Junin de los Andes

Trente-six heures et près de mille cinq cents kilomètres me séparent désormais de Buenos-Aires. Et me voici dans un autre monde. Un monde qui doit ressembler assez au paradis, pour autant que le paradis existe.

Les embûches n’ont pas manque, pourtant, jusqu’ici. Parti un peu avant six heures de la Calle Libertad, décollé à l’heure d’Aeroparque, avec Aerolineas, pour Neuquen. Sans problème. Mais là, début des difficultés. La réservation, qu’a faite le bureau des Hiriart à Buenos-Aires, s’est envolée. Et le petit avion pour San Martin de Los Andes, un vol par jour, est plein. Téléphone à Buenos-Aires. Pas de réponse. Le choix est simple. Ou le retour immédiat à Buenos-Aires, s’il y a de la place, et aussitôt un vol pour Bariloche, moins éloigné de Junin. Ou le micro (bus), qui emmène ses passagers en dix heures à Junin. Ou l’attente du vol pour San Martin, demain. Ou l’abandon pur et simple, cap sur Salta. Ou la voiture de location.

Finalement, ce sera la voiture de location. Junin est a 400 km de là. J’embarque un autre passager malheureux, nous allons prendre, après force palabres quant a mes cartes de crèdit , une Fiat dans un garage de la ville, affilié à National. Et, un peu après midi, départ en direction de Junin, c’est-à-dire de la Cordillère, plein ouest.

Première crevaison après une vingtaine de kilomètres. Les pneus sont pourtant en partait état. Un clou. Et de la chance. Ça se passe en face d’une gomeria, un local de réparation de chambres à air. Une heure d’attente, avec l’odeur lancinante d’une parillada bien grasse, sur des braises d’eucalyptus. Impossible d’en situer avec pré-cision. Dommage. Ça donne foutrement faim,

Mon passager, d’origine catalane, a épousé la riche fille d’un entrepreneur italien. Il construit les routes, des ponts, des maisons. Il rentre récemment de trois mois passés dans toute l’Europe ou presque.  Pour l’heure, le relief est quasi-inexistant. Puis, petit à petit, apparaissent les premières collines. Quelques kilomètres avant Piedra del Aguila, sur la droite, un mur blanc au bord de la route: « Ranch Motel La Teresa ». Une barrière a chevaux, que va m’ouvrir Delfino. Et quelques kilomètres encore d’un chemin de terre, caillasse ici, tôle ondulée là, avec quelques passages de ruisseaux et, au fond de la vallée, des peupliers, des eucalyptus et une masse blanche. La vue des arbres me rappelle que je connais bien celui qui les a plantés. Jean-Philippe Naef vit aujourd’hui en Europe, a même été délégué du CICR. Lorsqu’il était ici, je ne le connaissais pas encore, il avait eu un coupde coeur, s’était engage comme gaucho dans cette estancia de La Teresa qui appartenait – et appartient toujours – à un Suisse, nommé Vuarambon.

Voici la cour, l’entrée de la cuisine. C’est là qu’en 1974, également vers le mois de novembre ou décembre, j’avais rendez-vous avec Maximilien et Eva. Sauf erreur, ils arrivaient du Pérou, où Maximilien venait de terminer un livre, et ils devaient passer par le Chili, que j’avais quitté sous Allende et que, désormais sous la botte de Pinochet, Maximilien adorait « parce qu’on v trouvait l’essence à bon marché et les films Kodak sans problème ».
Nous avions rendez-vous chez Vuarambon, à Piedra del Aguila, parce qu’ici commençait notre travail commun, pour le livre Gaucho dont nous avions, enfin, signé le contrat quelques semaines plus tôt. Un peu plus de dix ans. La boucle se boucle ici, aujourd’hui. Revoici le coin où on a mis à ma disposition un cheval, pour que je me fasse un peu la main et les fesses en attendant les Brugg qui, fait extraordinaire, eurent ce jour-là quatre heures de retard, entêtement douanier au passage de Tromen.

A l’époque, j’avais rencontré la deuxième femme – ou compagne – dudit Vuarambon. La première, qui l’avait aidé à construire son empire local, avait été méchamment congédiée et se trouvait désormais en Europe, Aujourd’hui, je ne sais plus s’il s’agit bien de la même deuxième. Je lui rappelle que j’étais là dix ans plus tôt. Ça n’évoque rien pour elle. Je repars presque aussitôt, le maître de maison n’étant pas là, et je promets de repasser dimanche.

