07. New York

 

MDM PHO LIV _0020a

(23-27 août)

Mercredi 23 août

Accompagnés par Claude Lefèvre et Marie-France Botte, les quinze enfants ont atterri à l’aéroport John-Fitzgerald-Kennedy de New York, en provenance de Fort-de-France, via Miami. Sans encombre, n’était la perte des bagages de Sami et de Mohammed.

« Les yeux brillants de fatigue, note Claude Lefèvre, et les pensées encore étincelantes des images féeriques des Caraïbes, survolées entre Fort-de-France et Miami, ils sont là, à New York, ultime escale de cette fantastique croisade pour les droits de l’enfant. Ils ne disposent que de trois jours. Trois jours avec l’espoir de tout dire, tout transmettre, et de convaincre chacun, lors du rendez-vous avec M. Perez de Cuellar ou à l’occasion de rencontres avec la presse américaine et internationale. Transmettre deux mois de réflexion et de travail en trente petites secondes essentielles que leur accordera le secrétaire général des Nations unies. Trente secondes pour le convaincre de placer son espoir dans l’enfance du monde. »

Avant de quitter la Martinique, les enfants ont reçu de Patrick Aeberhard réponse à leur lettre. Encourageant. Il faudra tout de même le rencontrer avant la réunion avec le secrétaire général des Nations unies, ne serait-ce que pour clarifier quelques points. Mais l’essentiel semble acquis.

Les enfants du bateau sont logés à Columbia University. Le confort est irréprochable mais l’université se trouve très loin de Manhattan et ils n’y seront que pour dormir. De Paris, une poignée d’enfants les a rejoints. Parmi eux, Gniep. Priorité des priorités : terminer la mise au point du manifeste qui sera remis à M. Perez de Cuellar et de la brève allocution qu’un ou deux enfants pourront lui adresser.

Jeudi 24 août

Au matin, le Vendredi 13 n’a toujours pas donné signe de vie. Sera-t-il au rendez-vous du lendemain, l’ancre jetée dans l’East River, le trois-mâts saluant fièrement le palais de verre des Nations unies ? Chacun commence à en douter.

L’absence du bateau pose quelques problèmes. Antenne 2 prépare en effet un reportage qui doit être diffusé samedi, à l’occasion de l’inauguration de l’Arche de la Défense, à Paris, et de la grande manifestation des Droits de l’homme qui y est associée. Les vents seront-ils cléments ?

Midi. Mairie de New York. Lorsque les enfants arrivent, une estrade a été dressée devant les marches du bâtiment, des chaises installées dans le jardin, des cocardes tricolores accrochées à l’édifice. Habitués par Gorée et Fort-de-France aux plus folles réceptions, les enfants s’étonnent à peine de ce cérémonial mais il s’agit en fait d’une manifestation consacrée au cinéma chinois à New York. Le rouge, le blanc et le bleu sont les couleurs de la ville. A s’y méprendre.

Les enfants ont faim et, depuis leur arrivée, ils n’ont même pas encore eu le temps de déguster un hamburger-ketchup. Le temps d’apprendre que le budget de la ville s’élève à trois billions de dollars, de prendre une photo sous les lambris de la mairie, adieu les honneurs, adieu les cocardes. Cap sur le fast-food, à pied dans les rues de la mégapole. Ne pas trop lever le nez en direction des gratte-ciel, les automobilistes n’apprécient guère et les feux passent vite au vert. A Gorée, la population n’avait d’yeux que pour les enfants du bateau. Ici, on n’a pas entendu parler du Vendredi 13 et personne ne prête attention à ses petits passagers.

Le soir, dans les sous-sols de Columbia University, les enfants reçoivent Patrick Aeberhard et Claude Lefèvre. Ils souhaitent une aide de leur part pour continuer leur combat après le voyage. Il est décidé que les enfants les plus proches de Paris se réuniront le 7 octobre pour tenter de mettre en place un conseil des enfants du monde et prévoir la création d’une association internationale des enfants du monde (article 15 de la convention) où chaque correspondant sera le témoin de l’application de cette convention une fois celle-ci ratifiée.

