19 Otages du silence

 

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Samedi 11 juin 2005, dans l’après-midi. A Bagdad, Florence Aubenas et Hussein Hanoun viennent d’être libérés. Demain soir, après 157 jours de captivité quelque part en Irak, l’envoyée spéciale du quotidien Libération sera à Paris.

A Bucarest, Marie-Jeanne Ion, journaliste roumaine jeune et blonde, affirme avoir partagé l’essentiel de sa captivité avec Florence en compagnie de Hussein et de deux autres otages roumains, Sorin Miscoci, Ovidiu Ohanessian, ainsi que de Mohamed Munaf, leur guide. Marie-Jeanne cite de très nombreux détails sur la personnalité de Florence, sur ses goûts culinaires, son expérience journalistique, sa famille.

Dimanche 12 juin 2005, 19 heures 12. Florence Aubenas atterrit à l’aéroport parisien de Villacoublay où elle est accueillie pas sa famille et par le président de la République, Jacques Chirac. Dans une première et brève déclaration à la presse et aux télévisions, elle dément l’information selon laquelle elle aurait été détenue avec les trois otages roumains libérés trois semaines avant elle. Une heure plus tard, en duplex de Bucarest, Marie-Jeanne confirme, en direct sur France 2, ses affirmations de la veille.

Mardi 14 juin, 16 heures. Après avoir subi près de 48 heures de « débriefing » dans les locaux des services secrets français, Florence Aubenas est la vedette tendre, enjouée, modeste et décidée de la conférence de presse qui a été organisée en son honneur. Elle répond longuement aux très nombreux journalistes présents, décrit les conditions de sa détention et dit n’avoir partagé sa captivité qu’avec une seule personne finalement identifiée comme étant son guide, Hussein Hanoun. A la question de savoir si elle a rencontré les otages roumains, elle répond par un infini silence suivi d’une brève dénégation. Lui a-t-on donné l’ordre de se taire ? Qui ? Et pourquoi ?

Ce même jour, le premier ministre français, Dominique de Villepin, remercie officiellement le gouvernement roumain de son aide dans la libération des otages français. Quelle aide ? Et en échange de quoi ? Mystère.

Dimanche 18 septembre 2005, Sibiu (Roumanie), trois mois après la libération des otages français. Aux côtés de Traian Basescu, le président roumain, Florence Aubenas assiste au mariage de Sorin Miscoci, cameraman de Marie-Jeanne Ion, l’un des trois otages roumains qu’elle prétend n’avoir jamais vus…

Policier, politique, mafieux, crapuleux ? C’est donc un roman à énigme qui commence au début du mois de janvier 2005 pour s’achever provisoirement, à la libération de tous les otages. Il se déroule à Paris, Bagdad, Bucarest et peut-être …Damas ou Amman. Personne à ce jour ne peut affirmer avec certitude comment les événements se sont exactement déroulés. Un jour, on en fera peut-être un film. Voici à quoi pourrait ressembler un premier scénario….

Mercredi 5 janvier 2005. Depuis la fin de la matinée, le quotidien Libération est sans nouvelles de son envoyée spéciale à Bagdad,  Florence Aubenas, et de son guide-interprète irakien Hussein Hanoun Al-Saadi. Trois jours plus tard, à Bagdad, une première information, rassurante et inquiétante à la fois, est fournie à des journalistes irakiens par trois maquisards armés et cagoulés : Florence Aubenas et Hussein Hanoun sont en bonne santé. Aussitôt, bien que la thèse de l’enlèvement ne soit pas encore confirmée, plusieurs Prix Nobel et des dizaines d’écrivains du monde entier signent une première pétition en faveur des otages. Au fil des jours, puis des semaines et des mois, les manifestations de soutien vont aller  crescendo, plus encore que ça n’avait été le cas pour les deux précédents otages français, les journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot, libérés peu avant Noël 2004 après 124 jours de détention. Les portraits de Florence et Hussein seront présents chaque soir sur les petits écrans et d’immenses banderoles à leur effigie seront hissées sur diverses façades de la capitale française. Tout le pays n’aura d’yeux et de compassion que pour eux.

