimais Salta. – Mais pourquoi, lui ai-je répondu, pourquoi êtes-vous un jour tombé amoureux de celle qui est devenue votre femme ? Ou d’une autre, d’ailleurs ?
Fille de Jaime Davalos, Maria Elena Davalos est de ces femmes saltenas, belles, désirables, dignes et intelligentes, qui font de ce lieu un lieu différent de tous les autres.
Salta, c’est aussi le pays des Fronterizos, ce groupe vocal auquel on doit la très célèbre Misa Criolla. Salata compte des dizaines, des centaines de musiciens, de poètes, de chanteurs. Certains resteront à jamais inconnus. D’autres ont fait leur chemin sur tout le continent sud-¬américain, et jusqu’en Europe. C’est le cas des Chalchaleros.
Hier, pas de voiture de location à l’aéroport. Taxi jusqu’au centre, puis une chambre a l’hôtel Plaza, vieil édifice plutôt décati. Le chauffeur m’a rassuré sur le sort de plusieurs de ceux a la rencontre de qui je viens. Certes, le Chacho Royo, très vieux gaucho à la barbe blanche, qui avait vécu seul pendant vingt ans, dans les montagnes inaccessibles de la Cordillère, poursuivi par la justice pour un crime qu’il n’avait pas commis, est mort voilà presque dix ans. Mais le Padre Requena, le curé gaucho qui me l ‘avait fait connaître, vit toujours a san Lorenzo et se porte, paraît-il, comme un charme. Raoul Araoz Anzoategui, écrivain, poète, éditeur, que j’ avais connu ici et qui était venu me rendre visite en Europe, vit toujours, lui aussi. Jaime Davalos, en revanche, est mort l’année dernière. Je ne sais plus. J’ai croisé sa fille tout à l’heure sa fille Maria Elena en partance Buenos Aires. Les Fronterizos,créateurs de la Misa Criolla, continuent de chanter, les Chalchaleros aussi. Rien ne change.
A l’hôtel, obtenu en une heure une voiture de location et en un peu moins de temps la communication pour San Lorenzo, 10 km en comptant large. Le padre m’y attend.
Me voilà a San-Lorenzo, climat plus frais, plus sec, du fait de quelques centaines de mètres d’altitude supplémentaires. Sous les arbres, alors que tombe la nuit, l’église et la maison paroissiale. Le padre est en en¬tretien. Sa soeur m’accueille, que j’avais connue à l’époque. Sa vieille mère aussi. Et une voisine suisse qui, largement appuyée par son roquet, ne cessera de jacasser pendant toute la rencontre,
Je profite de l’attente pour déguster les dizaines de diplômes et d’hommages accrochés au mur. Des photos aussi. Le padre à cheval, en tenue de gaucho. Le padre en soutane, serrant la main de Videla. Sans doute à l’époque où il était recteur de l’université catholique de Salta. Telles ne sont sans doute pas ses idées, mais il assume.
Et voici le héros. Drôle, vif. Amical, enjoué. Plus jeune que jamais. Il doit avoir la cinquantaine, se teint les cheveux et, outre les chevaux, il doit affectionner un rien les petits garçons. Mon âge relatif me met a première vue a l’abri de toute équivoque.
– Han visto el Negro ? El Negro, Arturo… Arturo Fernandez ?
– Non, j’arrive à l’instant.
Arturo, le gaucho des gauchos, celui qui figure dans le livre, n’a pas le téléphone dans sa nouvelle maison de Campo Alegre, à une trentaine de km. La maison qu’il s ‘est construite avec les indemnités que l’Etat lui a versées en échange de l’ancienne – et d’une partie de son campo aujourd’hui submergée par un barrage hydro¬électrique. Mais les parents du Negro, qui vivent a Salta, ont le téléphone. Le padre les appelle et apprend que le Negro et sa femme, Marion, sont au Paraguay. Sans doute une manifestation gaucha. Peut-être aussi quelques affaires. Je ne verrai donc pas Arturo.
– Et Joachim, le gaucho allemand, celui qui vivait avec ses chèvres entre 3500 et 5000 mètres d’altitude, et que j’avais rencontré après une attente méritoire ?
– Disparu. Mais sans doute pas d’un fait de violence. Non, un jour, il a dit qu’il partait à cheval pour le Chili, où il entendait prendre un avion. Pour où ? Pourquoi ? Nul ne l’a revu.
Et le temps des militaires ?
– Ici, ce fut assez calme.
Le padre, qui était pourtant aumônier militaire, n’a rien vu, rien su à propos de la torture. Des disparitions si. Un sien cousin, membre de la jeunesse péroniste, a disparu à jamais. D autres aussi. Mais il y avait eu, avant les militaires – et aussi pendant – des atrocités des deux côtés. C’était vraiment la guerre. Et le voilà qui va chercher son poncho, son chapeau, sa guitare et se met à chanter. Le padre Requena n’est pas très bavard à propos du temps des militaires. Pourtant, un de ses cousins, la trentaine, a disparu à jamais, simplement parce qu’Il faisait partie des jeunesses péronistes.
Le padre entonne le poème, le chante. Je l’arrête, l’emmène au salon, légèrement plus éclairé, et me propose de le filmer. Il va chercher son poncho, son chapeau et se prête de bonne grâce à l’exercice, en prenant tout de même la précaution de se découvrir, par respect, pendant tour le temps où il évoque la mémoire du Chacho.