Vendredi 25 août

C’est le grand jour. Initialement, Médecins du Monde avait programmé le rendez-vous à l’ONU pour le 26 août, date anniversaire de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, en 1789. Mais le 26 août tombe un samedi et les enfants auraient couru le risque de déambuler dans un bâtiment désert. A l’ONU, les droits de l’homme et ceux des enfants font la semaine de cinq jours. International ou pas, un fonctionnaire reste un fonctionnaire.

La rencontre avec le secrétaire général n’était pas acquise d’avance. En fait, il n’aurait pas dû se trouver à New York à cette date et il avait été imaginé, pour le cas où il assisterait le samedi, à Paris, à l’inauguration de l’Arche de la Défense, d’établir un duplex télévisé entre les enfants et lui. Mais un tiens vaut mieux que deux tu l’auras et, depuis une bonne semaine, Albina du Boisrouvray était arrivée à New York pour obtenir de M. Perez de Cuellar qu’il reçoive à l’ONU la délégation des Enfants du Monde.

C’est l’occasion de dire quelques mots d’Albina. Productrice de cinéma, elle était aussi la maman d’un enfant dont le père, Bruno Bagnoud, est en Suisse un célèbre pilote des Glaciers. Leur fils se prénommait François-Xavier. Il avait tout juste un peu plus de vingt ans, étudiait aux États-Unis et pilotait des hélicoptères avec la même passion que son père. C’est cette passion qui le mena, un jour de janvier 1986, au-dessus des sables sahariens pour piloter Thierry Sabine, l’inventeur du Paris-Dakar, et Daniel Balavoine, le chanteur. On sait la suite, même si on ignore toujours les circonstances exactes de l’acci­dent…

Depuis la mort de François-Xavier, Albina a décidé d’abandonner la production cinématographique, de vendre ses biens et de créer une fondation spécialement consacrée aux enfants, la fondation François­-Xavier Bagnoud. Albina s’est associée à la « Route des droits de l’enfant », et c’est pourquoi le sigle de la fondation figure aux côtés de celui de Médecins du Monde-Action École sur les T-shirts des enfants du bateau.

9 h 30. Le palais de verre de l’ONU, à Manhattan, résonne de rires et d’accents inhabituels. Les quinze T-shirts se faufilent dans les couloirs de marbre sous le regard interloqué des habitués du lieu, fonctionnaires et diplomates. Les enfants n’ont guère le temps d’admirer le bâtiment. Dans quelques instants, ils rencontreront le secrétaire général.

Les services du protocole s’activent et dirigent le petit groupe vers une porte vitrée donnant sur un recoin du parc. Le centre de ce quadrilatère ombragé est occupé par une énorme cloche de fonte, cadeau du Japon, la « Cloche de la Paix ». Les enfants sont disposés en ligne, le dos à la Cloche. Sami et Méhret tiennent en main le texte de leur intervention. Les photographes, cameramen et reporters, repoussés au-delà d’un muret qui fait face à la Cloche et aux enfants, sont à l’affût.

Soudain, sans qu’on ait vraiment remarqué son arrivée, M. Perez de Cuellar est là, cheveux poivre et sel, costume gris clair, sourire aux lèvres, un peu surpris tout de même de cette rencontre pour le moins inhabituelle. Les enfants, eux, paraissent particulièrement émus. Le directeur-adjoint de l’UNICEF, M. Marco Vianello-Chiodo, prononce une brève allocution, puis c’est au tour de Patrick Aeberhard de présenter les enfants et de remercier le secrétaire général.

C’est ensuite aux enfants de s’adresser à M. Perez de Cuellar. Ils sont toujours là, alignés en rang d’oignon, à l’ombre, et certains tremblent un peu. De froid ? D’émotion ? Méhret s’avance et lit d’une voix un rien hésitante la première partie du bref texte sur lequel les enfants se sont mis d’accord :

L’enfance est le plus bel âge. Quand nous prononçons ce mot, enfance, d’autres mots encore plus beaux l’accompagnent paix, liberté, amitié, confiance, amour.

40 000 enfants meurent de faim chaque jour dans le monde. La nourriture, c’est la vie.