Dès les premières heures, on s’est interrogé sur les ravisseurs et sur leurs exigences, ou plutôt leur absence d’exigences. Pendant ce temps, les otages commencent une nouvelle vie, celle de captifs qui ne savent pas s’ils reverront un jour la lumière, leur pays, leurs proches. Au sud de la capitale irakienne, dans la cave borgne où les prisonniers ne peuvent se tenir debout, un homme apparaît parfois, masqué et contrefaisant sa voix pour brouiller les pistes. Un autre geôlier, apparemment différent mais que Florence a reconnu comme étant le même, se montre à visage découvert. Il ne se comporte pas comme les autres gardiens et se présente comme « le boss ».

Son nom « de guerre » est Abou Sahar. C’est lui qui, le 2 février, a demandé une première fois à Florence Aubenas d’enregistrer une vidéo destinée au gouvernement français afin de l’inciter à engager les négociations par le biais du député français Didier Julia. On s’en souvient, Julia avait déjà joué un rôle trouble dans la libération des deux précédents otages français.  En France,  deux de ses « lieutenants » sont d’ailleurs l’objet de poursuites pour intelligence avec une puissance étrangère… Florence, qui a entendu parler de Julia alors qu’elle préparait son reportage en Irak, tente d’expliquer au « boss » que l’homme est « grillé, carbonisé ». Elle refuse mais l’homme revient à la charge. Affaiblie, désespérée, elle se résigne finalement trois semaines plus tard à enregistrer en anglais la vidéo que le « boss » exige d’elle et qui sera diffusée sur la chaîne qatarie Al-Jazira le 30 mars.

La France est abasourdie. Didier Julia aussi, sans doute, car apparemment il n’avait jusque là jamais eu le moindre contact avec le « boss » qui avait seulement entendu son nom sur une chaîne de télévision lors de l’épisode Chesnot-Malbrunot. Après un premier contact avec les services français qui semblaient ne pas le prendre au sérieux, le « boss » avait besoin d’un intermédiaire plus souple. C’est ainsi qu’il avait pensé à Didier Julia que par méconnaissance il nommait simplement « Didi ».

Mais pendant ce temps, une deuxième prise d’otages se prépare. Le 23 mars, à Bucarest, trois journalistes roumains escortés et leur guide s’envolent pour Bagdad, via la Jordanie. Deux jours plus tard, ils sont à pied d’œuvre dans la capitale irakienne qu’ils ne connaissent pas. Les voilà  prêts à effectuer à leurs risques et périls un reportage dont les règles semblent un rien pipées.

Marie-Jeanne Ion et son cameraman Sorin Miscoci travaillent pour la chaîne privée Prisma TV, plus connue pour ses émissions people que pour ses enquêtes de terrain . Une chaîne qui n’aurait sans doute pas eu les moyens de financer elle-même une telle expédition. Heureusement, Marie-Jeanne a reçu, par l’intermédiaire de son père, député de la mouvance Iliescu, la proposition d’un riche homme d’affaires syro-roumain, Omar Hayssam qui s’est dit prêt à « sponsoriser » le voyage, mais à la seule condition que les journalistes en profitent pour se faire l’écho du mirobolant contrat qu’il vient de passer à l’Irak à propos de la vente d’une très importante quantité de sucre.

Pour une journaliste de 30 ans, une occasion comme celle-là ne se refuse pas. Sa rédaction accepte et choisit pour l’accompagner le cameraman Sorin Miscoci. Mais comment donc le nom du troisième journaliste, Ovidiu Ohanessian, enquêteur au très sérieux quotidien Romania Libera, est-il à son tour  évoqué? Apparemment, c’est parce qu’Omar Hayssam a signé un contrat publicitaire avec Romania Libera que la proposition est faite à ce journal plutôt qu’à un autre. A charge pour lui de désigner le ou la journaliste de son choix. Telle est la version communément admise. Mais selon notre enquête, la réalité n’est pas aussi limpide car c’est bien Ohanessian lui-même qui, en compagnie des deux autres, devait tomber dans un véritable traquenard. Pourquoi ? Nous avons recueilli auprès de  sources « discrètes mais concordantes » une explication incroyable et pourtant parfaitement plausible.

