12 Communisme

 

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« La stratégie du parti communiste est assez subtile : retardement des élections afin de consolider ses positions en tant que parti, maintien d’une façade pluraliste, infiltration progressive des rouages de l’État, sabotage du fonctionnement démocratique. Tout cela avec l’appui extérieur décisif de l’URSS. [1]»

Déjà avant le départ du roi, le gouvernement Groza avait été reconnu par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ; déjà, la machine communiste s’était mise en marche ; déjà, en novembre 1947, le chef du Parti paysan, Iuliu Maniu, avait été arrêté et condamné à la prison à vie, sans que Michel ait pu s’y opposer.

L’ex-roi n’a pas tourné les talons qu’en un mois, tout bascule. La Constitution de 1923 est abrogée, la République populaire proclamée. Les partis communiste et socialiste fusionnent pour donner naissance au Parti ouvrier. La Roumanie signe avec l’URSS un traité d’amitié et d’assistance mutuelle. Durée de ce premier bail : vingt ans !

En mars 1949 débute la collectivisation des terres, celles-là même qu’entre les deux guerres les rois et leurs premiers ministres avaient peu à peu retirées aux hospodars latifundiaires pour les redistribuer – imparfaitement certes – au peuple roumain des campagnes. La mesure est très impopulaire et c’est surtout dans les montagnes qu’elle débouche sur la création de véritables maquis. Dans le même temps, le régime communiste s’attaque aux églises en général et à une en particulier, l’église gréco-catholique[2] qui pratique un rite semblable à celui de l’église orthodoxe mais qui a le grand tort, aux yeux des communistes soumis à Moscou, d’avoir jadis choisi de se placer sous l’aile protectrice de Rome. C’est donc tout naturellement que dans les collines du lointain Maramures, région majoritairement gréco-catholique, se créent dans les écoles des groupes de résistants qui peuvent compter sur le soutien et le silence des villageois. Aurel Visovan[3] était un de ceux-là. Son fils Marius, prêtre gréco-catholique, raconte [4]:

– Mon père a été le chef d’une petite organisation anti-communiste d’inspiration chrétienne, raison pour laquelle il a été arrêté et emprisonné deux fois. Finalement, la période totale de prison politique a été de seize ans.  Pendant les seize ans de prison, il a connu les plus incroyables tortures, les situations les plus diaboliques, tout ce qui représente le régime criminel communiste dans sa phase la plus atroce.

– Que lui reprochait-on ?

– Mon père était étudiant en droit à Cluj mais en même temps il était professeur au lycée de Sighet[5] où il enseignait la physique et la chimie. Il a formé un groupe de résistance avec quelques dizaines de ses élèves et quelques étudiants, groupe de résistance qui, au début, faisait l’éducation chrétienne mais aussi l’éducation politique. Ils ne sont pas réellement parvenus à organiser des actions armées.

– Mais c’était leur but tout de même..

– Oui. Ils souhaitaient une résistance plus coordonnée avec d’autres groupes mais la Securitate a appris très vite leur existence. Ils ont été pris avant de pouvoir faire quoi que ce soit de concret. En août 1948, mon père et 17 autres militants ont été arrêtés tandis que d’autres ont réussi à se retirer dans les montagnes et on commencé une résistance qui a duré jusqu’en 1953, date à laquelle toute résistance a été liquidée. Dans d’autres endroits de Roumanie, des actions similaires ont  continué jusque dans les années soixante.

– Votre père est donc arrêté. Que s’est-il alors passé pour lui ?

– Il a été arrêté le 19 août 1948. Il a été torturé d’une manière atroce pendant trois semaines puis il a été amené à la prison de Sighet qui est ainsi devenue pour la première fois une prison politique. Après neuf mois, il a été transféré à Cluj pour son procès et a été condamné à dix ans de prison. Le texte officiel de la condamnation l’accusait d’atteinte à la sécurité de l’Etat.

– Quel était le but de la torture ?