Nous avons des droits qui doivent absolument être reconnus et respectés :

Nous avons le droit de manger.

Nous avons le droit d’être soignés.

Nous avons le droit d’être protégés. Non aux armes, oui à la paix. Nous ne voulons pas être prisonniers de la guerre. Pour tous les enfants du monde, non à la guerre.

Nous avons le droit de recevoir l’éducation et d’être bien traités.

Chacun de nous a le droit à une nationalité.

Méhret recule de deux pas. Sami s’avance à son tour.

Les parents ou ceux qui les remplacent doivent nous conseiller, nous guider, nous respecter, nous donner de l’amour et nous protéger contre tous les dangers du monde.

Nous ne voulons pas seulement que soient reconnus les droits de l’enfant, mais aussi le droit à l’enfance.

Pour tous ces enfants qui souffrent, en leur nom, nous demandons aux États membres des Nations unies de prendre en considération nos réflexions pour qu’il n’y ait plus d’enfants victimes de la guerre, de la faim, de la drogue, de la prostitution et du manque de soins médicaux, d’éducation, de protection et d’affection.

Nous exigeons que la Convention des droits de l’enfant soit adoptée, signée, ratifiée et, surtout, appliquée dans tous les pays du monde.

Nous aimerions que ce texte soit lu lors de la réunion des États membres pour l’adoption de la Convention.

Et Sami ajoute :

– Monsieur le secrétaire général, je suis un enfant libanais et je vous demande de faire quelque chose pour que s’arrêtent les crimes commis tous les jours envers les enfants dans mon pays.

– Ne t’inquiète pas, lui répond M. Perez de Cuellar, nous travaillons pour ton pays.

Méhret, elle aussi, a quelque chose à demander.

– Monsieur le secrétaire général, je suis érythréenne. Je me prénomme Méhret. Depuis vingt-huit ans, mon pays est en guerre avec l’Éthiopie pour obtenir son indépendance. En Érythrée, 50 % des enfants de moins d’un an meurent chaque année de malnutrition et de maladie. Je vous demande que les Nations unies reconnaissent notre pays comme un des États membres et qu’il puisse recevoir les aides des organisations internationales.

La réponse neutre de M. Perez de Cuellar n’entame guère l’obligatoire réserve diplomatique que doit s’imposer un responsable de son rang. Mais Méhret peut-elle être convaincue, ou simplement rassurée ?

Le secrétaire général extirpe de sa poche son propre texte et en donne lecture aux enfants et aux adultes qui les accompagnent :

Je vous félicite, mes jeunes amis, de vous être faits les porte-parole des enfants du monde et surtout de tous ceux qui souffrent en silence de la faim et la misère aussi bien que de la perversité et de la cruauté des hommes. Vous avez suivi, pour venir ici, l’ancienne route des esclaves. L’esclavage, hélas,  n’a pas disparu. Il y a encore des enfants que l’on oblige à faire la guerre et à y mourir, à travailler jusqu’à l’épuisement, à se vendre dans les rues des cités où on les a abandonnés. Vous qui avez leur âge et qui venez du monde entier, vous êtes la voix qui leur manque, vous êtes leurs avocats, leurs meilleurs ambassadeurs.

Ce que vous demandez et que les Nations unies demandent aussi, c’est que les enfants voient leurs droits reconnus, leur protection garantie et leur développement physique, intellectuel et moral assuré dans la liberté. Ce que vous souhaitez et que nous souhaitons aussi, c’est que le projet de Convention des droits de l’enfant élaboré par l’ONU soit définitivement adopté par l’Assemblée générale, ratifié par les États membres et appliqué dans le monde entier. L’année du bicentenaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen serait ainsi marquée par un nouveau progrès dans le respect de la vie et de la dignité des enfants qui représentent aujourd’hui un tiers de l’humanité. Puissent les jeunes et les moins jeunes apporter leur concours à cette noble tâche et construire ainsi un monde plus humain. »

La meute des journalistes, jusque-là cantonnée derrière le muret, happe alors M. Perez de Cuellar. Il y a tant de questions à lui poser sur la vie du monde et sur les droits des enfants.

