Uruguay

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Notes 1972

Montevideo, capitale de l’Uruguay. Au départ de Buenos Aires, trois solutions pour gagner Montevideo, excepté la route qui va contourner bien trop loin, par l’intérieur des terres, le vaste estuaire. Le bateau lent, le bateau rapide et l’avion. Le bateau lent ressemble assez, somme toute, assez navires à aubes qui remontaient le Mississipi au temps de Lucky Luke et des Dalton. Il faut, pour couvrir les 200 km, une longue nuit de cabotage. Mais le temps du poker et des hauts-de-forme est passé. Bref, on s’y ennuie.

Le bateau rapide. En fait, il s’agit d’un aquaplane. Il atteint son but en trois heures de remous, de vagues griffées, d’oiseaux effarouchés. Ce doit être parfait pour les touristes américains, repu de l’avion mais trop pressé pour passer une nuit incomplète sur un vapeur incommode. Pour moi, épris de poésie mais tout de même bousculée par le temps, ne se présentaient que les solutions extrêmes. J’ai pris l’avion à l’aller, peut-être emprunterai-je le bateau antique au retour.

25 minutes de vol. Un saut de puce. Sous la carlingue, ce sont d’abord les eaux jaunâtres et moutonnées du Rio de la Plata, dès le décollage du petit Aeroparque situé à deux pas de la grève est réservé aux vols de courte distance. Puis la verdeur sombre de plaines aussi absolues que la pampa argentine, découverte d’arbres et d’arbustes, centre coupe de ramifications de rivières, de canaux, de vagues embouchures. C’est le delta. La nuit tombe dans la rougeur d’un ciel sans lune. Et déjà, voici l’aéroport de Montevideo – Carrasco, quelques bâtiments hérissés d’antennes, deux autres avions de ligne et une demi-douzaine d’appareils militaires à hélices, qui ne doivent faire peur qu’à ceux qui les pilotent.

Les contrôles douaniers portent moins sur les bijoux ou les devises que sur d’éventuelles armes destinées aux Tupamaros. La route vers Montevideo traverse les pinèdes, soulevant un sable d’une blancheur et d’une finesse infinies. Nous sommes en pleine zone alluvionnaire. Bientôt, l’autobus longera la rive et apparaîtront quelques vendeurs et crustacés.

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Quand à Montevideo, à huit heures du soir, c’est une ville sinon morte, du moins éteinte. Les pluies ont été rares, les Uruguayens se sont habitués aux restrictions d’électricité. Éclairage public inexistant malgré de somptueux luminaires. Dans les restaurants, on mange à la lampe à acétylène on croirait le pays en guerre. Et de fait, il l’est.

Je vous disais que malgré son flegme latin, l’Uruguay était en guerre. Il n’est, pour s’en convaincre, que de se promener dans les rues sombres de Montevideo, sombres du fait de la pénurie d’électricité. Près du palais du gouvernement, il n’est pas une seule encoignure, un seul porche ou n’ait pris place un militaire en tenue de combat, casque, mitraillette, grenades. Chaque demeure occupée par un homme politique, par un directeur d’usine, par un haut fonctionnaire, est strictement gardée.

Même le jour, malgré le soleil et la nonchalance, on sent l’atmosphère tendue. Des patrouilles armées sillonnent l’avenue du 18 juillet, cran de sécurité relevé. C’est que le tupamaro rebelle peut être cet ouvrier, cet étudiant, ce médecin, ce paysan. Les tupamaros sont partout. Ils détiennent une espèce de pouvoir parallèle et, lorsqu’ils le jugent bon pour leur cause, ils abattent tel policier, tel homme politique, enlèvent tel ambassadeur voilà un an et demi, fut le britannique Jeffrey Jackson. Ensuite, l’ambassadeur d’Allemagne, puis celui de Suisse, M. Hurni, crurent bien que leur tour allait venir. Mais les tupamaros s’étaient rendu compte que ces méthodes ne les servaient pas dans l’opinion internationale. Ils ont mis fin aux enlèvements de diplomates. Il n’empêche que l’ambassade de Suisse, situé à proximité de la plage de Pocitos, fait l’objet de précautions extrêmes. Il faut s’annoncer au rez-de-chaussée, par l’interphone, gagner le 11e étage, sonner, se sentir épié au travers d’un judas, se voir ouvrir avec précaution par deux soldats uruguayens, fusil à la main, pour être enfin reçu par un diplomate helvète.

Le rôle traditionnel de lien entre les Suisses et la mère patrie qui est habituellement celui d’une ambassade, s’estompe d’ailleurs rapidement. Il y avait encore 700 Suisses en Uruguay en 1969. Certains sont morts, d’autres sont partis, aucun n’est venu. Ils sont 400 aujourd’hui. Certains ne parlent que l’espagnol. Et leur moyenne d’âge est de 72 ans.

