Foi, arts et traditions

Dialogues avec l’Au-Delà / La légende de saint Ronan / Pardons et Troménies / Le pardon de sainte Anne / Les saints «guérisseurs» / Églises, calvaires et enclos paroissiaux / Le costume et la coiffe / Biniou, bombarde et jabadao

La foi des Bretons est profonde. Née bien avant la chrétienté, elle puise dans les secrets de mégali­thes, la magie des druides, la sagesse celtique, l’ef­froi des grandes catastrophes, la sainteté des pro­sélytes bretons et les mystères de la nature. C’est dire combien, en regard d’une simple pratique religieuse, la foi bretonne est à jamais démesurée. Certes, les saints bretons se sont substitués aux divinités celtiques, les églises ont éclipsé les men­hirs, les cimetières ont remplacé les dolmens, les fontaines sanctifiées ont capté l’eau des sources merveilleuses, le bénitier a pris les formes du chaudron sacré et le curé, pour mieux circonvenir ses ouailles, leur a parlé breton à l’heure où la France républicaine opprimait toute forme de cul­ture régionaliste. Mais, derrière les icônes mortes vivent encore les anaon, les âmes des trépassés.

Dialogues avec l’Au-Delà

La vie n’est qu’un passage, la mort qu’une appa­rence. Chaque Breton peut avoir vécu d’autres existences, humaines, animales ou végétales. Le temps des druides n’est pas révolu. «Kement beo a zo bet maro, kement maro a veto beo»; tout vivant a été mort, tout mort sera vivant.

Venus de Grande-Bretagne ou d’Irlande, les saints ont trouvé en terre d’Armorique des croyances tel­lement ancrées dans l’âme populaire qu’ils n’ont pu, au mieux, que les intégrer aux éléments de la foi chrétienne. C’est ainsi que des chapelles sont nées à proximité de fontaines sacrées, que des menhirs ont été surmontés d’une croix et que la pierre plate des dolmens a servi tantôt de lieu de culte, tantôt de cour de justice.

Mais les saints venaient surtout prêcher la résur­rection. Les Bretons, qui depuis des millénaires côtoyaient le surnaturel et le sacré comme autant d’ingrédients du quotidien, ne pouvaient que faire bon accueil à cette nouvelle certitude. Simple­ment, ils l’adaptèrent à leur propre mémoire col­lective. Ainsi, sur le chemin du paradis comme sur celui de l’enfer, apparurent quatre-vingt-dix-neuf auberges. En route vers le paradis, le chaland risque fort, dans l’une d’elles, de s’enivrer de tant de cidre que ses jambes vacillantes ne le porteront jamais jusqu’au bout. Quant au damné qui, à cha­que étape, se sera réchauffé de mille liqueurs et d’autant de servantes, il boira dans la dernière auberge une potion de sangs de couleuvre et de crapaud qui fera de lui, à jamais, la créature du diable.

Pourtant, c’est sans doute le Breton moyen, celui qui a trop péché pour mériter le paradis et trop peu pour encourir l’enfer, qui suivra la voie la plus inquiétante. «Tout mort, quel qu’il soit, reprend au moins trois fois son aspect humain.» Aussi, les rencontres entre vivants et revenants ne se comp­tent plus. Souvent, le revenant est en quête de quelque vivant pour accomplir sur terre un ou­vrage inachevé, une promesse non tenue, un vœu mal honoré. Le vivant qui, incrédule, hésiterait à accepter telle mission serait vite convaincu par un objet, coiffe, outil, sur lequel le revenant imprime­rait, d’un geste, la trace indélébile de sa main…

Puis, après trois réapparitions sous ses traits de vivant, le revenant se mue en plante, ou en ani­mal. C’est le début du purgatoire. Le riche se métamorphose en animal famélique tandis que le pauvre, devenu opulent taureau, se repaît de pâtu­rages jamais épuisés. Pire, le chasseur devient gibier et endure à l’infini la morsure des chiens et le feu des fusils, sans que jamais la mort vienne apaiser sa souffrance.