Puis encore deux cents kilomètres. La bifurcation pour Bariloche, évitée. La route qui suit le très beau Rio Alumine, dont le reflet de métal clair s’insinue dans une vallée paisible. Au fond, les premiers vrais reliefs des Andes avec, en particulier, la pointe blanche, triangulaire et caractéristique du volcan Lanin, qui fait fron¬tière entre Argentine et Chili. Dans la voiture, Delfino chante pour moi un tango hérité de Paris, Madame Yvonne. L’histoire d’une jeune française bien sous tous rapports, mais un rien triste, et qui un jour vibre à l’amour d’un visiteur argentin.

Junin de los Andes. Cette fois nous y sommes. Reconnaîtrai-je les lieux ? Le rio Alumine a fait place au rio Chime¬huin, connu de tous les pêcheurs du monde pour l’abondance et la vigueur de ses truites. Voici le pont où nous avions été arrêtés par les militaires, les Bruqg et moi. Cette fois, pas de contrôle. Oui, ce doit être ici, à droite, avant le pont. Large route non asphaltée et, après quelques kilomètres, « El Tropezon », bifurcation pour le Chili et, surtout, pour moi, lieu ou j’ai pour la première fois, et avec quelle difficulté, mené un troupeau de 4 ou 500 têtes, en compagnie de trois ou quatre autres gauchos seule¬ment. El Tropezon. L’impression de remonter le temps.

Puis enfin, au bout du voyage, l’estancia. Rien n’a changé. Rien. A se demander si dix ans ont vraiment passé, si la dictature s’est abattue sur ce pays pendant plus de sept ans. Seuls les arbres qui entourent la maison du maître se sont étoffés.

Et le maître. La soixantaine bien comptée, Don Alejandro. Le cheveu presque blanc, mais toujours des allures d’enfant gâté. Le voir se faire servir par les bonnes en uniforme bleu clair est un moment inoubliable. Voilà dix ans, je lui tenais rigueur de son comportement à l’égard de ce qu’il appelle le personnel, serviteurs généralement chiliens qu’il s’en va recruter, par vagues, de l’autre côté les Andes, dans le village de sa mère. Aujourd’hui, j’aurais tendance à être plus clément. Peut-être parce que j’ai appris combien lentement changent les choses. Peut-être aussi parce que je lui trouve une tendresse tou¬chante, lorsqu’il se précipite chez le docteur pour une de ses employées, lorsqu’il les lorgne comme un adolescent, lorsqu’il s’en va faire les emplettes au village. Peut-être enfin parce que son paternalisme, sans correspondre et de loin à mes propres choix, me semble parfois moins pernicieux qu’un égalitarisme inhumain, dans lequel chacun a sans doute ses chances, mais où personne ne peut jamais se reposer sur personne, serait-ce un instant.

Bref, j’avais quitté ici, voilà dix ans, simple connaissance qui avait bien voulu m’héberger et je retrouve un ami. Ça valait bien le voyage, non ?

Où sont passés ceux d’avant ? Fuentealba, le capataz chilien, est retourné dans son pays. II tient une épicerie et sa femme est directrice d’école. Baldomero, qui était en quelque sorte le volteador-homme-à-tout-faire, est paraît-il de retour à l’estancia de Palitue, après avoir été envoyé pour quelques mois dans celle de la Rinconada, ou celle d’Alu¬mine, en pénitence. Il buvait trop. Les autres ? Je ne me souviens pas très bien. Avais-je connu Abraham ? Il me semble. Hugo, le capataz, est bien sûr nouveau puisqu’il remplace Fuentealba. A la cuisine, une des quatre femmes se souvient de moi. Elle est aujourd’hui enceinte mais ceci n’a bien sûr rien à voir avec cela.