Je ne reverrai pas le padre. Les liaisons téléphoniques sont si ridiculement dérisoires, dans ce coin d’univers, que nous ne parviendrons pas même a nous parler. La matinée de mardi sera donc consacrée a quelques modestes activités a Salta, acquisition d’un poncho au mercado artesanial, où l’Office du Tourisme achète les produits aux Indiens et garantit leur origine aux acheteurs. Quelques prises de vues du côté de la place et, en compagnie de Kike, repas prétentieux chez un vieux con qui tient restaurant au premier étage, avec vue sur la statue du héros, et qui prétend faire de la nouvelle cuisine en nous rassasiant de son héros à lui. Peron. Il l’a connu, il l’a touché. Il a dans sa maison particulière tous les livres, tous les articles écrits à son propos. Il nous abreuve de ses exploits et nous montre avec effusion les photos de ses trophées. Bref, un emmerdeur, qui s’éclipsera tout de même lorsque je lui aurai posé quelques questions insidieuses a propos d’Isabel Peron, de Lopez Rega, de la Triple A et des innombrables prévarications qui ont, presque immanquablement, amené au Golpe de 1976.
Titillé par mon irritation, Kike me parle de l’autre héros de notre condottiere, Romero, le gouverneur de la province. Un homme qui a, depuis toujours, des Liens avec la mafia et avec le péronisme. C’est d’ailleurs sous la bannière péroniste qu’il gouverne la province. J’avais vu son Jet « Provincia de Salta » à l’aéroport mais ce n’est encore que la partie émergée de l’iceberg. L’homme, à la différence de quelques autres de ses semblables, n’est pas devenu riche parce qu’il était gouverneur. Il est devenu gouvernent parce qu’il était riche, et qu’il était prêt à payer très cher la considération et la sécurité que procure ce rôle officiel. Qu’Il en ait profité depuis lors, c’est une autre affaire: il possède une quinzaine de sociétés, parmi lesquelles nombre d’entreprises de travaux publics qui, comme par hasard, construisent les logements populaires dont la Province se fait fleuron.
Mais comment donc Romero a-t-il gagné les millions, peut- être les milliards de dollars qui étaient les siens lorsqu’il a accédé au gouvernorat ? Son truc, c’est la drogue. Le journal espagnol Interviu l’a d’ailleurs impliqué nommément, dans un numéro remon¬tant à deux mois. Et Romero n’y a nullement réagi.
La drogue. Cocaïne sans doute. On est ici au pied de l’Alti¬plano et, en Bolivie comme d’ailleurs ici, la consommation de la feuille de coca est communément admise. Mais Romero ne semble pas faire dans l’artisanat et une personne non nommée, qui l’a accompagné à Miami, a paraît-il observé des choses qui lui ont même fait craindre de disparaître à jamais. Voilà un bon sujet de télévision. Il faudrait d’abord faire, en secret, l’enquête de fond. Puis sortir du bois et demander officiellement contact et interview. Mais qui osera ?
A propos de disparition, un des journalistes de l’Intransigente, auquel je m’étais adresse en vain, en 1975 après une méchante aventure dont j’avais été victime, figure parmi les disparus de la. terreur. Il se prénommait, sauf erreur, Jaime. Un jour, à la sortie du journal, des hommes l’attendaient dans une voiture sans plaques et l’ont fait monter à l’arrière. Trois jours plus tard, on le retrouvait dans les collines, littéralement explosé. Ses assassins lui avaient place un bâton de dynamite sur le ventre. Sans doute n’est-il pas mort à ce moment-là, mais bien avant, après quelles tortures aux séquelles inavouables Je pose la question à Kike , mon ami cameraman de la télévision de Salta. Manifestement, c’est encore trop frais. Personne ne veut y penser penser. Ça fait trop mal. Mais Kike précise qu’il est allé à l’enterrement de Jaime. C’était déjà sans doute, en soi, une preuve de courage.
Durant tous le temps des militaires, à qui on doit la dispa¬rition d’une bonne dizaine de milliers de personnes, la création artistique argentine a été comme ralentie. Aujourd’hui, elle refleurit et, biensûr, les chanteurs rendent un vibrant hommage à la liberté retrouvée, à la dignité aussi, sans oublier tous ceux qui ont perdu la vie pendant ces sept années de barbarie.
Au moment de l’embarquement, un viei1 homme au visage buriné, au port simple et digne. Il restait à Salta. Sa femme, elle, partait. J’ai vu leurs yeux s’embuer. C’était beau et touchant. Ce sera, pour cette année, ma dernière image de Salta.
Zamba de la Angostura
Deja que me vaya niña
que en el monte está la luna
así me voy cantando, solito
zambita de la Angostura.
Lejos me llaman los toros
azulencos de bejucos
en el verano caliente torito
se desboca el río turbio.
Yo canto en La Caldera
y en Campo Alegre
donde canta el Chacho Royo sus coplas
hasta las piedras florecen
Me voy para Nogalito
con mi caballo estrellero
madurada semilla al aire
mi copla vuelve al silencio
en la noche soy un grito
perdido de huaico en huaico
llora con el rocío al alba
mi corazón desvelado
(Juan-Carlos Davalos / Eduardo Falu)