N’est-ce pas une utopie d’imaginer qu’un texte venant d’enfants puisse être adopté par une organisation internationale telle que les Nations unies ?

A mon avis, répond M. Perez de Cuellar, c’est au contraire logique et normal. C’est leur devoir. Et je me félicite que ce texte vienne des mains des enfants.

Y a-t-il un délai précis pour l’application de cette Convention ?

Soyez patients. Il faut d’abord que la Convention soit adoptée et, ensuite, on verra quels sont les moyens de la faire appliquer le plus vite possible.

N’y a-t-il pas une réticence de plus en plus grande de certains États à cet égard ? Voyez ce qui s’est passé à la Cour suprême des États-Unis, qui s’est prononcée en faveur de la peine de mort appliquée aux mineurs.

C’est bien malheureux mais, malgré cela, j’ai l’impression qu’on a, dans ce pays, de plus en plus conscience de la nécessité de protéger les enfants. Chaque jour, la télévision rapporte des faits effroyables. On abuse des enfants dans toutes sortes de circonstances.

Dans une affaire comme celle-là, quel est le rôle et quels sont les moyens de l’ONU ?

J’espère que nous allons approuver cette résolution. On voit les Nations unies comme un grand forum politique mais l’ONU n’est pas que cela. L’ONU attache de plus en plus d’importance aux problèmes sociaux. Nous nous occupons des droits de l’homme. Il s’agit en réalité des droits de l’humanité tout entière. Les enfants font bien évidemment partie de l’humanité mais ce sont les adultes, comme vous et moi, qui ont le droit et le devoir de les protéger. Ils ne sont pas à même de se protéger seuls.

A quand un bureau des enfants à l’ONU ?

C’est une bonne idée. Et ce sera une des conséquences de la résolution… si elle est adoptée, comme je l’espère.

A la demande des photographes, le secrétaire général des Nations unies est invité à poser, une fois encore, aux côtés des enfants. Puis il retourne dans son bureau et, après avoir remis leurs stylos dans leurs poches, leurs micros dans leurs étuis, leurs caméras dans leurs boîtes, les journalistes s’égaillent déjà vers d’autres événements, onuesques ou new-yorkais.

Les enfants, eux, mettent quelques instants à comprendre que l’événement qui sous-tendait tout leur voyage, toute leur aventure, vient déjà de se terminer. Heureusement, une autre manifestation, moins importante mais plus amicale, est prévue, dans les minutes qui suivent, dans l’immense roseraie ensoleillée qui se trouve au pied du bâtiment de verre.

Dans le Rose Garden, les adultes disposent de quelques chaises de jardin mais les enfants s’assoient en tailleur sur le gazon. Il y a là le directeur-adjoint de l’UNICEF, Marco Vianello-Chiodo, qui se trouvait déjà dans le jardin japonais, ainsi qu’un vieil homme que M. Perez de Cuellar avait embrassé avec chaleur et respect. Il s’agit de David Morse, qui fut longtemps à Genève le directeur général de l’Organisation internationale du travail avant d’obtenir, en 1969, le prix Nobel de la Paix.

Pour les enfants du bateau, la présence et l’attention bienveillante de ces invités, auxquels se sont naturellement joints Patrick Aeberhard, Claude Lefèvre, Albina du Boisrouvray, Jean-Marc Ayrault et son collègue Yves Laurent, le maire de Saint-Sébastien-sur-Loire, font oublier la relative brièveté de la rencontre avec M. Perez de Cuellar. Ici, au milieu des roses en fleur, chacun prend le temps de dire un mot, de marquer une attention. Quelques discours, bien sûr, mais beaucoup d’émotion à nouveau lorsque David, Ambre et Gerson déclinent une nouvelle fois, en anglais, français et espagnol, le texte qui a été lu par Sami et Méhret au secrétaire général. Un des rares journalistes encore présents se hasarde à poser une question.

A partir de quel âge un enfant peut-il faire la guerre ?

Pas avant dix-huit ans, répond Ambre.

Un enfant ne doit pas prendre les armes, renchérit Sami, dont on se souvient pourtant qu’à Beyrouth, il avait souhaité s’engager dans l’armée du général Aoun et n’en avait été empêché que par la limite d’âge. Preuve que le voyage l’a mûri un peu plus encore.