– Les tortures avaient lieu généralement au siège de la Securitate. Les gens étaient arrêtés et torturés pendant des interrogatoires qui pouvaient durer des journées, des semaines ou des mois. Ensuite seulement ils étaient amenés à la prison, où les tortures étaient plus rares. Au siège de la Securitate, les policiers cherchaient à obtenir des aveux mais ils voulaient aussi intimider les prisonniers. Mon père et ses camarades ont été emprisonnés à Sighet jusqu’en mai 1949. Après leur condamnation, ils ont été envoyés dans différentes prisons de Roumanie. Mon père, parce qu’il était étudiant, s’est retrouvé à la prison de Pitesti, au sud du pays. C’était la prison réservée aux étudiants.

– Comment votre père a-t-il vécu l’emprisonnement à Pitesti ?

– Dans toutes les prisons communistes, le but était de faire mourir les prisonniers par une extermination lente.  Dans chaque prison, le manque de nourriture adéquate, le manque d’assistance sanitaire, le froid et toutes les autres privations constituaient le mécanisme général d’extermination. Ce but était rapidement atteint pour les prisonniers d’un certain âge. A Sighet par exemple, après le départ de mon père, ont été emprisonnés les hauts dignitaires, les évêques, les ministres, qui avaient déjà un certain âge, cinquante, soixante ans. Pour eux, même sans torture directe, le régime carcéral faisait qu’ils mouraient assez vite.

Par rapport à toutes les autres prisons, la prison de Pitesti avait un caractère particulier. Dans la prison pour les étudiants – il y en avait environ 2000, c’était pratiquement l’élite de la jeunesse roumaine – le régime a conçu une expérimentation tout à fait spéciale, tout à fait atroce appelée rééducation mais qui était en fait un lavage de cerveau. Il y avait trois étapes dans la torture.

La première : les prisonniers étaient battus jusqu’aux limites humaines mais avec le souci de ne pas les faire mourir. Le but de cette première étape était de leur faire avouer ce qu’ils n’avaient pas encore dit à la Securitate, d’obtenir d’eux  des aveux complets. Quand ces pauvres jeunes gens n’avaient plus rien à avouer, pour faire cesser la torture, ils commençaient à avouer des choses qu’ils n’avaient pas faites. Ils inventaient de dépôts de munitions, des actions organisées, tout ça pour contenter les officiers de la Securitate.

Deuxième étape : les prisonniers étaient déjà assez détruits physiquement. Il s’agissait alors de les compromettre devant eux-mêmes et devant leurs compagnons. Les prisonniers étaient battus jusqu’au moment où ils acceptaient de proférer des blasphèmes, soit contre la foi parce qu’ils étaient de chrétiens convaincus, soit contre leurs familles. Certains prisonniers ont dû « avouer » avoir fait l’amour avec leur mère ou avec des animaux. Cette deuxième étape terminée, ces gens étaient atteints de troubles psychiques liés à ces abominations.

Alors commençait la troisième étape avec de nouveau des tortures physiques pour forcer les victimes à torturer elles-mêmes leurs compagnons. Quand finalement le prisonnier acceptait de torturer ses compagnons, il était considéré comme une personne rééduquée, un homme nouveau. Il obtenait une autre cellule, une meilleure alimentation et il n’était plus torturé. C’était le but final. Quand quelqu’un en était arrivé à torturer ses compagnons après avoir renié et blasphémé ses propres convictions et sa propre dignité, alors la rééducation était terminée, il était devenu un homme nouveau. La Securitate pouvait désormais faire de lui tout ce qu’elle voulait.

C’était ça, la rééducation de Pitesti et, après deux ans de ce régime, on peut dire que très peu de personnes y ont résisté. Mon père, grâce à Dieu, a résisté même si, physiquement, il a été presque totalement détruit. Il n’est jamais devenu l’instrument des tortionnaires, il n’est jamais devenu tortionnaire lui-même.

En 1951, l’expérience de Pitesti s’est terminée. La plupart des prisonniers sont sortis de prison avec une conscience tellement détruite que, même s’il y encore aujourd’hui quelques survivants, très peu d’entre eux sont en état de raconter cet épisode.