La légende de saint Ronan

Le bienheureux seigneur Ronan reçut le jour dans l’île d’Irlande, au pays des Saxons, au-delà de la mer bleue, de chefs de famille puissants. Un jour qu’il était en prière, il vit une clarté et un bel ange vêtu de blanc, qui lui parla ainsi: «Ronan, Ronan, quitte ce lieu. Dieu t’ordonne, pour sauver ton âme, d’aller habiter dans la terre de Cornouaille.» Ronan obéit à l’ange, et vint demeurer en Bre­tagne, non loin du rivage, d’abord dans une vallée de Léon, puis dans la forêt sacrée du pays de Cor­nouaille.

Il y avait deux ou trois ans qu’il faisait en ces lieux pénitence, lorsque, étant un soir sur le seuil de sa porte, à deux genoux devant la mer, il vit un loup bondir dans la forêt, avec un mouton en travers dans la gueule, et à sa poursuite, un homme hale­tant et pleurant de douleur.

Ronan eut pitié de cet homme, et pria Dieu pour lui: «Seigneur Dieu, je vous prie, faites que le mouton ne soit pas étranglé!» Sa prière n’était pas finie, que le mouton avait été déposé, sans aucun mal, sur le seuil de la porte, aux pieds de Ronan et du pauvre propriétaire.

Depuis ce jour, le bon homme venait souvent le voir: il venait avec grand plaisir l’entendre parler de Dieu. Mais il avait une épouse, une méchante femme nommée Kében, qui prit en haine Ronan, au sujet de son mari. Un jour, elle vint le trouver, et l’accabla d’injures: «Vous avez ensorcelé les gens de ma maison, mon mari aussi bien que mes enfants. Ils ne font tous que vous rendre visite, et mon ménage en souffre. Si vous ne faites pas plus attention à mes paroles, vous aurez beau japper, je vous châtierai!»

Alors elle forma le projet d’opprimer le saint homme de Dieu, et elle alla trouver le roi Grad­lon, de l’autre côté de la montagne: «Seigneur roi, je viens vous demander justice: ma petite fille a été étranglée. C’est Ronan qui a fait le coup, dans la forêt sacrée. Je l’ai vu se changer en loup.»

Sur cette accusation, Ronan fut conduit à la ville de Quimper et jeté dans un cachot profond, par ordre du seigneur roi Gradlon. On le tira de là, on l’attacha à un arbre, et on jeta sur lui deux chiens sauvages affamés. Sans s’émouvoir et sans avoir peur, il fit un signe de croix sur son cœur, et les chiens reculèrent tout d’un coup, en hurlant lamentablement, comme s’ils eussent mis le pied dans le feu.

Quand Gradlon vit cela, il dit à l’homme de Dieu: «Que voulez-vous que je vous donne, puisque Dieu est avec vous?» «Je ne vous demande rien que la grâce de la femme Kében. Son petit enfant n’était pas mort, elle l’avait enfermé tout vivant dans un coffre.»

On apporta le coffre et on y trouva l’enfant: il était couché sur le dos et il était mort. Saint Ronan le ressuscita. Le seigneur Gradlon et ses gens, stupé­faits de ce miracle, se jetèrent aux genoux de saint Ronan pour lui demander pardon.

Il revint à la forêt et y resta jusqu’à sa mort, faisant pénitence, une pierre dure pour oreiller, pour vêtement la peau d’une génisse tachetée, une branche tordue pour ceinture, pour boisson l’eau noire de la mare, pour nourriture du pain cuit sous la cendre.

Lorsque sa dernière heure fut venue et qu’il eut quitté ce monde, deux buffles blancs sauvages furent attelés à une Charette, et trois évêques menèrent le deuil. Arrivés sur le bord d’un lavoir, ils trouvèrent Kében, décoiffée, qui faisait la buée le vendredi, sans égard pour le sang de Jésus.

