A l’été 1976, un étrange équipage se fraya un itinéraire cahotant sur les chemins de Suisse romande. Six chevaux à la flèche et deux cochers pour guider une splendide et authentique diligence prénommée Axelle, construite à Berne en 1913 !
Le but de cette aventure ? Restituer, pour les auditeurs de la Radio suisse romande, l’atmosphère et les impromptus de ce qu’était le voyage en Suisse, depuis le milieu du XIXè siècle, pour les colis de poste comme pour les passagers.
Trois garçons, trois journalistes, trois amis, étaient à l’origine de ce projet: Jean-Charles, Claude Froidevaux et Frank Musy.
Claude Froidevaux et Frank Musy
Frank est mort en 2004, Claude en 2009. Seul Jean-Charles pourrait témoigner aujourd’hui. Et aussi quelques-uns des seconds couteaux qui furent alors autorisés à accompagner, pour une ou plusieurs étapes, cette mémorable traversée. Parmi eux, votre modeste serviteur qui débutait – ou peu s’en faut – dans la carrière. Voici la description iconoclaste qu’en fit alors Claude Froidevaux: « Alex Décotte : Rebaptisé Décoyotte après la nième attaque de la diligence. Atteint d’une légère sinistrose; néanmoins a su rester simple. A fait mentir le proverbe qui veut que seuls les marins ont une Marie dans chaque port. »
Malgré les diverses Marie et la prétendue sinistrose, je n’omettais bas, bien sûr, de prendre quelques notes dans mon éternel carnet noir. Le lecteur trouvera ici celles qui portent sur Les Ponts-de-Martel, Le Pont, Suchy et Hauterive…
9 août: Les Ponts-de-Martel
Si l’on avait su qu’il suffisait de faire kidnapper nos directeurs pour avoir droit aux manchettes et à la une des quotidiens, on les aurait pris plus souvent avec nous.
La Sagne, première nuit dans la chambre proprette installée dans une fabrique désaffectée. Sommeil de silence et d’air clairet. Petit matin à l’Hôtel von Bergen, dominant la place et la fontaine de son perron d’autrefois. Première rencontre pour moi avec les six chevaux qui forment le convoi. Etonnement de trouver tant de monde, tant de nostalgie et de réminiscences si tôt dans la journée, tout autour des chevaux qu’on harnache, qu’on étrille et dont on prépare les sabots.
Sur le perron, alors que les rênes donnent le départ, visage beau et pathétique de Mademoiselle Charlotte. Nous lui avions, l’espace d’une étape, apporté le témoignage d’un autre temps, son temps, comme sur le plateau d’un rêve. Hier soir, elle chantait pour nous au milieu de ces vieilleries qui scandèrent sa vie. Ce matin, j’ai bien l’impression qu’elle pleure derrière la gaieté de façade qu’elle agite d’un adieu. La diligence s’ébranle. Multitude de vieux aux fenêtres, la gorge serrée, prisonniers du temps qui les guette et les fait s’écailler.
Pas. Trot des cinq chevaux qui tirent la diligence Axelle. Je suis en plein vent, juste derrière le timon.
Aux contreforts de la vallée, cap sur Les Ponts-de-Martel, le long de la petite voie ferrée où s’affairent des ouvriers vêtus de jaune. Des chevaux enfermés dans leur parc dressent l’oreille à notre passage, s’emballent. Bâtiments de ferme à intervalles réguliers, entre montagnes et Far West. Attelage qui passe du trot au pas à la première montée, mais pas d’Indiens attaqueurs de diligences. Le chien Soukiss (son nom est inscrit sur sa niche) jappe avec ferveur dans les grincements des roues, mais il ne nous suivra pas, sa chaîne le retient. Arrivée aux Ponts-de-Martel. Nous voilà photographiés par des dizaines d’appareils dont certains, émouvants, doivent avoir l’âge de la diligence. Hôtel de la Loyauté, une inscription lavée par un demi-siècle d’intempéries : Débit de Sel. Et la place où un homme rustaud, tout en bougonnant contre la civilisation automobile, vient apporter une carotte soigneusement lustrée à chacun des chevaux. Une photo et son cadre sortent du sac à main d’une dame au teint de soleil, photo jaunie, quatre chevaux dont trois alezans et un gris sur fond des dernières neiges du Chasserai. Quatre chevaux et une diligence un peu semblable à la nôtre, entourée d’hommes en costume et casquette, col dur, cravate et papillon. Souvenir de la dernière poste Hauts-Geneveys–Cernier, 1859-1903. Des postiers un peu tristes, 1903. Ils sont morts tous aujourd’hui, mais deux fillettes en robe plissée, la main dans la main, l’air de ne pas savoir ce qu’elles font dans cette galère. Peut-être vivent-elles aujourd’hui encore, peut-être même étaient-elles à la fenêtre de la maison pour vieux, tout à l’heure sur notre passage. La roue tourne et la vitesse n’arrange rien.