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Une bonne partie d’entre eux est concentrée à Nueva Helvetia, un bled de quelques milliers d’habitants fondé voilà un siècle. Il y a là un tir suisse, une fromagerie, un hôtel style Glaris ou Obwald et une poignée d’helvètes pour qui la Suisse est davantage aujourd’hui un mythe qu’une mère patrie. Je m’y rendrai demain mais cela ne vous éloignera guère de la politique locale puisque le tir suisse de la nouvelle Helvétie fut en 1963 le premier objectif des Tupamaros. De nuit, ils y glanaient en deux heures de commando les premiers fusils de leur révolution.

Aujourd’hui bien sûr, les Tupamaros volent de leurs propres ailes, au nez et à la barbe du gouvernement officiel. Avant que les militaires se décident à décréter l’état d’urgence intérieure, aucun prisonnier tupamaros ne restait enfermé plus de deux ou trois semaines. Ils s’enfuyaient par les égouts simplement par la porte. Les mêmes Tupamaros détenaient depuis plus d’un an le directeur des téléphones et de l’électricité de l’État, ainsi que l’ancien ministre de l’agriculture. Les prisons du peuple étant mieux gardées que celle du gouvernement, on ne les a retrouvés que voilà moins d’un mois, vieillis, amaigris. Le petit peuple n’a pas applaudi à cette libération. Reverbel, le responsable de l’électricité, était haï des trois quarts de la population. Son retour ne ramènera pas à Montevideo l’obscure la lumière de ces années de gloire.

Dans un décor de collines, de pain, d’ajoncs, le tout persillé de vaches noires et blanches et de lourds porcs roux, apparaît tout à coup, 130 km au nord-ouest de Montevideo, la Nueva Helvetia, la Nouvelle Helvétie. C’est là qu’en 1963, les Tupamaros alors débutants firent leur première action d’éclat en volant une quarantaine de fusils appartenant au tir suisse. Mais à la Nouvelle Helvétie,, on ne parle plus guère de l’événement, sinon pour en rappeler les conséquences : les autorités uruguayennes, instruite du danger, interdire aux vaillants tireurs Suisse les armes de gros calibre. Quant au petit calibre, il ne permettait pas d’atteindre les 300 m réglementaires. On a dû rapprocher les cibles.

Si la végétation de la Nueva Helvetia ressemble à s’y méprendre à celle de Paysandu ou de San José, l’habitat, la structure même de cette ville de 2000 habitants est différente. Au centre, une place carrée bien proprette, statue austère et massive de deux helvètes musclés tirant une antique charrue. C’est la place des fondateurs. 1862.

Alentour, des rues bien à la perpendiculaire, six banques au moins, des maisons de pierre, ce qui n’est guère la tradition ici. Les kiosques vendent du chocolat suisse et, le mercredi, la rue principale accueille le marché aux fromages. Un gros fromage cuit, style Emmental.

Il y avait bien longtemps que je n’avais plus tâté du schwytzerdütsch mais, chez Heinz Räber, le seul choix se situe entre la langue du Grütli et l’idiome espagnol fort malmené par sa traversée des océans. D’où, finalement, le schwytzerdütsch.

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Heinz Räber possède et exploite depuis quatre ans le Bungalow suizo, grande estancia blanche cachée au milieu des frènes. L’intérieur ferait folklore même à Uri. Drapeaux des 26 cantons, sabots, capets, ländler, sentences en dialecte inscrites sur le bois clair des murs. Sans compter le menu, qui comporte – tenez-vous bien – la fondue au fromage en entrée, la fondue bourguignonne comme plat de résistance et la fondue au chocolat en dessert.

Pour le premier de ces trois délices suisses, Heinz utilise trois fromages locaux, l’un qui ressemble à l’emmental, l’autre au fontines le troisième au gruyère. Cette copie uruguayenne est, paraît-il, meilleure que l’original suisse. Malgré l’hiver qui s’installe, je n’ai pas osé essayer.

Bernois, Heinz a épousé une fille de Küssnacht. Leurs trois enfants leur ressemblent, lieu clair, pommettes saillantes, front penché, teint rose. Mais il ne parle que l’espagnol. Ils l’ont appris en Argentine, lorsque papa et maman exploitait estancia de plusieurs centaines d’hectares.

Le cas de la famille Dovat, originaire du canton de Vaud, est différent, Le vieux père pharmacien, comme son aîné médecin et le cadet universitaire se sentent véritablement uruguayens, même si leur maison arbore l’écusson vaudois vert et blanc : « Liberté et Patrie ». Ils se passionnent pour la situation politique du moment, se désespèrent de cette réforme agraire qui n’arrive pas, s’insurgent des méthodes de coercition utilisée par les militaires au pouvoir.