Et elle de lever son battoir, et d’en frapper un des buffles à la corne, si bien que le buffle bondit épouvanté et eut la corne arrachée du coup. «Retourne, charogne, retourne à ton trou! Va pourrir avec les chiens morts! On ne te verra plus, à cette heure, te moquer de nous.» Elle avait encore la bouche ouverte, que la terre l’engloutit parmi les flammes et la fumée, au lieu qu’on nomme la tombe de Kében.

Le convoi poursuivait sa marche lorsque, soudain, les deux buffles s’arrêtèrent tout court, sans vou­loir avancer ni reculer.

C’est là qu’on enterra le saint – c’était sans doute sa volonté – là, dans le bois vert, au sommet de la montagne, face à la grande mer.

(D’après le Barzaz-Breiz, de Hersart de la Villemarqué)

Pardons et Troménies

De saint Ronan à saint Yves, le patron de la Bre­tagne, en passant par saint Hervé, saint Comély, sainte Barbe, saint Jean-du-Doigt, saint Herbot et saint Fiacre, ils sont près de cinq cents, les saints du panthéon breton. Certains ont été canonisés par le Vatican, la plupart ne sont que des saints du cru. Mais, chaque année, lorsque revient le jour qui leur est dédié, les pèlerinages se forment, les pardons s’organisent, les Troménies se mettent en marche. Pour la journée, le plus souvent. Pour une semaine entière, parfois. Evêques ou curés en tête, ouailles venues des seuls alentours ou de la Bretagne entière et reconnaissables à leurs costu­mes et leurs coiffes, c’est une marée humaine, fer­vente et bon enfant, discrète et chaleureuse, qui suit l’itinéraire de chemins creux, d’épines et de broussaille, menant de la fontaine bienfaisante au tombeau du saint, en passant par l’itinéraire que l’homme de Dieu empruntait lorsque, seul, incompris, méprisé ou persécuté, il entreprenait, pieds nus, l’itinéraire poussiéreux qui, de médita­tion en contemplation, marquait aussi les limites de son domaine terrestre.

Telle est l’origine de la plus courue des Troménies, celle de Locronan (Loc Ronan). Une petite Tro­ménie s’y déroule chaque année, mais c’est la Grande Troménie, organisée tous les six ans, qui attire les croyants de toute la Bretagne.

La Grande Troménie dure du deuxième au troi­sième dimanche de juillet. Auparavant, durant la veillée du premier samedi, les habitants du village ont fait revivre, par une succession de scènes pastorales et de chants religieux interprétés sous le porche de l’église, les étapes de la vie du saint. Pieusement installée sur la très belle place ceintu­rée de demeures anciennes et d’échoppes d’arti­sans, la foule a repris en chœur les cantiques. Puis, à minuit, les cloches sonnent à toute volée pour annoncer le début de la Troménie. Alors, à la seule clarté de la lune, les premiers pèlerins se mettent en route, par monts et par vaux, le chape­let à la main. Au petit jour, une première messe les réunit sur la montagne et, alors que la matinée s’achève, ils ont rejoint, sur la petite place de Loc­ronan, la grande foule des fidèles venus des quatre coins de l’Armorique. Après la grand-messe solen­nelle, croix et bannières sortent du Pénity, cha­pelle voisine où se trouve le tombeau de saint Ronan. Reprenant les cantiques, stimulée par le rythme des tambours, la foule suit la procession, reliques du saint, cloche ancienne, croix, banniè­res et enseignes portés par des hommes et des femmes arborant costume brodé et coiffe ajourée.