13 août: Le Pont
Réminiscences. De Romainmôtier à Premier, nous voilà prenant de l’altitude, dominant les vallées forestières, gagnant ce village aux senteurs de groseilles. Lassitude des heures de sieste. Même Rival, tirant la malle-poste, folâtre de langueur. Et puis, entre les deux palmiers en pots du café de Premier, vision fantastique, théâtrale, dérisoire et démesurée…
Une femme aux pommettes de tendresse, aux yeux de pâquerette, aux lobes lourds et sensuels, mais tout cela ne se découvre que beaucoup plus tard. C’est d’abord, assise en reine sur un pliant débonnaire, une princesse tout de noir vêtue, tendant une main gantée de filet noir aux gueux déguenillés que nous sommes. Marcelle Dupuis, 73 ans, fantôme noir de nos jardins de grand-mères, qui se déplie dans une aura de confiture d’abricots. Mantille noire de perles noires, robe noire de soie noire, corset noir de lin noir, chapeau noir de page noir, bordé de noir, du noir des plumes d’une autruche blanche teintée en noir pour l’occasion, chaussures noires bien sûr, qui se poseront délicatement sur les marches du cabriolet. Marcelle allant se loger sous le ciel de cretonne et nous laissant, royale, à Raymond et à moi, la banquette en plein vent.
Marcelle se contentant d’écarquiller ses traits d’enfant espiègle et d’agiter son éventail de plumes noires lui aussi, bien sûr, lorsque le détour du chemin, cap sur Vaulion, lui réserve la surprise d’une amie d’enfance, venue jusqu’au grillage du potager pour voir passer notre étrange équipage. Le costume de Marcelle fut celui du mariage de sa grand-mère, née le 13 janvier 1855. Marcelle l’a revêtu trois fois. Chanson d’autrefois que nous fredonnons tous trois, dès la solitude revenue entre les bosquets où hoquettent encore des grappes de griottes trop noires pour être honnêtes. Un lapin s’échappe de nos roues, magicien du voyage… Vaulion là-bas, les hochets mélancoliques dans le regard des vieux.
La curiosité déjà taciturne des plus jeunes. Marcelle qui pose pour la postérité, tandis que nous amenons Rival vers une écurie amie, douche consciencieuse, qui n’avait plus vu de chevaux depuis plus longtemps que la mémoire peut l’évoquer. Drôle d’église à Vaulion, en face du café du Nord. Deux entrées, une pour les femmes, donnant directement sur la nef, l’autre pour les hommes, en antichambre, ce qui permettait aux paysans d’autrefois de faire mine d’entrer au culte, pour rebrousser chemin en direction du café, jusqu’aux dernières minutes de l’office. Alors ils gagnaient prestement un banc proche de la sortie, les papilles frémissant encore de ce Rosoillot, aux accents de querelles tranquilles.
Le Pont, village tout tourné vers l’eau, son frémissement de perchettes et de féras, le faufilement lourd des tanches et des carpes. Pégase de béton, dominant le miroir d’onde. Clarté méridionale dans les rochers, clarté qui s’estompe au fur et à mesure qu’approche un orage jamais exaucé. Le Pont, un seul patronyme ou presque: Rochat. Le Pont, la France pas loin, ni les sources du Doubs. Mollesse des jours, timidité des nuits, calme sans tempête d’une eau qui commence à crier famine, sevrée qu’elle est désormais du cours de l’Orbe, captée pour les caprices de la fée électricité. Aladin, ta lampe va trop vite, Aladin ta lampe va trop fort.
