Parmi les marins qui ont fait Sein, Nicolas Fouquet tient une place à part. C’est lui qui, le premier, osa avancer son canot dans le raz de Sein, là où les marées décalées de l’Atlantique et de la Manche créent un courant déferlant à nul autre pareil, C’est là aussi que les bars, somptueux poissons carnassiers à la chair tendue, chassent le plus volontiers. C’est pour les capturer que Nicolas, jour après jour, plantait son canot face au courant, calait le moteur au maximum pour ne pas dériver et laissait filer ses lignes entre les écueils jusqu’à ce qu’un bar se jette sur l’appât.
Franz était allemand. A l’âge de 17 ans, il avait effectué sa première visite à Sein, en 1963, avec une équipe des compagnons bâtisseurs venus réparer bénévolement l’Abri du marin. Il s’était fait des amis sur l’île et, revenu seul deux ans plus tard, avait obtenu le privilège d’embarquer avec Nicolas pour la pêche au bar…
Ce jour-là, Franz se trouve donc à bord du « Nicole-Joseph » avec Nicolas Fouquet. Les lignes sont tendues, le courant file sous le canot et, soudain, sans que Nicolas y puisse rien, Franz tombe à l’eau, les remous l’aspirent longuement par le fond, le courant l’emporte. Lorsqu’il réapparaît, le flux l’a emmené à plus de cent mètres de l’embarcation. Il n’est déjà plus qu’un mort en sursis.
D’une voix dont il ne soupçonne pas la puissance, Nicolas lui crie: Accroche-toi! et agite les deux bras comme on le faisait autrefois pour enrouler un écheveau. Franz obéit sans comprendre et fait tourner ses bras en moulinets. Soudain, la première des trois lignes se tend démesurément, le canot de Nicolas se cabre. Le plomb et les hameçons se sont entortillés autour des bras de Franz.
Le fil risque de se rompre d’une seconde à l’autre. Franz, qui connaît un peu la pêche, le sait. Le bas de ligne auquel il s’accroche est fait de nylon. Il lui faudrait remonter jusqu’au crin noir, plus résistant. Pendant ce temps, Nicolas coupe le moteur. Le canot est emporté dans le courant, se faufile entre les récifs. Franz a pu saisir un second bas de ligne, puis le troisième. Maintenant, il peut les enrouler avec précaution, jusqu’à atteindre les crins.
L’embarcation sort de l’échancrure du raz, le courant s’apaise. Nicolas commence à ramener précautionneusement les lignes et leur proie. Avec l’aide de Nicolas, Franz se hisse enfin sur le canot, épuisé et transi. Sans doute n’a-t-il pas encore, à cet instant précis, conscience d’avoir de si peu échappé à la mort : il se plaint d’avoir perdu ses lunettes! Nicolas lui répond gentiment qu’on les retrouvera un jour dans le ventre d’un bar.
Il n’est pas permis à un pêcheur professionnel d’emmener en mer des béotiens et moins encore de les laisser filer dans le courant. Pendant plus de cinq ans, la durée de la prescription, Franz à Berlin et Nicolas à Sein ont gardé secrète leur aventure. Vingt ans plus tard, après de longues pérégrinations germaniques, Franz est revenu vivre et travailler à Sein. Marie-Noëlle, sa femme, est sénane. Lui aussi, d’ailleurs, puisqu’il est né un jour de Saint-Bernard dans les remous du raz de Sein.