La date du reportage n’a pas été choisie au hasard : le petit groupe « doit » être arrivé sur place avant le 27 mars, date où le président Basescu se rendra à Bagdad pour passer en revue les 800 hommes que la Roumanie a mis à la disposition de la coalition américaine.

Lundi 28 mars. Traian Basescu est venu, il a salué les soldats et il vient de repartir. A Bagdad, escortés par leur guide Mohamed Munaf (qui est aussi l’associé en affaires d’Omar Hayssam), les trois journalistes ont déjà à leur actif l’interview du Premier ministre irakien et doivent prochainement être reçus par le Président lui-même. En fin d’après-midi, le quatuor rentre en voiture à l’hôtel. Mohamed Munaf est au volant de leur Ford. Mais une puissante BMW les dépasse et leur barre la route ! Deux hommes armés en descendent et ordonnent à Miscoci et Ohanessian de prendre place dans le coffre tandis que Marie-Jeanne Ion et Mohamed Munaf sont poussés sur la banquette arrière. Un autre véhicule, de marque Kia, se tient en retrait pour couvrir l’opération.

Marie Jeanne, dont la poche de pantalon renferme son téléphone portable, appuie discrètement, à l’aveuglette, sur la touche unique permettant de rappeler le dernier numéro composé. A Bucarest, cette sonnerie interrompt la conférence de rédaction de Prima TV. Le rédacteur en chef décroche et entend Marie-Jeanne expliquer en anglais à ses ravisseurs arabes qu’elle n’est, comme ses confrères, qu’une modeste journaliste roumaine pour laquelle personne ne paiera jamais la plus petite rançon… La communication s’interrompt. Quelques instants plus tard, Marie-Jeanne réussit à rédiger, dans des conditions non révélées mais qui peuvent paraître surprenantes en pareille situation, un bref SMS adressé à ses proches : « Nous avons été enlevés. Ce n’est pas une blague. Aidez-nous » Le SMS se termine par ces mots : « Appelez Omar ».

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Parmi les quatre otages roumains, l’un au moins – Mohamed Munaf –  sait depuis le début qu’il s’agit d’un faux enlèvement dont le commanditaire n’est autre qu’Omar Hayssam, citoyen à la double nationalité – syrienne et roumaine – résidant à Bucarest. Par cette mise en scène Omar tente d’empocher secrètement une partie de la rançon tout en passant aux yeux des Roumains pour le sauveur des otages.

Hayssam a en effet bien besoin de redorer son blason. Proche du PSD, le parti d’Iliescu et de toutes les combines, il a bénéficié de ses nombreuses relations pour faire fortune dans le rachat d’entreprises d’Etat à bas prix, des entreprises bradées par des hommes politiques qui, tous ou presque y ont trouvé leur compte. Le PSD ayant perdu les élections de 2004, la justice a enfin pu commencer à faire son travail et inculper Hayssam pour une évasion fiscale de 29 millions de dollars, réalisée en 1999. Mais aussi pour « abus de biens sociaux et blanchiment d’argent en relation avec des menées terroristes ».

Dès lors, Hayssam s’est vu interdire la sortie du territoire roumain et risque jusqu’à 15 ans de prison. Il lui faut d’urgence inverser le cours des événements. C’est pourquoi il organise cette fausse prise d’otages. Manipulateur de l’ombre, il sera également et en pleine lumière celui qui, grâce à ses multiples contacts au Proche-Orient, aura fait libérer les otages. S’il réussit son coup, il a bon espoir de bénéficier d’une mesure de clémence dans ses multiples démêlés judiciaires et fiscaux. Peut-être même le président Basescu lui fera-t-il remettre un passeport diplomatique afin de lui permettre de se rendre en négociateur au Proche-Orient.