17 août: Suchy
A Mont-la-Ville, tiré d’un gousset de toile fine, un oignon d’or indique qu’il est l’heure, l’heure de partir sous la pluie qui ne cesse de battre, vers les plaines qui se gorgent de cette eau trop tardive. Les aiguilles finement chantournées filent sur un cadran ivoire à chiffres arabes. La trotteuse fait son tour juste au-dessus du 6. Gaillardement, dans la main tendue du postier qui l’extirpe, cette montre revit. Quarante grammes de rouages inconnus et un habit de lumière sur lequel a été gravée, outre la marque F. Piguet Capts, Brassus, une dédicace : la Direction générale des postes à M. Georges Baudrat, conducteur postal au Brassus, en reconnaissance de 40 années de service, janvier 1912. Quarante grammes de rouages pour 40 ans de service. La grande aiguille pour l’an de grâce 1882, la petite pour l’année bissextile de 1884, le remontoir pour les 365 premiers jours du siècle, le ressort pour ce jour triste où il fallut se résoudre à chausser des lunettes, et les rubis pour ceux qu’on n’a jamais pu s’offrir.
Silence sur la pluie, silence grainelé de la pluie sur le cuir de la diligence, silence obscur de la vapeur qui naît au pelage des chevaux dans le vent cru d’un automne qui se fait chaque jour un peu plus présent, obsédant de demi-teintes. Sous les trombes, à l’abri précaire des arbres-festons qui enserrent le château de La Sarraz, vision étrange, fantasmagorique: Grandeur nature, une statue baroque qui allierait le réalisme socialiste des édifices de Berlin-Est, le romantisme sombre du Chateaubriand des «Mémoires d’outre-tombe », la pointe aliénée de Topor et les reflets d’horreur d’un Frankenstein figé. Statue, un homme voûté, accoudé à son outil planté en terre.
La résignation fragile d’une vie sans espoir, abritée d’un châle de bronze noir qui ruisselle de frissons sous les gouttes d’un été qui grelotte. Immobile puisque statue, statue plus vraie que nature. La brouette est là devant l’homme sous la pluie, près d’un bosquet. La diligence passe, mon regard avec elle. Les chevaux casés à l’écurie du château, nerveux et rétifs, je repasse près du bosquet du parc. Le bronze noir a fondu, il n’en reste qu’un amas de matière plastique obscur et froissé. Plus d’homme sous le châle, plus d’outil, simplement la brouette abandonnée. La statue était de chair et d’os, et pendant que les deux ou trois minutes s’écoulaient et que je l’observais, pas un trait, pas un muscle n’avait bougé. Etrangeté du temps, du lieu, de la lumière. L’homme à présent, sous les «cordes» qui n’ont pas cessé, s’est affairé à creuser un caniveau.
Le rêve s’est estompé, le parc du château est redevenu livide. Trois heures ce matin, lune claire, premières étoiles. Il fera beau. Dans les serai-collines qui émaillent la plaine, la terre a été retournée de frais. Peut-être l’eau du ciel donnera-t-elle encore un rien de fourrage avant les frimas. L’espérance fait vivre.
20 août: Hauterive
Poésie en dents de scie, ce matin. Des pingouins aux philosophes, sans transition. Belle, pourtant cette arrivée à l’abbaye d’Hauterive.
Dans la malle-poste, moi devant, déjà stoppant entre roseaux et cyprès et voyant en arrière, à flanc de colline, le long des murailles qui enserrent le domaine, juste après le passage sous le porche voûté et majestueux, la diligence se glisser sur la caillasse comme un cygne au cou figé.
En dents de scie : d’abord ce techno-chose qui ne veut pas montrer le cou de ses 42 000 poulets. Coup de sang. Ensuite la rudesse en déséquilibre d’un pensionnaire handicapé de Saint-Joseph, entre désespoir et cynisme. Puis me barre l’horizon la carrure maigrichonne et gris-vert d’un pingouin à la nuque émaciée, tendre hystérique du képi et du canasson qui fait grincer les sentiers et les sous-bois de ses invectives militaires et de ses bottes de cheval trop vagues pour ses mollets amaigris. Telles sont les rencontres au jour le jour.
Envie de me faire moine. Rien que pour la sérénité des heures.
Et pour voir arriver, une fois le siècle, un cocher et une diligence bondée d’Augustes et d’Arlequins démantibulés.