La Troménie (tro-minihi, tour du lieu saint) repré­sente 12 kilomètres d’un itinéraire qui, le plus sou­vent, quitte les chemins pour enjamber les ruis­seaux, s’insinuer dans les bruyères, fouler les blés et bousculer la pierraille. Quarante-quatre huttes, faites de branchages et abritant un saint voisin, tiré de son église tout exprès, marquent de fervents cantiques et d’autant d’oboles le circuit de cette première procession populaire. Une autre sera organisée le dimanche suivant et, entre-temps, de très nombreuses processions privées, limitées aux membres d’une famille ou d’un village, auront battu sans discontinuer les confins de ce qui fut le domaine de saint Ronan, passant par Kernevez où la méchante Kében faisait la buée, grimpant en ahanant les contreforts de Plas-ar-Horn, la mon­tagne où le buffle du charroi funèbre, frappé par la Kében, avait perdu sa corne, saluant à distance, sans se découvrir, la croix marquant le lieu où elle fut engloutie, et plus loin, sur la pierre plate figu­rant la barque de saint Ronan, les femmes s’asseyant un instant, non pour se reposer, mais pour donner corps à leur espoir de procréation.

Hymnes latines se mêlant aux chants populaires bretons, douze stations en mémoire d’évangile fai­sant contrechant aux quarante-quatre huttes de saints plus locaux, la grande Troménie de Locro­nan puise encore, à l’image de la foi des Bretons, aux sources mystérieuses des druides, des anaon et de l’Ankou, en même temps qu’elle se pare de la plus grande piété. En terre d’Armorique, la foi chrétienne a su garder la saveur des légendes:

An hini ne ra ket an Droveni e beo,

a ra nei e maro a hed he cheri beindez.

Celui qui ne fait pas la Troménie de son vivant devra la faire après sa mort et n’avancera chaque jour que de la longueur de son cercueil.

Le pardon de sainte Anne

Chaque bourg a son église, chaque église son saint et chaque saint son pardon. C’est dire que la ferveur populaire a plus d’une occasion de s’expri­mer. Mais si bon nombre de pardons attirent des fidèles venus de plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde, rares sont ceux où viennent, en familles ou solitaires, les pèlerins de toute la Bretagne. Et il est normal que ce soit sainte Anne, considérée comme la patronne de la Bretagne, qui soit l’objet de cette ferveur particulière.

En fait, les pèlerins se succèdent à Keranna, seuls ou en groupe, à longueur d’année. Mais c’est le 26 juillet, jour de la fête liturgique, qui attire la grande foule. Et si, aujourd’hui, les dignitaires de l’église catholique défilent en tête, ce n’est pas tant de l’avoir voulu que d’y avoir été contraints par la piété populaire. L’affaire remonte en effet au 7 mars 1625, lorsqu’un paysan de Keranna, dans la paroisse de Pluneret, au nord d’Auray, voit sa chambre s’éclairer d’un vif flambeau et Anne lui apparaître. Ce n’est pas la première fois qu’Yves Nicolazic, âgé d’une trentaine d’années, est ainsi «contacté» par la mère de Marie. Deux ans plus tôt déjà, la dame pleine de majesté qui lui apparaît s’est fait connaître comme Anne, mère de Marie, et lui a demandé d’agir en sorte que, dans le champ du Bocenno tout proche, soit construit un sanctuaire, au lieu même où, «il y a 924 ans», a été détruite une petite chapelle qui lui était dédiée.

Mais Nicolazic, plus effrayé qu’enthousiaste, et craignant surtout la moquerie du village, ne con­vainc guère les officiels chargés de l’enquête… jus­qu’à ce 7 mars 1625, à 23 heures, lorsque, dans la chambre de Nicolazic, Anne apparaît une nouvelle fois, éclairée par ce flambeau qu’elle demande au paysan de suivre, après qu’il aura requis l’aide d’autres villageois. La flamme, alors, quitte la pièce et, suivie par la demi-douzaine de paysans, se dirige vers le champ de Bocenno où, en un lieu précis, elle s’élève et s’abaisse à trois reprises. Aus­sitôt, les paysans se mettent à fouiller la terre et découvrent une vieille statue de bois.