A Bagdad, les quatre otages sont d’abord enfermés dans un immeuble de bureaux situé au cœur de la capitale. Leur captivité ne doit durer que quelques jours, juste le temps pour Omar Hayssam « d’avancer » les quatre millions de la rançon avant non seulement d’en récupérer la moitié, mais aussi de s’en faire rembourser l’intégralité… Sans oublier les remerciements officiels du le gouvernement roumain !

Hélas, rien ne se passe comme prévu. Le 29 mars, une conversation téléphonique est interceptée par les services secrets roumains qui entendent le propre frère de Munaf appeler de Bagdad le portable de Hayssam pour lui confirmer le montant de la rançon. Le ton de la conversation ne laisse pas de doute sur la proximité de leurs rapports : « Je te rappelle dans une heure, Inch Allah ».

A Bagdad, les otages sont bien traités et très convenablement nourris jusqu’au moment où, à Bucarest, l’arrestation préventive de Hayssam est ordonnée par la justice roumaine. Le « boss » Abou Sahar en est rapidement prévenu. Il sait désormais que les quatre millions de dollars ne lui seront pas versés, du moins par l’intermédiaire de Hayssam. Que faire des otages ? Le boss songe un instant à les libérer. Un des geôliers surnommé « le Jardinier » propose même aux prisonniers de faciliter leur fuite en mettant des armes à leur disposition, des armes parmi lesquelles une copie de Kalachnikov produite en Roumanie pendant la période Ceausescu !

Le gardien insiste mais les otages refusent, craignant pour leur vie. Bien leur en prend car, si le projet initial s’était déroulé comme prévu, c’est au cours de cette fausse évasion qu’Ovidiu Ohanessian aurait dû être abattu comme un lapin tandis  que Marie-Jeanne Ion et Sorin Miscoci auraient été rapidement repris pour être à nouveau « négociés ». Pourquoi cette mise en scène ? Et pourquoi Ohanessian ? Selon nos sources au cœur même des « services » roumains, ce jeune  journaliste d’investigation avait à Bucarest une fâcheuse propension à s’intéresser aux liens opaques entre hommes politiques roumains, mafia et anciens membres de la Securitate. La Roumanie n’étant pas – encore – la Russie, pour l’instant on n’y fait pas exécuter de sang froid les gêneurs de son espèce… Mais si la chance veut qu’ils tombent dans une embuscade à l’autre bout du monde, personne n’ira imaginer qu’elle a été commanditée de Bucarest !

Peut-être, lisant ces lignes, Ohanessian découvrira-t-il le sort qui lui était réservé ? Peut-être s’en doutait-il déjà. Une chose est sûre : toujours en Roumanie malgré sa mésaventure, il poursuit pour un autre journal des enquêtes parfois périlleuses et toujours dérangeantes, celles qu’il avait entreprises avant son enlèvement. C’est tout à son honneur.

Les « faux » otages ayant refusé l’offre de fuite, le « boss » décide alors de les transformer en vrais otages politiques dont il conditionnera la libération au retrait des soldats d’Irak.. Et, bien sûr, au paiement d’une autre rançon, au moins équivalente mais payées directement par le gouvernement roumain ! C’est ainsi que début avril, tous quatre sont transférés à une quinzaine de kilomètres au sud de Bagdad, dans la ferme où se trouvent déjà Florence Aubenas et son guide Hussein Hanoun. D’autres prisonniers aussi que, dans l’obscurité et malgré la consigne de silence, ils vont peu à peu découvrir…

Pour Florence Aubenas, l’arrivée de ces prisonniers dont certains parlent français constitue une véritable bouffée d’oxygène mais ouvre aussi une longue période d’incertitude. Sûr de lui malgré des crises qui le feront surnommer « l’imprécateur », le « boss » est maintenant sur des charbons ardents. Plusieurs de ses complices ayant participé au faux enlèvement viennent d’être arrêtés par la police irakienne. Le risque d’une opération armée pèse sur la ferme. Sa priorité est donc de se négocier au plus vite la libération des Roumains. Florence et son guide attendront.