Un nouvel étang a été creusé devant la maison, dont le toit, autrefois rouge, est maintenant noir d’une fausse ardoise. Dans l’entrée trône toujours la photo de Jean XXIII en souvenir d’une audience accordée à Alex et Méménia. Dans le petit salon, il y a maintenant la télé¬vision en couleur et la vidéo mais toujours la tête d’un vrai lion qui dépasse de sous une table de verre, poursuivie par son pelage horizontal. Dans la salle à manger, où Alex conserve la même place autour de la grande table, toujours les immenses gravures de chasse anglaises. Le téléphone sans fil, qui a été installé quelque temps, ne fonctionne plus et le seul lien avec l’extérieur reste le contact radio quotidien, par lequel Alex entre en liaison, souvent difficilement, avec ses deux estancias assez proches, avec le bureau à Buenos-Aires, avec l’estancia de 9 de Julio, dans la province de Buenos-Aires, où se trouve actuellement Bernardo. Et aussi avec son estancia au Chili, mais cela, il ne faut pas l’ébruiter, cet échange radio étant parfai¬tement illicite.

L’électricité renaît toujours au crépuscule, lorsque d’un câble treuillé qui se trouve dans la cour, on ouvre quelque cent mètres plus haut les vannes d’une turbine alimentée par la source de la Santa Julia.

Dans le salon, dans les chambres, des peaux de lion, de zèbres, de jaguars. Alex est un grand chasseur, ou fut. A la cave, encore des peaux en train de sécher, celles de quatre jaguars qu’il a pris au piège, tout récemment, dans le campo de sa mère, Dona Adela, qui continue d’ex¬ploiter seule – à perte me dit Alex – son domaine de La Bastille, à Los Laureles, près de Temuco, au Chili,

Elle aussi est encore en vie et se porte à merveille, après deux alertes successives voilà quelques années. Elle a aujourd’hui 85 ans. Je l’avais rencontrée il y a un peu plus de dix ans, juste après le coup de Pinochet. Les MIRistes d’Allende lui avaient provoqué tant de dégâts, utilisant le plancher de son salon pour faire du feu, la reléguant dans une maisonnette pour s’installer chez elle et y faire une fête permanente, qu’elle avait applaudi à deux mains lorsque, après le golpe, ils avaient tous été, Chiliens, Roumains, Cubains, fusillés,
Tout est relatif. Je me rappelle bien la manière dont je m’étais fait moucher, dans un bistrot proche de Temuco où j’avais pris la défense d’Allende. Ce n’était pas la police qui m’avait arrêté, mais les sarcasmes des consommateurs. Aujourd’hui encore, dans le campo chilien, il y aurait sans doute encore 50% de gens pour voter Pinochet, s’il Y avait un jour des élections. Et pas seulement les grands propriétaires.

Les peuples ont encore, trop souvent, besoin d’un père, même sévère, même sanguinaire. Rappelons-nous qu’avant de devenir un dictateur, Hitler n’avait pas laissé indifférents nombre d’Allemands, ni Mussolini nombre d’Italiens. Et que de Gaulle, venu au pouvoir par un coup d’état, a recueilli pendant des années une très large majorité de suffrages. Les efforts argentins d’Alfonsin n’en sont que plus méritoires. Qu’en restera-t-il si je reviens dans dix ans? Mais j’espère bien revenir avant.

Dans ces conditions, toute discussion à propos de l’ère des militaires est difficile. Seul face à Alex, ou noyé à une tablée plus large, je ne fais jamais le poids. Il est clair que cette période a été, pont les duenos du campo, bénéfique. A peine si je parviens à faire reconnaître que, parmi les 10.000 disparus, il devait bien avoir quelques victimes innocentes. Moue dubitative d’Alex. Mais approbation d’une cousine, qui évoque la disparition de deux jeunes bonnes soeurs, ici, dans la région.
– Ah oui.
Alex se souvient. – Vous reprendrez bien un peu de dessert.

Et pourtant je me demandais sans rire, à l’évocation de ces retrouvailles, si ce ne serait pas le bonheur. Question, et quasi-affirmation, que je soutiens autant après ce bref inventaire. C’est que la vie dans le campo, l’immensité, la solitude, l’aventure quotidienne, le silence, cet air d’ailleurs et la vie à cheval sont autant de trésors qui – lâcheté ? – laissent loin derrière eux, sur place du moins, les injustices et les atrocités. Mais il est un rien léger, un rien facile, de se tirer ainsi, par une pirouette, de réalités autrement graves.

Palitue, 12 décembre 1985

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