Dès lors, l’évêque et le recteur (c’est le nom qu’on donne au curé) ne peuvent plus s’opposer à la vague déferlante des fidèles. Le lendemain est célébrée une première messe puis, au fil des années, la cabane provisoire se muera en une respectable basilique. Aujourd’hui, un imposant monument aux deux cent cinquante mille Bretons victimes de la Grande Guerre (1914-1918) jouxte la basilique, preuve s’il en était besoin que sainte Anne représente, aux yeux des Bretons, la plus rassurante protection.

Les saints «guérisseurs»

La Bretagne était autrefois divisée en sept évê­chés, dont les patrons étaient les chefs religieux celtes, venus des îles bretonnes au Ve siècle. Les chefs-lieux portent souvent, aujourd’hui encore, les noms de ces saints, Saint-Pol-de-Léon, Saint-Brieuc, Saint-Malo, Tréguier (saint Tugdual), Quimper (saint Corentin). Mais la plupart des saints bretons, ignorés du Vatican, l’étaient sou­vent aussi de leur propre évêché de juridiction et, seuls, les villageois des alentours connaissaient la légende et les vertus de guérison des saints locaux. Leurs chapelles, de taille modeste mais implantées en des lieux privilégiés, au creux d’un vallon, aux abords d’une source mystérieuse ou à l’abri d’arbres ancestraux, sont aujourd’hui encore l’objet d’une continuelle dévotion. Mais la ferveur, bon enfant, est plus complice que respectueuse, et les fidèles, en-dehors des jours de pardon, organi­sent parfois alentour, pendant les longues soirées populaires, ces réjouissances populaires connues sous le nom de fest-noz, où toute la population du village danse, comme autrefois, au son des binious et des bombardes.

Les saints bretons guérissaient, et guérissent peut-être encore. Rhumatismes, maux de dents, coli­ques, fièvres ou brûlures, chaque saint a sa spécia­lité. Saint Fiacre, patron des voituriers, guérit des hémorroïdes. Saint Cornély protège le bétail à cornes, saint Eloi les chevaux. Saint Mamert apaise les intestins. Quant à saint Tujan, il nous a encore été donné, en 1984, de nous l’entendre recommander par une amie de la région d’Au­dierne, qui nous envoya à la chapelle proche en nous affirmant qu’un méchant mal de dents dispa­raîtrait aussitôt, à la seule approche des clefs du saint homme. A la vérité, ce fut un gamin qui, à l’ombre des très belles voûtes, nous remit avec fierté deux petites clefs de plomb, fabriquées aujourd’hui encore par le régent de l’endroit. Et il regretta bien, le mioche malicieux, que nous ne soyons pas aussi poursuivis par des chiens enra­gés: les clefs eussent barré la route à la rage du quadrupède furieux aussi bien qu’à celle des dents endolories…

Églises, calvaires et enclos paroissiaux

Si les petites chapelles champêtres ne s’ouvrent que deux ou trois fois l’an, le jour du pardon ou du fest-noz, les églises de village conservent un rôle permanent dans la vie municipale. La plupart remontent à la période gothique ou à la Renais­sance, la pauvreté des époques antérieures n’ayant permis que de rares constructions. Ouverts au sud, les porches gothiques, souvent ornés d’une double rangée d’apôtres, abritaient autrefois les réunions de notables, qui prenaient place de part et d’autre de l’entrée, sur les bancs de pierre.

Quant aux clochers, ils font la fierté des Bretons. De plan carré, ils dominent largement l’édifice et leur longue flèche aiguë est généralement assortie de quatre clochetons, même pour les églises Renaissance, où les formes, arrondies, donnent plutôt à la flèche l’aspect d’un dôme et aux clo­chetons celui de lanternons.

