Egypte

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Le Caire, 23 mars 1993

Arrivée en fin d’après-midi en provenance de Genève. L’avion est pratiquement vide, y compris en classe touriste. Manifestement, les attentats des semaines passées ont fait peur aux touristes  suisses.

A l’aéroport, longue attente pour passer le contrôle des passeports. Juste devant moi, quatre frères venus d’Arabie Saoudite pour fêter en Egypte le Petit Bahram, la fête de la fin du Ramadan. Deux des quatre sont en galabieh traditionnelle blanche, turban rouge et blanc sur la tête, mais deux autres sont en tenue européenne. L’un parle bien le français. Il vient de passer plusieurs mois en France, à Saint-Cyr, dans une école d’officiers. Retombée, sans doute, de la Guerre du Golfe. Tous ont dans leurs bagages, achetées au Duty free de l’aéroport du Caire, des bouteilles de Chivas.

Contrôle policier facile. Quant à la douane, elle ne demande plus de déclaration pour les devises, mais je dois inscrire dans mon passeport le numéro de la caméra vidéo.

Taxi pour le Nile Hilton. Le chauffeur se répand en welcome in Egypt. La plupart de ses confrères sont privés de clients. Arrivée au Nile Hilton, sur la place Tahrir, face au Nil. L’ambassade de Suisse a fait la réservation pour moi. La ville est calme, sur tout notre itinéraire aucun contrôle policier.

Au téléphone, Madame R., représentante de Pro Helvetia, me dit vouloir me rejoindre en compagnie d’une jeune femme capable de m’escorter dans Le Caire. Elles  arrivent toutes deux vers 22heures. Latifa, un rien volumineuse, travaille au service culturel de l’Ambassade de France et, en plus, elle est comédienne. Elle doit partir début mai pour la Suisse, où elle jouera dans un spectacle avec le mime René Quellet. Latifa me signale que la prière du Petit Bayram aura lieu à 5 heures et m’encourage à la filmer mais elle ne viendra pas avec moi. Trop tôt. Je pourrai l’appeler ensuite au téléphone, mais pas avant 11 heures …

Latifa nous quitte et je pars avec Ursula à travers la ville. Allons d’abord dans le quartier Hussein, elle me montre la mosquée devant laquelle aura lieu la prière. Puis nous traversons le pont Tahrir, entrons un instant sur l’île luxueuse de Gesira, partons en direction des Pyramides. Y arrivons après nous être perdus sur la route du Fayoum. Là, les contrôles militaires sont beaucoup plus nombreux mais personne ne nous arrête. Silhouette de Mykerinos dans la brume nocturne . Puis détour pour aller rendre visite au Sphynx. La place est déserte. Pas un touriste, bien sùr. Le Sphynx est là, sur fond de Keops et Kephren.

Bruits de la nuit. Même si on distingue à peine, c’est sans doute le plus beau moment pour s’approcher de l’antiquité. Mais interviennent, poliment, deux gardes en civil qui nous signifient l’interdiction de rester là. Redépart pour la Club suisse, qui se trouve à l’entrée de M’baba, quartier chaud, bastion intégriste. Il est plus de minuit, des gosses jouent au ballon devant la grille de fer du club. A la demande d’Ursula, ils poussent pour nous le portail, qui n’est pas fermé à clef. A pied, nous approchons du bâtiment. Un vieux gardien débonnaire sort de l’ombre, Ursula lui offre une cigarette, il nous dit que toute le monde est parti et nous suggère de revenir demain.

Au sortir de la ruelle pleine de gravats, plutôt que de tourner à gauche en direction de la « civilisation », nous nous enfonçons plus profondément à l’intérieur de M’Baba où les affrontements entre policiers et islamistes ont fait plusieurs morts (une demi-douzaine , peut-être une trentaine?) en décembre. Ici, il semble que les femmes voilées sont plus nombreuses. L’éclairage public est défaillant. Finalement, Ursula oblique à gauche. Au-delà, son instinct lui dit que nous ne serions plus en sécurité. Mais sans doute le risque est-il moins grand ici que dans une banlieue populaire de Paris.

Endormi d’un coup. Fatigué. Sans doute n’irai-je pas filmer la prière.

24 mars 1993

Contacts téléphoniques avec le pasteur Burkhart, le père Martin, et Claude Lambelet. C’est Claude qui vient me chercher dans la demi-heure suivante. Le temps d’un café au Hilton, puis départ dans sa luxueuse 4X4. Maison familiale, rue Adil. Son père est là car, aujourd’hui, c’est fête et le magasin est fermé. Le vieil homme comprend mal le but de la visite. Il est  grippé, fatigué. Mais il accepte le principe d’un portrait filmé. Nous tournerons demain.