Il faudrait que les adultes aussi renoncent à prendre les armes, hasarde le représentant de l’UNICEF.

Ensuite, les enfants et leurs accompagnateurs reviennent lentement vers le bâtiment de verre. Un splendide buffet, offert par l’UNICEF, les y attend dans l’immense restaurant où se réunissent habituellement délégués et diplomates. Orphelins du Bronx et enfants du bateau sont accueillis par un maître d’hôtel et une brigade de serviteurs aux petits soins.

Les gosses du Bronx commencent par le dessert et reprennent trois fois du plat principal. Demain, la faim sera à nouveau au rendez-vous et, malgré les efforts de l’ONU, la guerre et l’injustice continueront de régner sur une bonne partie de la planète. Les plus jeunes des enfants ne veulent pas y songer. Les plus grands, comme Sami, ne parviennent pas à en faire abstraction. Ils revivent une fois encore les quelques minutes de la rencontre, et pensent déjà à l’avenir.

Ce que nous avons ressenti, c’est que M. Perez de Cuellar voulait réellement nous entendre. Il aurait dû passer quatre minutes avec nous. Il est resté plus d’un quart d’heure. Il souhaite sincèrement que la Convention soit adoptée, ratifiée, respectée. Mais ce que nous, nous espérons, c’est que cette Convention ne reste pas seulement de l’encre sur du papier. Cette Convention n’a pas été rédigée par des enfants. Aucun enfant n’y a participé. Grâce au voyage du Vendredi 13-Messager de Nantes, quelques dizaines d’enfants ont au moins pu faire des réflexions d’enfants sur cette Convention d’adultes. Les Etats devront en tenir compte et, surtout, nous avons bien l’intention de continuer à encourager les adultes lorsqu’ils pensent à nous protéger, et de les critiquer lorsqu’ils négligent de le faire. Les enfants du bateau forment le souhait qu’un de leurs délégués puisse être présent aux Nations unies lorsque la Convention sera ratifiée. Il y a trois milliards d’enfants sur la terre. Plus que d’adultes. Ils doivent être représentés et entendus.

Et toi-même, Sami, qu’as-tu appris pendant ce voyage ?

Je ne savais pas que fuir le Vietnam revenait à passer par l’enfer, et que ceux qui s’en sortent étaient une minorité. Je ne savais pas qu’au Guatemala, les enfants sont poussés à travailler très jeunes, à se droguer, à être alcooliques depuis la petite enfance. Ça, maintenant, je le sais. Mais, pour moi, il y a d’autres choses qui ont changé. Ma moralité par exemple. Au début, je ne pensais même pas aux droits de l’enfant. Maintenant, j’ai travaillé là-dessus, j’ai réfléchi. Ça va me marquer pour toute ma vie. Je lutterai jusqu’à la fin de mes jours pour les droits de l’enfant.

Samedi 26 août

Hier, à l’instant précis où, à l’ONU, M. Perez de Cuellar recevait les enfants du bateau, le Vendredi 13 entrait enfin dans le port de New York. La nuit précédente, pour éviter un cargo, il s’était détourné du difficile chenal d’Ambrose et avait été pris, à marée montante, dans une vasière. A en croire Yvon, on est passé très près de la catastrophe et, au matin, il a fallu recourir à un énorme remorqueur pour le tirer de ce mauvais pas. Si les enfants s’étaient trouvés à bord, ils ne seraient donc pas arrivés à temps et, de plus, la panique qu’aurait pu provoquer parmi eux un tel accident aurait mis en péril leur sécurité. Le choix de les acheminer en avion de la Martinique à New York avait donc été le bon.

Ce matin, les enfants sont tous venus dire un dernier adieu au Vendredi 13-Messager de Nantes. Ils ne reverront sans doute jamais « leur » bateau mais garderont en revanche le contact avec Philippe, Laurent, Yvon, Marc.