Nombreuses sont les églises de Bretagne dont la richesse artistique mérite la visite. Fresques et peintures sont rares, mais la qualité et la variété des sculptures, souvent polychromes, font de ces lieux de culte de véritables musées. A l’intérieur, il s’agit le plus souvent de sculptures sur bois (chêne ou châtaignier). Les artistes bretons du XVe au XVIIIe siècle ne se sont pas contentés de sculpter de simples statues de saints, ils les ont enchâssées dans autant de niches, de frontons, de colonnes, et ont ainsi, peu à peu, surmonté l’en­trée de flamboyants jubés et l’autel de retables compliqués.

Mais, plus encore que l’église elle-même, ce sont sans doute l’enclos paroissial, sa porte triomphale, son ossuaire et, surtout, son calvaire, qui font la particularité de nombreux bourgs bretons.

Autour du calvaire, cerné par les différents édifi­ces et monuments, l’enclos paroissial était autrefois le champ des morts. Cette coutume tend aujourd’hui à disparaître, un nouveau cimetière, plus adapté au nombre des habitants, ayant été installé hors du village. Le visiteur peut ainsi plus aisément, sans craindre de rencontrer l’Ankou ou de rompre le recueillement des familles, entrer dans ce lieu architectural exceptionnel qu’est un enclos paroissial et admirer l’exubérante richesse du calvaire.

Fait de granit, le calvaire breton est un petit monument aux formes trapues, surmonté d’un Christ en croix et de statues de très nombreux personnages figurant les épisodes de la Passion. La plupart des calvaires ont été construits en 1598, pour conjurer la peste. Ils ont ensuite servi à l’in­struction religieuse, le recteur prenant place sur la plate-forme pour indiquer à ses fidèles les scènes des Evangiles et interpeller tel ou tel des villageois pour lui reprocher quelque vilénie.

Le costume et la coiffe

«Kant bro kant giz – kant parrez kant iliz» (Cent pays cent guises – cent paroisses cent églises).

Ce vieux proverbe dit bien l’extrême morcelle­ment de la Bretagne, et les critères de chacune de ces entités, pays, paroisse et costume (guise). Ce mot, emprunté à la langue française, vient en fait de l’allemand (Weise) et indique combien le costume de chaque pays (bro) fut d’abord l’effet de la fantaisie du lieu et de ses habitants, qui n’en faisaient qu’à leur guise dans la conception et l’évolution du costume et de la coiffe, tout en res­tant cependant à l’intérieur d’une série de règles précises, incompatibles avec celles du bro voisin. Ne pas respecter ces règles, se vêtir sans en tenir compte, cela eût été «se déguiser».

Le touriste qui, aujourd’hui, découvre le costume breton lors d’une manifestation folklorique, a facilement tendance à y voir, soit le reflet de la vie quotidienne en Bretagne, soit au contraire la manifestation d’un archaïsme nostalgique et désuet. La réalité est plus nuancée.

Il faut se rappeler que la Bretagne, incluse de force dans le royaume de France, a toujours voulu manifester son identité. Mais, jusqu’à la Révolu­tion française de 1789, les lois somptuaires interdi­saient aux gens du peuple d’utiliser pour leur vête­ment les toiles et tissus de luxe réservés aux nobles. Paradoxalement, c’est donc grâce à la Révolution que le petit peuple de Bretagne put assouvir son goût pour l’ancien ordre et arborer, enfin, une tenue qui ressemblât à celle du sei­gneur.

Mais le peuple, alors, était particulièrement pauvre et les communications restaient très diffici­les. Ces deux éléments expliquent que les pre­miers costumes des paysans ne se distinguèrent qu’assez peu de leur tenue habituelle, et que cette progressive différenciation, qui allait s’accélérer avec l’amélioration des conditions matérielles, prit des orientations très différentes, bro par bro, à la mesure de l’âme, de l’esprit et des aspirations de chaque entité géographique. C’est si vrai que, lors­que la différenciation sera parvenue à son apogée, on désignera chaque pays par le caractère de son costume, Pays bigouden (du nom de la coiffe qui y est portée) ou Pays glazig (de la couleur bleue du costume masculin).