Repas en commun et en famille puis visite au pasteur Burkhart, à deux pas. L’homme est jeune, agréable. Il a pris sa fonction depuis quatre mois. Officiellement, il est à la tête de l’église évangélique francophone du Caire. Mais tout le monde la connait ici, depuis 110 ans, comme « l’Eglise suisse ». Pourtant, il n’y a plus d’église .  Le précédent pasteur, qui a quitté les lieux à la fin des années 80, était devenu un peu gâteux et a vendu l’église à des Coptes. Il ne reste que l’appartement, qu’il  n’a pas réussi à vendre. Martin Burkhart est là avec sa femme, Claire-Lise, et leurs deux enfants en bas âge. Son problème, c’est qu’il n’a pratiquement pas de fidèles. Malgré les annonces publiées dans la presse, les affiches placardées au club suisse, il compte les ouailles suisses sur les doigts des deux mains. Heureusement, la colonie zaïroise est importante et,  parmi elle, il y a beaucoup de protestants. Au début, le culte était donné dans le hall de l’appartement mais Martin a réussi à louer à une autre église copte un local de réunion. Il se rend aussi fréquemment à Alexandrie, qui compte… UNE fidèle suisse.

Ensuite, départ pour le Club suisse. Accueillis par Heidi Siegrist, une amie d’enfance deClaude. Heidi s’est mariée deux fois, les deux fois avec un Egyptien. Grande, blonde, elleest la présidente du club.  Il y a beaucoup de monde mais, à part elle, aucun suisse.

A la nuit tombante, départ pour l’église de la Sainte-Famille, près de la place Ramsès. Rendez-vous avec le père Maurice Martin, petit homme dans la soixantaine, vif, solide (il est originaire de Bourg-Saint-Maurice). Cheveu blanc court, il a connu ici les parents de Jean-Marie Etter, mon confrère journaliste de la radio suisse romande. Jean-Marie, il l’a retrouvé au  Liban…

Le père Martin sait tout. Son analyse de la situation en moyenne­ Egypte : les bandits et la vendetta. De tous temps, il y a eu dans ces régions des bandits assez semblables à la Mafia, qui protégeaient les villages amis et jouaient les gros bras. Petit à petit, ces bandits sont devenus un état dans l’Etat, ils se sont substitués à l’Etat, en particulier pour l’aide sociale et, finalement, certains de ces groupes ont été noyautés par des intégristes islamistes. Le phénomène n’est pas nouveau et le gouvernement ne s’en serait sans doute pas ému si ces groupes ne s’étaient pas attaqués aux touristes, le tourisme représentant un revenu très important pour l’économie nationale. Maurice Martin n’a pas de crainte pour l’avenir.

Il nous montre « sa » bibliothèque : description de l’Egypte du temps de Napoléon , relations de voyage, philosophie.

25 mars 1993

Rendez-vous à 8 heures avec Kurt Lambelet au petit café de Swissair, rue Adly. A 88 ans, il est sans doute un des seuls à travailler aujourd’hui, jour férié. Ponctuel, Il va s’installer au fond de la salle, commande un café et un croissant (en fait, il n’a pas besoin de commander, la serveuse connaît ses immuables goûts) et il commence à lire le Tages Anzeiger.

L’homme ressemble un peu à Grock. Son visage est couleur crème mais ses lèvres restent rouges et avides, ses dents parfaitement blanches. Son histoire est étonnante. Il naît en 1905, au bord du lac de Constance, d’une mère thurgovienne et d’un père vaudois. Différents déménagements l’amèneront à Zurich. Sa mère divorce, il reste avec elle, qui rencontre alors son nouveau mari, un photographe allemand nommé Landrock, qui avait créé à Tunis un magasin de photographie et commercialisait les clichés sahariens de son associé, Lehnert.

Avec la première guerre, les deux hommes durent se replier sur l’Europe. Lehnert est un Autrichien de Bohème et deviendra , en 1918, tchécoslovaque. Ils ont l’un et l’autre envie de retourner en Orient. Ils choisissent l’Egypte, qui est alors anglaise. Le grand voyage a lieu en 1924. Kurt Lambelet a 19 ans, il sort d’une école de commerce et décide de suivre sa mère. Les difficultés seront nombreuses et la déclaration de guerre de 1939 interviendra alors que Lehnert et Landrock sont en Europe. Au Caire, les biens des Allemands sont confisqués mais Kurt, qui est suisse,  a eu la bonne idée de reprendre 80% de l’affaire à son nom.  Il obtient ainsi restitution des biens confisqués et continue les affaires. Après la guerre, il se met à son tour à photographier les monuments, temples et tombeaux tout en continuant à vendre les photos noir-blanc de Lehnert.

Aujourd’hui, Kurt Lambelet continue à aller chaque matin au magasin principal et une fois par semaine au kiosque dont la société dispose à l’entrée du Musée du Caire. A noter que la première femme de Kurt était grecque orthodoxe et la seconde juive séfarade. Peu à peu , son fils Edouard lui apporte son aide et finira par s’associer avec lui.

 

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