Nous autres, enfants européens, sommes devenus cowboys très jeunes. En fouillant dans mes souvenirs, il me semble même que nous l’avons toujours été. Certes, les chevaux de nos parents avaient pour unique mission de tirer la charrue et les chars de foin mais au moins avions-nous, dès notre plus jeune âge, approché un cheval et ressenti, le jour où pour la première photographie on nous posa un instant sur son dos, l’incommensurable différence qui sépare le piéton et l’homme à cheval. Le danger de la situation, la vision que nous eûmes à cet instant précis de la cour de ferme, des adultes rapetissés et du molosse, tellement dérisoire désormais, qui jappait au pied de notre monture, il me semble qu’ils ne nous étaient même pas totalement inconnus. Sans doute nous avaient-ils été transmis par les chromosomes. Bref, nous étions nés cowboys.
Je ne sais plus, aujourd’hui, dans quel ordre exact se fit notre initiation. Pour, ma part, il me semble avoir d’abord découvert, dans la chambre d’un vague cousin, un journal dont je ne pouvais encore lire les mots enserrés dans des bulles mais qui comportait toute une série de dessins sur lesquels des cavaliers se poursuivaient. L’un avait des plumes. Je compris vite que c’était un Indien. L’autre était debout sur les étriers, son visage était mal rasé, sa chevelure trop longue était retenue par un bandeau et le galop de son cheval soulevait une poussière du diable. Qui donc me souffla le premier à l’oreille qu’il s’agissait d’un « coboille » Je ne sais plus. Mais je sais que le mot m’est resté et que, lorsque nous avons commencé à grimper dans les arbres, à nous cacher dans les massifs de bambous et à glisser dans l’échancrure de nos pantalons à bretelles le bout de bois recourbé que nous nommions pistolet (« revolver » était trop compliqué à prononcer), il ne nous serait pas venu à l’idée de jouer aux gendarmes et aux voleurs. Nous laissions cela aux enfants de la ville. Nous, nous ne pouvions être que des coboilles et des Indiens.
L’attaque de la banque
Je me rappelle aussi ma première séance de cinéma. C’était un jeudi après-midi, dans une salle de catéchisme aux fenêtres occultées par un rideau sombre. Des hommes aux couleurs sépia (le film était en noir et blanc) arrivaient au galop près d’une gare, sautaient à terre en saccades et se déhanchaient en direction de ce qui devait être une banque, l’arme à la main. Je ne me rappelle pas qui l’emporta ce jour-là mais une civilisation dans laquelle on peut se promener à cheval dans la prairie, sauter à terre, brandir un pistolet et repartir avec des chewing-gums plein les poches, cette civilisation ne pouvait être que bonne. Je décidai – et nous fûmes des milliers à décider ainsi – que j’en ferais partie.
Nos parents troquèrent un jour les deux chevaux pour un tracteur. Nous allions à pied à l’école, où on nous enseignait les bonnes manières des piétons. Les éléments étaient contre nous. Chaque jour qui passait enfouissait un peu plus sous des montagnes de fadaises notre passé de cowboys, au point que certains d’entre nous, enfants européens, ne se sont plus jamais souvenus de leurs origines américaines. La plupart, heureusement, réagirent un beau matin à un signe, un événement, une musique. Sur grand écran, en technicolor et panavision, ils découvrirent que John Wayne était sans doute leur papa, que Gary Cooper n’étaient pas si méchant que cela et que Maureen O’Hara était ma foi bien belle. Il était temps pour eux de redevenir cowboys.
Une longue approche
Avec Maximilien Bruggmann, mon photographe et mon ami, il nous aura fallu près de quinze airs pour entrer vraiment dans le royaume du mythe. La timidité, snis doute. Il nous semblait que notre culture européenne nous avait trop éloignés de notre enfance de cowboys. Et puis, comment le cacher, nous avions peur d’être déçus. Aussi le premier livre que nous fîmes ensemble ne nous mena-t-il pas en Amérique du Nord, mais en Amérique du Sud. Que voulez-vous, on ne saute pas d’un seul coup des vallées du Jura au Grand Canyon du Colorado. Il faut des étapes initiatiques.
Nous fîmes donc une première étape en Argentine. A Buenos-Aires, lorsque nous avons demandé à un citadin de la capitale ou se trouvaient les gauchos, il nous fut répondu qu’il n’y en avait plus, que le fil de fer barbelé, la boite de conserves, le congélateur et les syndicats l’avaient tué. Le gaucho, qui ne pouvait plus pousser droit devant lui les troupeaux destinés à la très lointaine ville, avait préféré disparaître, laissant la place à de pâles imitations qui, sous des apparences semblables, n’étaient plus de vrais gauchos puisqu’ils n’étaient plus vraiment libres. Dans le « campo », nous découvrîmes pourtant plus d’authentiques gauchos qu’il n’en faut pour faire un livre. La vie, les jeux, le vin, les fêtes et les chansons que nous avons partagés avec eux nous ont complètement rassurés: le gaucho existe toujours et, dans sa tête, la liberté n’a pas reculé d’un seul pas.
Au retour d’Amérique du Sud, nous aurions été prêts à fouler le sol de la grande plaine américaine, à la rencontre de nos ancêtres les cow-boys. Quelque chose, pourtant, nous retint. Si un cowboy américain nous avait soudain demandé comment vivent, aiment et travaillent les cow-boys européens, nous n’aurions su que répondre. Nous fîmes donc une seconde étape pour un second livre, en Camargue cette fois, parmi les gardians, l’un des derniers peuples cavaliers d’Europe occidentale. J’offris à un vieux Camarguais un lasso que j’avais rapporté d’Argentine et je fis l’acquisition d’une paire d’étriers, bien décidé à les offrir, en Amérique, au cowboy qui deviendrait mon ami. La boucle était bouclée. Nous pouvions entrer sans complexes au pays des cowboys. Nous savions désormais que la réalité ne peut jamais totalement effacer le mythe.
De la plaine aux Rocheuses
Voilà près de cinq années maintenant que nous avons commencé à courir la grande plaine américaine, à nous accrocher aux contreforts des Rocheuses, à brûler sous le soleil texan, à geler dans l’immensité canadienne. Cinq ans que nous allons de ranch en ranch, de rodéo en rodéo, à la rencontre des cowboys, de leurs jeux, de leur vie. Notre vision, notre expérience, restent certes celles d’étrangers, mais d’étrangers curieux, pour qui rien ne va jamais de soi. Nous avons vu le cowboy sous un angle d’où lui-même ne songerait pas à s’observer. Nous lui avons posé des questions qu’il ne s’était pas posées. Les portes se sont ouvertes au-delà de nos espérances. Nous avons vécu avec les cowboys; nous avons travaillé, ri, bu et chanté avec eux. Nous avons échangé nos mythes. Ils ont ravivé à notre contact leurs origines européennes et nous avons éprouvé sur eux les mythes de notre enfance.
Tout a une fin. Nous voilà de retour en terre européenne, le temps de la conception et de l’écriture d’un livre. Dès qu’il sera terminé, nous irons le montrer à nos amis les cowboys, avec une fierté mêlée d’un rien d’inquiétude. Mais ne dit-on pas que l’amitié efface les pires imperfections ?