A terme, la multiplication et la facilité des com­munications a fini, aujourd’hui, par menacer gra­vement le costume, au point, parfois, de lui don­ner l’aspect d’un folklore suranné. Pourtant, entre 1850 et 1914, c’est l’amélioration de ces mêmes communications qui a favorisé l’épanouissement et l’extraordinaire enrichissement des guises de Bretagne. En effet, qui dit contacts dit émulation. Et cette émulation entre bros voisins, fiers de leur identité et de leurs particularités, a entraîné l’évo­lution des costumes, à la fois vers un plus grand luxe et vers des caractères plus marqués puisque, désormais, le costume n’était plus destiné, seule­ment, à la fantaisie et à la fierté des individus à l’intérieur du bro, mais aussi à leur identification, la plus flatteuse, mais aussi la plus fidèle, à l’exté­rieur.

Pierre-Jakez Hélias décrit ainsi le costume de Pont-l’Abbé, en pays Bigouden: «Les cocardes rouges sur l’oreille des femmes, les gilets brodés à pleine poitrine de leurs hommes, affirmaient un tempérament frondeur, volontiers enclin à la révolte, mais liant, épris de la joie de vivre, parfois avec tapage.»

Commencé après la première guerre mondiale, le déclin du costume s’est accéléré à la fin de la deuxième. Pourtant, aujourd’hui, une renaissance certaine de la fierté bretonne, marquée par le regain de la langue, mais aussi par la multiplica­tion de festivals faisant une large place au folklore, permet au costume breton de rester présent dans de nombreuses manifestations. Cette présence peut même, dans certaines régions de l’Extrême-Ouest, comme en Pays bigouden ou dans les îles, garder une vitalité telle que de nombreuses femmes, pas toujours âgées, le portent de manière quotidienne. Mais il est bien évident que la haute coiffe bigoudène, mesurant une quaran­taine de centimètres, se prête plus volontiers à un voyage en char à bancs qu’à une excursion en automobile.

Biniou, bombarde et jabadao

Dans une civilisation de tradition orale, comme l’étaient la Bretagne des menhirs et la Bretagne celte, il est certain que la musique a, très tôt, servi de support au récit et à la mémoire populaires, en même temps qu’elle était présente aux cérémo­nies de caractère plus sacré. Ce double rôle s’est maintenu et développé au cours des siècles, et s’est doublement enrichi, sous l’influence du chant grégorien pour la musique sacrée, et sous celle des cousins insulaires celtiques pour la mu­sique et la danse populaires, cette dernière ayant d’autre part puisé nombre de ses rythmes aux sources de l’Europe centrale.

Pour ne parler que de la musique populaire, à chanter ou à danser, on relève des courants et des techniques qui, s’ils ne sont généralement pas d’origine strictement bretonne, ont trouvé en Bre­tagne un terrain d’éclosion, de prédilection et d’enracinement, au point qu’ils y subsistent, aujourd’hui encore, alors que, dans les provinces et les pays voisins, ils n’ont eu que trop tendance à céder le pas à des mélodies, des rythmes et des danses de nature plus cosmopolite et plus com­merciale.

«Cent pays cent guises.» Le proverbe s’applique aussi à la musique et à la danse. Les manières de danser y sont, ou du moins y étaient, aussi nom­breuses que les bourgs et les nuances de costume. Mais la danse, plus mobile que le costume, a essaimé vers des zones plus larges et, surtout, elle n’a cessé, au fil des âges, d’emprunter son inspira­tion à l’extérieur (seigneurs revenus des cours d’Europe, marins retour des confins de la pla­nète), quitte à se couler ensuite dans le génie du lieu.

La plus répandue est sans conteste la gavotte, dan­sée par couple en Pays bigouden, à quatre au Pays de l’Aven, en chaîne ou en ronde dans les monta­gnes. Le jabadao est, quant à lui, une danse endia­blée, rehaussée de figures particulièrement élégantes. Certains ont voulu y voir une réminis­cence des danses de sabbat. Dans la région de Brasparts et Corlay, le kan ha diskan (littérale­ment, chant et re-chant), interprété à tour de rôle par deux chanteurs, permet de conter des his­toires locales tout en maintenant les danseurs à un rythme soutenu, une centaine de strophes durant.