Dernière sortie à bord du Vendredi 13 jusqu’au pied de la statue de la Liberté. C’est fini. Deux mois de navigation en suivant l’ancienne route des esclaves. Près de quinze mille kilomètres sur les océans pour être finalement reçus, pendant quinze minutes, par le secrétaire général des Nations unies. Demain, les quinze enfants du Messager de Nantes seront de retour chez eux, en France, au Guatemala, en Pologne, au Sénégal, en Suisse. Leur voyage est terminé. Mais leur aventure ne fait sans doute que commencer. Ils fonderont certainement, dans les semaines qui viennent, une association internationale d’enfants destinée à défendre, partout dans le monde, le droit des enfants face à la folie des adultes.

Le projet des enfants du bateau peut paraître ambitieux. On pourrait craindre qu’il ne s’éteigne comme feu de paille. Pourtant, huit semaines de navigation, de rencontres, de discussions et d’amitié ont cimenté, entre tous ces enfants, une unité et une volonté exceptionnelles. Bien sûr, ils auront encore besoin du soutien des adultes. Médecins du Monde et Action École se sont engagés à les aider.

— Le quinzième article de la future Convention prévoit que les enfants puissent créer des associations admises à participer aux travaux de l’ONU, précise Patrick Aeberhard, le président de Médecins du Monde. Amnesty International, SOS Racisme, Enfance et Partage, Handicap International, l’Association pour la défense des Droits de l’Enfant en France ont dès maintenant accepté de les parrainer. Médecins du Monde mettra à leur disposition l’infrastructure néces­saire.

— Les enfants nous poussent à aller plus loin, ajoute Claude Lefèvre, le responsable d’Action École. Nous allons les aider à mettre en place ce réseau international d’enfants, qu’ils nous ont quasiment imposé. Nous, adultes, nous avions suggéré aux enfants de prendre la parole. Nous n’imaginions pas qu’ils le feraient avec autant de force.

Puis il y eut l’anniversaire de Gerson dans le plus américain des restaurants pour enfants, avec des glaces hautes comme des gratte-ciel et des hot-dogs aussi gros que des Cadillac. Gerson, l’enfant de la rue, les yeux brillants de larmes, comprenait enfin que l’amour, l’amitié et la tendresse qu’il avait jusqu’alors refusés étaient bien au rendez-vous. Il serra très fort son cadeau, pour résister à l’émotion.

Grâce à Albina, New York était une fête pour les Enfants du Monde.

Tout alla alors très vite. Il y eut, le soir, le concert du Claude Bolling en hommage à la Révolution française, avec un feu d’artifice digne de l’Amérique, illuminant le Messager de Nantes d’une pluie d’étoiles bleues, blanches et rouges.

C’était bien fini.

Demain, Gerson retrouvera son refuge, la mission Médecins du Monde et son école de Guatemala City. Piotr rentrera dans le minuscule appartement de Zakopane. Mamadou rejoindra sa famille dans la maison sans eau ni électricité des environs de Dakar. Luan attendra avec angoisse les trop rares nouvelles de ses parents restés au Vietnam. Sami tentera de regagner le Liban à la faveur d’une hypothétique accalmie. Et Anne-Laure retrouvera le confort rassurant de son Valais natal. Chacun, chacune devra aussi se préoccuper de ses études, de son avenir. Y aura-t­-il place, dans leur coeur, dans leur emploi du temps, pour une mission aussi astreignante que cette association internationale d’enfants ?

Après les avoir rencontrés à Nantes, escortés jusqu’à Gorée, attendus à Fort-de-France et observés à New York, après les avoir revus à Paris en septembre, leur avoir téléphoné aux quatre coins du monde et avoir reçu leur courrier, mon opinion est faite. Au travers de ces quinze-là, au travers de tous ceux qui sont venus à leur rencontre à Nantes, à Gorée, à Fort-de-France et à New York, j’ai la conviction que les enfants de demain refuseront de ressembler aux adultes d’aujourd’hui. Ils n’accepteront plus que la haine, l’injustice et l’arbitraire règnent en maîtres sur la planète. L’enfance, cela existe. Et les princes qui nous gouvernent vont enfin devoir en tenir compte.

Ferney-Voltaire, octobre 1989.

Laissez un commentaire. Merci.