C’est pendant cette longue période que des liens amicaux et fraternels vont se tisser entre les deux groupes d’otages, et d’abord entre les deux femmes, Florence et Marie-Jeanne. A la différence des hommes, pour faire leur toilette à l’air libre, elles sont autorisées à quitter la cave plusieurs fois par jour. Florence parle à Marie-Jeanne de ses reportages au Rwanda ou au Kosovo, de son goût pour les sushis japonais, de sa naissance en 1961 aux confins de la Belgique, et puis de son regret de n’avoir pas eu d’enfant.

Dans cette cave trop basse pour qu’on puisse s’y tenir debout, ce ne sont donc pas un, puis deux otages qui sont enfermés comme le déclarera Florence après sa libération, mais onze ! D’autres les y avaient précédés en effet, la plupart libérés, certains exécutés… Lorsque Français et Roumains s’y retrouvent, il y a avec eux le Philippin Robert Tarangoy, qui sera libéré dix jours seulement après Florence Aubenas, il y a l’Américain Roy Hallums qui, lui, ne sera libéré que bien plus tard par l’armée américaine. C’eest le seul Américain qui aura la vie sauve puisque deux de ses compatriotes – ainsi qu’un Britannique – seront sauvagement décapités. Sont également retenus un pilote irakien et son fils, ainsi qu’un personnage dont on ne sait trop s’il est otage parce qu’espion, ou espion parmi les otages.

Dans ce lieu où l’oxygène fait cruellement défaut, les gardiens ont installé deux ventilateurs. Un jour, l’un prendra feu, mettant en grave danger les prisonniers sauvés in extremis par les gardiens alertés par les cris des deux femmes, placées près de la porte cadenassée. Un WC chimique fonctionnant sur batteries sera apporté un peu plus tard, ainsi qu’un climatiseur dont les otages ne bénéficieront que pendant leurs deux derniers jours de captivité. La dernière semaine enfin, un appareil à radiocassette sera disposé devant la porte. Marie-Jeanne se rappelle avoir ainsi fredonné avec Florence la chanson culte d’Elvis Presley, « Love me tender ».

De menaces en ultimatums, de faux espoirs en véritables déprimes, la vie en commun va ainsi se poursuivre pendant un mois et demi, jusqu’à la libération des Roumains. Pendant ce temps, le « boss » négocie avec des interlocuteurs multiples désireux d’obtenir la libération de ces otages qui appartiennent tout de même  à une demi-douzaine de pays différents.

Mais qui sont donc ces négociateurs avec lesquels le « boss » est en contact permanent ? Au temps de Ceausescu, la Roumanie entretenait des relations privilégiées avec plusieurs pays du Proche-Orient, avec surtout des personnages aussi peu recommandables que le terroriste Carlos, formé à la guérilla à Moscou mais qui honorait fréquemment Bucarest de sa présence. De très nombreux étudiants syriens, irakiens, iraniens, étudiaient en effet dans les universités roumaines. Avec une assiduité et des résultats médiocres, affirment leurs collègues roumains, mais avec la certitude d’obtenir à la fin de leurs études un diplôme, donc une bonne place dans leur pays. Mieux encore, la possibilité de rester en Roumanie. Une seule condition pourtant : coopérer avec la Securitate.

Qu’ils soient ensuite retournés entre Tigre et Euphrate ou restés sur les bords du Danube, c’est ainsi que des dizaines d’anciens étudiants irakiens, jordaniens, égyptiens, syriens ou palestiniens étaient devenus des agents ou des taupes des services secrets roumains. Ces réseaux avaient officiellement été dissous après la Révolution, mais leurs liens s’étaient tout de même maintenus, surtout au temps d’Iliescu. Comment expliquer autrement les solides protections politiques et la fulgurante réussite économique des Hayssam et autres Munaf ?

Pour le président Basescu – fier d’avoir rompu avec les compromissions et les basses œuvres de la période Iliescu – le dilemme était cornélien. Fallait-il prendre le risque humain et politique d’abandonner les otages à leur sort ou, afin d’obtenir leur libération, accepter de renouer avec des hommes qui en Roumanie ou au Proche-Orient avaient été les barbouzes de Ceausescu ? Basescu a tranché.  Les réseaux dormants ont été réveillés. Comment pourrait-on le lui reprocher ?