Après Pitesti, Aurel Visovan a été transféré à la prison de Gherla, puis dans les mines de plomb de Baia Sprie Il a été libéré en 1957 pour quelques semaines puis arrêté à nouveau, condamné à une nouvelle peine de vingt-cinq ans de prison. Il y est resté jusqu’à l’amnistie générale de 1964. Au total, il aura passé seize années dans les prisons roumaines. Comme des milliers d’autres, hélas.

Retour à Sighet, automne 2005. Entre la voie ferrée, au sud, et la route parallèle à la rivière Tisa faisant frontière avec l’Ukraine au nord, une grande prairie en contrebas, à peine marquée par ce qui ressemble à quelques grandes croix de bois, ou plutôt à ces monuments qui marquent l’entrée d’un monastère ou d’un cimetière, dans la tradition orthodoxe. Nous sommes aux confins de la Roumanie et les relations avec l’Ukraine voisine sont quasiment nulles, le seul passage de la frontière se trouvant à 235 kilomètres d’ici, au nord de la Bucovine, de l’autre côté des Carpates. Ce n’est donc pas un hasard si, à partir de 1948, le régime communiste roumain avait choisi d’embastiller ici, loin de Bucarest et tout près de cette Ukraine qui faisait encore partie de l’Union Soviétique, les prisonniers politiques dont le seul tort était de ne pas penser comme eux. Et cette grande prairie marquée de quelques croix, c’était le lieu où les dépouilles de dizaines de prisonniers étaient jetées, la nuit venue, dans une fosse commune ignorée de tous.

Aujourd’hui, la partie de la prairie qui, à l’époque, constituait déjà le cimetière des pauvres, est restée en l’état. On y ensevelit au pied d’une simple croix de bois les presque inconnus, ceux qui meurent à l’hôpital et que personne ne réclame. A deux pas de cette modeste prairie, l’homme qui nous reçoit à l’orée de son domaine nous indique une succession de jeunes sapins juxtaposés, arbustes qui, lorsqu’ils auront pris un peu de volume, seront étêtés et rabattus pour ne former plus qu’une seule haie basse et biscornue, dont les formes n’apparaîtront au visiteur qu’à condition de se jucher sur le ballast de la voie ferré :  les frontières de la Roumanie. Quelques stèles dépareillées rappellent qu’ont été jetés ici des hommes comme Iuliu Maniu, président du Parti National Paysan, premier ministre en 1928, mort dans sa cellule de Sighet en 1953, et qui avait beaucoup œuvré pour le retour du roi Carol après son premier exil ; ou encore Dinu Bratianu, responsable du parti libéral, bête noire des communistes parce qu’il s’opposait à la collectivisation des terres. Un nom, une date précise pour la naissance mais, pour la mort, la seule mention d’une année, sans indication du jour ou du mois. La plupart du temps, les familles étaient depuis l’incarcération sans nouvelles de leurs proches, ignorant même où ils se trouvaient et s’ils étaient encore en vie. Même aujourd’hui, leur légitime curiosité n’est toujours pas assouvie. Les registres retrouvés après la fin du communisme indiquent, une ou deux fois par an, une date unique de décès pour plusieurs prisonniers, et une cause unique : maladie.

Ces morts-là ne venaient pas de loin mais tous étaient venus de nuit. A moins d’un kilomètre du cimetière, au centre de la petite ville de Sighetu Marmatiei, dans la rue portant désormais le nom de Corneliu Coposu[6], un bâtiment jaunasse, apparemment semblable à la mairie voisine, abrite la prison de la ville. Une prison sans histoire, réservée jusqu’en 1948 aux condamné de droit commun. Mais en 1948, les premiers résistants de la région, les « jaquettes noires » composés de prêtres, d’étudiants, d’intellectuels, prennent le maquis dans les montagnes proches. Aurel Visovan est l’un d’entre eux. Arrêtés, ils constituent la première vague de détenus politiques. Dès 1950, ils sont remplacés par les anciens « dignitaires » des partis bourgeois (Maniu, Bratianu) et par les évêques gréco-catholiques dont l’église vient d’être interdite (sept mourront en prison). Ici, la torture est psychologique et physiologique. Isolement total (à peine dix minutes de « promenade » quotidienne sous l’œil des gardiens abrités dans leurs miradors, avec interdiction de parler ou de lever les yeux), pas de courrier, pas de visites, cellule sans chauffage, alimentation minimale, pas de médicaments ni de soins. Les plus jeunes résistent parfois. Pas les plus âgés, plus faibles et auparavant habitués, la plupart du temps, à une vie confortable. Ce sont eux qui seront jetés, au rythme de la maladie ou de l’abandon de leurs forces, dans la fosse commune du cimetière des pauvres.