Si la Nouvelle Helvétie fut fondée par les enfants de Guillaume Tell, les Suisses sont aujourd’hui l’infime minorité. Reste la famille Howalt. Lui, 75 ans, fut ruiné par les dévaluations successives de Pologne, d’Allemagne. Il vint s’installer ici pour poursuivre son commerce. La dévaluation uruguayenne le ronge lentement. Mais il reçoit encore dans sa somptueuse maison, refermant axer des que le visiteur a franchi le seuil. À cause des Tupamaros, dit-il.

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Et son épouse ajoute : « Rendez-vous compte. Le mois dernier à Montevideo, il y a eu des affrontements armés entre rebelles et forces de l’ordre. Des morts de part et d’autre. Le président de la république assistait aux obsèques des policiers. Mais le lendemain, c’est l’archevêque de Montevideo lui-même qui suivait le cortège funèbre des rebelles. Après cela, et dites-moi plutôt à qui on peut encore faire confiance dans ce pays. »

Je vous ai dit l’impression lugubre que suscite Montevideo la nuit, du fait des restrictions d’électricité. Il est juste de faire place aussi aux côtés bon enfant des habitants et à la douceur du climat. Car la vie est agréable sous les latitudes uruguayennes et les habitants, qui se nomme orientaux plutôt que uruguayens, en souvenir du temps où le pays constituait la bande orientale du domaine d’Argentine, lui-même possession de la couronne d’Espagne, les habitants, donc, sont presque tous descendants de colons italiens ou basques français. Autant dire que la tradition préfère la mandoline au tambour, à telle enseigne que le seul coup d’état qu’est connu l’Uruguay, c’était sauf erreur en 1933, fut perpétré par les pompiers.

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Bien sûr, aujourd’hui, les choses ont bien changé. L’état de guerre intérieure décrétée le 14 avril dernier suspend les libertés individuelles. Mais cela n’inquiète, à part les Tupamaros, que ceux qui se servent de ces libertés et se battent pour elles, c’est-à-dire les intellectuels. Ils ne sont pas légion. Les autres se passionnent pour le football ou la loterie et continue, le dimanche, d’aller jeter leurs filets dans les eaux glauques du Rio de la Plata. Davantage, d’ailleurs, pour voir passer le temps que pour remplir leurs paniers, car si le Rio est extrêmement poissonneux, l’orientale, lui, n’aime pas le poisson.

Les spécialités gastronomiques, malgré le fleuve et la côte atlantique, sont donc essentiellement faites de viande. Le plat favori est une espèce de panaché dont j’ai oublié le nom espagnol mais qui comprend des boyaux tressés, des rognons, du foie, du boudin, les amourettes, le tout savamment rôti sur la flamme vive. Après cela, la confiture de lait, préparée pour quatre personnes environ avec trois litres de lait et un kilo de sucre, qu’on chauffe lentement jusqu’à ce que l’ensemble est pris l’aspect vibrant et mordoré qui se situe quelque part entre le flanc est le caramel mou.

Si l’Uruguayen est pacifique et se contente de peu, il place toute sa gloire dans les prénoms. Il n’est pas rare, ici, que trois frères et une répondent aux doux prénoms de Washington, Napoléon, Nelson et Victoria. Ce qui, hélas, n’empêche pas ce pays de 3 millions d’âmes d’aller lentement mais sûrement à la catastrophe. Comme dans d’autres régions d’Amérique latine, la majeure partie de la terre appartient à quelques gros propriétaires. Malgré la pénurie européenne, le boeuf s’exporte mal, d’autant que l’Uruguay ne possède pas de bateaux pour le transporter. Voilà encore 20 ans, l’Uruguay était la Suisse d’Amérique du Sud. Les banques y proliféraient. Argentins et Brésiliens y déposaient leur fortune. Le vent a tourné, les banques ferment les unes après les autres. On paie le kilo de filet trois francs suisses mais il faut en débourser 25 000 pour acquérir la plus banale des voitures. L’autre jour, les éboueurs de Montevideo se sont mis en grève. Depuis deux ans, leur salaire mensuel plafonnait à 17 000 pesos, 80 francs suisses. Du fait de son explosion démographique, le Brésil voisin cherche à agrandir son Lebensraum. Si l’Uruguay ne se ressaisit pas, il sera sans doute, dans 20 ans, une simple province du géant brésilien. Et les colons italiens, après avoir tant bien que mal appris l’espagnol, devront choisir entre la langue portugaise et l’exil.

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