Ce sont donc d’anciens agents de Ceausescu qui à la demande de Bucarest ont remonté les filières, tissé les liens, établi les contacts, mené les négociations puis obtenu la libération des otages. Roumains d’abord, puis français grâce aux précieuses informations qu’ils ont fourni aux services secrets français.

Aussitôt après leur libération, alors qu’ils se trouvaient encore à l’ambassade de Roumanie à Bagdad, les otages roumains ont d’ailleurs été « débriefés » pendant plus de deux heures par les agents français…Ce qui prouve la parfaite collaboration des deux pays et explique les remerciements adressé au gouvernement roumain par Dominique de Villepin, sitôt après la libération de Florence et de Hussein.

L’enlèvement des otages français et roumains était d’abord de nature crapuleuse. Officiellement, il n’y été payé de rançon ni pour les uns ni pour les autres. En réalité, on sait aujourd’hui que la Roumanie a déboursé au mois quatre millions de dollars, peut-être le double, et que la somme payée par la France avoisine les dix millions… Peu après la libération de Florence et Hussein, la ferme a été abandonnée et le « boss » Abou Sahar s’est volatilisé dans la nature. Gageons qu’avec les millions que lui ont rapporté près de vingt enlèvements, il file aujourd’hui des jours heureux et jouit, en échange de quelques milliers de dollars, de protections sûres.

Quant à Omar Hayssam, son procès n’aura jamais lieu. Incarcéré pour terrorisme, il a été rapidement remis en liberté conditionnelle pour raisons médicales, grâce à la « compréhension » d’un juge roumain. Aussitôt, il a bien sûr réussi à gagner un pays étranger, apparemment à bord d’un navire syrien ancré dans le port roumain de Constata. Tout cela malgré son signalement communiqué à tous les postes frontière ! Un bilan plutôt contrasté, donc. Cinq journalistes libérés, certes, mais le commanditaire principal en fuite et plusieurs millions de dollars remis aux preneurs d’otages. Traian Basescu, qui n’a pas la langue dans sa poche, répondait récemment en direct à une journaliste roumaine qui lui demandait  si certaines questions étaient susceptibles de le déranger.

–        Aucune question ne peut me déranger.

–        C’est ce que nous allons voir. Puis-je par exemple vous demander quand nous connaîtrons enfin le budget exact de la superproduction « Otages en Irak » ?

–        Jamais. Ni dans cinq ans, ni dans cinquante ans.

La France, elle, ne manifeste pas pareille franchise. Florence Aubenas, malgré les multiples évidences, s’en tient à la version officielle que lui ont imposé les services de renseignements français après sa libération. Pourquoi nos agents et sans doute le gouvernement lui-même tenaient-ils tant à cacher la vérité ? « Pour protéger d’autres otages éventuels » a-t-on susurré dans les milieux bien informés. Peut-être. Mais ne serait-ce pas aussi parce que la France, qui se croit toujours une grande puissance et se flatte de ses relations privilégiées avec le Proche-Orient, peine à reconnaître qu’elle a dû recourir à la petite Roumanie et aux anciens espions de l’infâme Ceausescu pour libérer ses propres otages ?

  Florence Aubenas, qui avait certainement donné aux services secrets français sa parole de ne rien révéler sur d’éventuels compagnons de captivité, l’a tenue. Elle n’a pas parlé, ni pendant sa conférence de presse, ni lorsque je l’ai jointe plus tard par téléphone. Mais elle est sans doute trop honnête, trop attachée à la vérité, pour ne pas imaginer une autre manière, silencieuse, de nous mettre sur la voie. C’est sans doute dans ce but qu’en compagnie du président Basescu, elle assistait le 18 septembre 2005 à Sibiu au mariage du cameraman Sorin Miscoci « qu’elle ne connaît pas et n’a jamais vu ».

 

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