Les communistes eux-mêmes ne sont pas à l’abri de l’exclusion, de l’arbitraire, de la prison et de la mort. En 1948 déjà, l’un des fondateurs du Parti communiste roumain, Lucretiu Patrascanu, est désigné à la vindicte par ses propres collègues, en séance plénière du Parti. Accusé d’espionnage, de conspiration et de haute trahison, il est emprisonné et fusillé dans sa cellule le 17 avril 1949. Réhabilité après la Révolution, Patrascanu avait aux yeux de ses camarades plusieurs tares rédhibitoires : par son ancienneté dans le parti (1921) il savait comment la plupart d’entre eux s’étaient infiltrés dans la nomenclatura ; représentant du PCR à Moscou, il avait tenté de défendre les intérêts de son pays, ce que ne lui pardonnaient ni Staline ni ses propres camarades aux ordres du Kremlin ; enfin, Patrascanu était un homme cultivé, bardé de diplômes qui, malgré son appartenance au Parti,  avait conservé non-conformisme et libre arbitre. Des hommes comme Patrascanu gênaient. Dans toutes les « démocraties populaires » d’Europe de l’Est commençait l’époque des grands procès, Slansky, London, etc. Il s’agissait d’écarter ceux qui, par leur origine ou leur niveau culturel, pourraient faire de l’ombre aux hommes que le Kremlin avait décidé de mettre à la tête des pays satellites : des rustres épris d’honneurs et de pouvoir. Nicolae Ceausescu et plus encore sa femme Elena en seront un jour de parfaites illustrations mais, dans son genre, Gheorghe Gheorghiu-Dej, secrétaire général du Parti puis chef de l’Etat roumain jusqu’à sa mort en 1965, n’est pas mal non plus. C’est à lui qu’on doit les premiers goulags à la manière soviétique, le renforcement de la Securitate, le culte de Staline, la mise à l’écart des « cosmopolites » (c’est-à-dire des juifs) du Parti et d’un ultime cadeau : le choix de Ceausescu pour successeur.

Gheorghiu-Dej est encore au pouvoir lorsqu’en 1959, cinq hommes et une femme attaquent en plein jour un fourgon de la Banque Nationale de Roumanie à Bucarest et s’enfuient 1.600.000 Lei, l’équivalent d’un million de dollars (à condition de trouver un lieu pour les changer…). Des faits divers de ce genre n’étaient pas légion en Roumanie et, même lorsqu’un braquage avait lieu, la presse et la radio aux ordres, les actualités cinématographiques et la télévision naissante n’en donnaient évidemment aucun compte-rendu. Si les Roumains ont été informés de l’attaque de la Banque Nationale, c’est qu’un film – reportage ou plutôt reconstitution – a été immédiatement tourné et diffusé avec pour acteurs les personnages réels du braquage ! On y voit, chacun dans son rôle, les gangsters observant les allers et venues des fourgons bancaires puis attaquant à main armée l’un d’entre eux, en plein jour, tout près de l’agence principale. Un beau matin, la Securitate frappe à leur porte et les embarque. Les liasses de billets sont retrouvées dans leur appartement. Ils avouent presque spontanément leur forfait. Leur procès s’ouvre. Le verdict tombe. La mort pour les cinq hommes, la perpétuité pour la femme.