Biniou et bombarde constituent le couple insépa­rable des festou-noz bretons. Le biniou, cousin de la cornemuse, peut être bras (grand) et ressem­bler, avec ses trois bourdons, au bag-pipe d’Ecosse. Mais le vrai biniou breton est le biniou-­koz (vieux), encore appelé biniou-bihan (petit). Lui seul est capable de cette tonalité insolite, aigre­lette, si caractéristique des festou-noz (au singulier: fest-noz, fête de nuit). Quant à la bombarde, insé­parable compagne du biniou, elle est l’ancêtre rustique du hautbois, la cousine de la raïta arabe et la sœur de la musette française du XVIIe siècle.

Pas un pardon, pas un mariage, qui ne s’accompa­gnât, autrefois, de l’éclatante aigreur sonore d’un couple de «sonneurs», le bombarder et le biniawer. Avec l’avènement de la radio, puis de la télévi­sion, et plus encore avec la disparation progressive des «grandes journées» (défrichage, coupe de fou­gères, moissons, battages), traditionnellement rythmées et soutenues par un couple de sonneurs, puis généralement suivies d’un fest-noz, on aurait pu craindre que meurent le biniou, la bombarde et les sonneurs. Pourtant, après un indéniable étio­lement, ils réapparaissent aujourd’hui en force, dans les innombrables festou-noz qui ont refleuri, l’été, jusque dans les bourgs les plus reculés. Des sociétés et groupements folkloriques ont aussi mis sur pied de nombreuses cliques, qui défilent au pas, les jours de manifestations, à la manière para­militaire des cousins d’Ecosse ou d’Irlande. Cette adaptation récente ne fait d’ailleurs pas que des heureux, les puristes – et les amoureux d’une cer­taine discrétion bretonne – reprochant à ces baga­dou le remplacement du biniou-koz par le biniou­-braz et, plus encore, l’adjonction bruyante d’une grosse-caisse et de multiples tambours.

Il ne faudrait pas oublier la harpe bretonne, que l’Europe entière a découverte grâce au talent d’Alan Stivell. Mais il convient de préciser qu’en Bretagne aussi, il s’est agi là d’une véritable résur­rection. La harpe bretonne, cousine de la harpe celtique, est plus petite et produit une sonorité particulière grâce à ses cordes métalliques (trente-deux, généralement). Cet instrument existait sans doute en Bretagne depuis l’Antiquité et la tradition veut que les bardes se soient servis d’un instru­ment plus simple, la lyre à cinq cordes, pour chanter les hauts faits. Quant à Merlin, c’est sans doute d’une harpe bardique qu’il obtenait les sons magi­ques nécessaires à l’enchantement.

Alan Stivell, de son vrai nom Alan Cochevelou, est aujourd’hui reconnu dans toute la Bretagne, et plus encore dans les autres pays celtiques, comme le meilleur joueur de harpe. Il le doit sans nul doute à son père, Jord Cochevelou, qui a reconsti­tué la harpe bretonne en suivant les documents originaux du Moyen Age. La renommée d’Alan, même si elle a suscité quelques jalousies parmi les sonneurs et les bagadou, a eu le mérite d’attirer l’attention de nombreux musiciens sur la musique bretonne et, aujourd’hui, il ne se passe pas un été sans que soient organisés d’importants festivals (Pont-l’Abbé, Fouesnant, Langonnet, Guingamp, Lorient et, surtout, Quimper), où se produisent les meilleurs musiciens bretons, confrontés en des joutes amicales avec des chanteurs et des instru­mentistes venus de tous les pays celtiques: Irlande, Ecosse, Galles, Cornouailles et même Galice.

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