Alcools

 

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Les frères Masson se sont levés avant le jour. Un grand bol de café noir dans la cuisine aux murs sans âge, où s’entassent, sculptures modernes, les casseroles et reliefs de repas hâtivement pris. Puis l’aîné des deux vieux garçons s’est dirigé vers l’étable –  la traite, ça n’attend pas – tandis que le puîné, tout de bleu grisaille, s’engouffrait dans la voiture qui, lui permettrait après un chemin de quelques lieues de rejoindre la « machine ».

L’alambic est là. L’homme dispose savamment des brin­dilles dans le foyer glacé, les recouvre d’éclats de planches. L’allumette craque et, dans quelques minutes, une pre­mière briquette de poudre de charbon compressé viendra prendre place dans le lit de flammes. Le jour se déploie sur les toits du village, les paysans apportent leur lait à la fruitière voisine, le premier client de l’alambic est arrivé avec, à l’ar­rière de sa camionnette, trois tonneaux aux douves noircies; la cérémonie va pouvoir com­mencer.

L’aiguille grimpe sur le manomètre à vapeur. Les deux frères sont maintenant réunis autour de l’étrange engin et hissent le premier tonneau au-dessus du cuivre, cerclé de lamelles de bois, de la première des trois cuves. Dans dix minutes, à l’autre bout du colimaçon, les premières gouttes d’eau-de-vie perleront au-dessus d’un seau séculaire ayant vu passer, depuis l’aube de son existence, de quoi soû­ler toute la population, de quoi tuer les plus faibles et affoler les plus durs. Puis l’eau de feu passera dans une discrète bon­bonne tandis que, sous la machine, s’écoulera en vomis­sures le reliquat de la distilla­tion, magma troué de noyaux intacts pour la prune, soupe fumante et âcre pour la pomme, omelette noirâtre pour la gentiane. Au suivant !

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Cérémonie initiatique de l’al­cool, de la fabrication à l’ivresse, en passant par le transport sous cape, la vente en catimini et la saveur stri­dente de la première dégusta­tion. Il n’est guère de lieux au monde, régions musulmanes mises à part, où l’alcool ne titille les gosiers et les esprits. Et, partout, dans la vulgarité ou l’élévation, l’allégresse ou la déprime, la violence ou la dou­ceur, la solitude ou la foule, c’est une autre image de soi qui attend au bout de cette quête.

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Le vieux Chacho Royo est mort voilà deux ans. De vieil­lesse, pas de cirrhose. Il arbo­rait une immense barbe de Père Noël et vivait dans une cahute de terre séchée, aux confins des Andes et de l’Altiplano bolivien, en terre argen­tine. C’est l’un des authenti­ques héros que le voyage m’a donné de connaître. Péon dans une estancia de la région, il avait, à 20 ans, subi et accepté les humiliations de son patron jusqu’au jour où…

C’est un crachat reçu au visage qui l’a décidé. Le patron était là, arro­gant, bien planté dans la cui­sine à l’abri de l’été. Chacho s’est essuyé la joue du revers de la main, a pris sur la table la bouteille de genièvre tradi­tionnel (de marque Llave), en a dégluti une grande gorgée, comme pour se purifier puis, lentement, il a sorti son couteau de la gaine accrochée à sa ceinture.

Quelques minutes plus tard, le patron baignait dans son sang et Chacho galopait déjà à deux lieues de là, en direction des montagnes. A cette époque, quelles que fussent ses raisons, il eût été immédiatement pendu pour un tel forfait. Alors il fuyait et, pendant trente ans, le temps de la prescription, il n’allait plus quitter ses cachet­tes d’altitude, vivant de chasse, de cueillette et d’un peu d’éle­vage.

Trente ans après, c’est un sage qui est redescendu de la montagne. La barbe, le regard, la démarche, le calme, la parole en faisaient un per­sonnage biblique. il s’est ins­tallé dans la cahute de terre, près du village, et s’est mis à travailler le cuir pour les gau­chos des alentours. Une seule manière de lui payer la cein­ture ouvragée, le lasso souple, le harnachement inaltérable: quelques bouteilles de Llave. Allez savoir pourquoi.

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Je me suis soûlé à Leningrad. Sans même le temps de m’en apercevoir. Fédor, le peintre, m’attendait avec sa femme dans le petit appartement vieil­lot qui domine le port. Dans le grand salon, la cheminée était le seul meuble. Des tableaux, retournés, s’adossaient au bas des murs. Nous nous sommes assis par terre. La femme a apporté ses seules richesses: des pommes de terre bouillies, des concombres au sel et des bouteilles de vodka. Nous avons peu parlé. Nous buvions au goulot, comme pour un sui­cide collectif et, une heure plus tard, nous gisions sur le sol, écrasés par un sommeil d’ivrognes. Seul moyen de com­munier contre l’absurdité.

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Saké du japon, kwass de Kiev, chicha de Bariloche, tequila de la Plaza Garibaldi, whiskies d’importation ou de fantaisie, qu’importe le flacon. Les bons alcools tuent lente­ment mais agréablement. Les autres se contentent de nous faire perdre et oublier notre temps, nous hallucinent, nous écrasent de migraines ou nous déchaînent de violence. Et après ?

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Les pantins qui nous gouvernent sont abstinents, paraît-il. Mais leur trogne est bien plus inquiétante que celle de tous les ivrognes du monde. Le grand soir qu’ils nous mijo­tent n’aura ni les parfums de l’ivresse ni pas les accents d’une fête populaire.

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