Alexandru Ioanid, Paul Ioanid, Igor Sevianu, Monica Sevianu, Saşa Muşat et Haralambrie Obedeanu sont alors présentés comme six authentiques malfrats. Or, tous les six sont juifs, ce qui est révélé dans la reconstitution filmée,  et tous les six sont membres de la nomenklatura communiste, ce qui n’apparaît nulle part ! Alexandru Ioanid est le beau-frère du ministre de l’Intérieur, Alexandru Draghici. Il a également été chef du service criminel de la Milice avant d’être muté au Ministère du Commerce. Paul Ioanid a été responsable de la chaire d’aviation à l’Académie militaire. Il a fait ses études en URSS avec pour maîtres.. Tupolev et Antonov  et il a représenté la Roumanie dans le programme spatial secret soviétique. Igor Sevianu, ingénieur aéronautique, a fait partie des francs-tireurs qui ont chassé les Nazis de Roumanie à la fin de la guerre. Il a également travaillé au ministère de l’Intérieur. Sa femme Monica a passé trois ans en Israël avant de rentrer au pays pour l’épouser. Saşa Muşat a été, juste après guerre, un leader de la jeunesse social-démocrate. Il est soupçonné d’avoir alors infiltré la mouvance contestataire au profit du Parti communiste. Selon ses proches, il a également fait partie des services d’espionnage.   Haralambrie Obedeanu était journaliste à Scânteia, le quotidien du Parti[7].

Cette histoire, les Roumains la découvrent donc au cinéma quelques mois plus tard mais le passé communiste des « gangsters » ne figure nulle part. Entre-temps, les cinq hommes ont été exécutés, c’est du moins la version officielle, et la peine de Monica Sevianu a été commuée en prison à perpétuité. Pourquoi ont-ils tous accepté de rejouer leur propre rôle ? Et pourquoi auraient-ils organisé ce hold-up, eux que leurs activités professionnelles et politiques plaçaient tous dans le camp des privilégiés du régime ?

Dans un documentaire[8] réalisé en 2004, Alexandru Solomon  repart des documents de 1959/1960 pour aller à la rencontre de témoins que la fin du communisme a libérés ( ?) de l’obligation de secret. On y retrouve les sécuristes chargés de l’enquête, on y devine les séances de torture en tous genres ayant permis les aveux, on y entend surtout le témoignage du cameraman de l’époque, expliquant comment il a tourné « Reconstitution », sans état d’âme particulier. On suit enfin le fils des conjurés tentant de compulser le dossier de son père, extrait des archives de la Securitate. L’histoire est passionnante. Le documentaire ne l’est pas moins. Beaucoup de questions restent pourtant en suspens.

– Les six personnes qui figurent dans le film et qui ont été condamnées à mort sont-elles bien les mêmes qui ont réellement attaqué le fourgon avant qu’une équipe de tournage soit appelée à la rescousse pour filmer la « reconstitution »?

– Si oui, leur but était-il bien de se procurer l’argent nécessaire à une fuite en Israël ou s’agissait-il d’une mise en scène à laquelle ils avaient librement accepté de participer en échange d’un visa pour Israël, le Parti communiste réussissant ainsi un coup double : prouver l’efficacité de sa police et l’implication de groupes juifs dans des activités criminelles?

– Si les véritables gangsters n’étaient pas les six juifs présentés dans « Reconstitution », que sont-ils devenus ? Ont-ils réussi à échapper à la Securitate ou ont-ils été arrêtés et liquidés dans le plus grand secret, pour permettre une reconstitution factice ?

– Si les six juifs n’étaient pas les auteurs du casse, comment le pouvoir pouvait-il être sûr qu’ils accepteraient tous de jouer tous – et de jouer si bien – un rôle qui n’était pas le leur ?

– Qu’ils aient été ou non les auteurs de l’attaque, les cinq condamnés à mort ont-il vraiment été fusillés ? Le film de 2004 montre que leur exécution n’a pas été organisée à l’intérieur des murs de la prison, comme cela se faisait habituellement, mais dans un terrain vague, sans la présence de témoins hormis le bourreau venu de Bucarest et une ou deux personnes non identifiées. Pourquoi ? Sont-ils effectivement morts et sont-ils morts à ce moment-là, dans ce lieu-là ? L’exécution n’a pas été signifiée à leurs familles, qui n’ont pas pu voir les corps ni connaître le lieu de leur sépulture.

– La sixième personne, épouse de l’un des suppliciés, a été libérée après plusieurs années de prison et autorisée à gagner Israël, où elle est morte très jeune. Mort naturelle, conséquences de l’incarcération, autre cause ? Entre-temps, dans un pays où elle pouvait raisonnablement se sentir en sécurité, elle n’a pas parlé. Pourquoi ?

– De manière plus générale, et quel que soit le scénario réel parmi ceux évoqués plus haut, quel était le but du pouvoir communiste roumain en réalisant ce film et en le rendant immédiatement public? S’agissait-il seulement de faire savoir à la population que toute action criminelle serait inévitablement élucidée et ses auteurs durement châtiés ?

– Pourquoi des Juifs ? On sait que, pour Gheorghiu-Dej, ses adversaires politiques à l’intérieur du Parti avaient justement été des communistes juifs formés à Moscou avant de débarquer dès 1945 en Roumanie. Mais les plus emblématiques, comme Ana Pauker, avaient été écartés depuis longtemps. Quel était le vrai message de « Reconstitution » ? A qui s’adressait-il ? Aux juifs ? Aux communistes ? Aux candidats gangsters ? A Bucarest ? A Moscou ? A Tel-Aviv ?

– Enfin, cette reconstitution-là fut-elle un coup unique ou en exista-t-il d’autres qui n’auraient jamais été réalisées ou diffusées, soit que les « acteurs » aient refusé d’interpréter leur rôle, soit qu’ils y aient été mauvais, soit que, pour des raisons d’opportunité politique, le pouvoir ait préféré les conserver au frigo ou les détruire ? On verra plus loin que lors de ses multiples interrogatoires, l’auteur d’une tentative d’attentat contre Ceausescu avait été obligé d’apprendre par cœur un texte et de l’interpréter devant une caméra, le réalisateur lui demandant même de jouer les figurants dans plusieurs plans de coupe, marchant dans des couloirs, des cours, des jardins. Un film comme celui-là, aussi limité soit-il, figure-t-il quelque part dans des archives et lesquelles ? Cinémathèque, Securitate, Justice, autre ? La Roumanie est un immense labyrinthe dans lequel beaucoup sont morts avant de trouver la sortie.



[1] Bernard Lory, historien des Balkans

[2] Egalement appelée église uniate

[3]  « Dumnezeul meu, pentru ce m’ai parasit ?  Reeducare de la închisoarea Pitesti »  (Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné / Rééducation dans la prison de Pitesti), Aurel Visovan, Editions Napoca Star, Cluj / 1999

[4] Entretien avec l’auteur, septembre 2005

[5] Sighetul Marmatiei, Département du Maramures, à la frontière actuelle avec l’Ukraine

[6] Corneliu Coposu (1914-1995), secrétaire privé du Premier ministre Iuliu Maniu, a été président départemental du Parti National Paysan de 1945 à 1947, date de son arrestation en compagnie de Maniu. Il passera sans jugement neuf années en prison puis sera condamné, en 1956, pour « haute trahison ». Libéré en 1964, il assiste à la mort de sa femme Arlette, arrêtée avec sa sœur pour espionnage en 1950. Après 1989, il devient le leader de l’opposition au Front de Salut National de Ion Iliescu. Président  du PNTCD qui a succédé au Parti National Paysan, président de la Convention démocratique, il a représenté l’opposition roumaine de l’après-1989 en Europe et aux Etats-Unis. Fidèle à la Monarchie, il est resté en contact avec le roi Michel, auquel il a rendu visite à Versoix (Suisse). Mort en 1995, il a été enterré sans funérailles nationales, mais en présence de milliers de Roumains.

[7] Source : BBC

[8] Marele Jaf Comunist (Camarades gangsters, levez-vous !)

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