Monica vient de mourir. Elle restera sans doute la plus belle personne qu’il nous ait jamais été donné de connaître.
Janvier 1990. La révolution vient de frapper à la porte du long et froid hiver roumain. A bord de nos trois camionnettes, nous formons un petit groupe de Ferneysiens qui se hâte vers une bourgade encore inconnue, Stremt. C’est le village qui nous a été désigné l’année précédente, alors que Ceausescu tenait encore le haut du pavé, par OVR (Opération Villages Roumains). Notre mission initiale : le protéger de la « systématisation » voulue par le Conducator. Quelques lettres adressées au maire de l’époque pour l’assurer de notre lointain soutien. Sans réponse parce que jamais reçues.
21 décembre 1989. Révolution. Le tyran est renversé, hâtivement jugé, bassement exécuté. Dans les sous-sols de Bucarest, dans les forêts profondes de Roumanie se cachent, dit-on, des milliers de terroristes prêts à tout pour restaurer le régime communiste tout juste abattu. Sur les routes improbables de ce pays exténué, nos trois camionnettes avancent dans l’obscurité, à bonne distance les unes des autres en cas d’attaque. Nous apportons des vêtements, des médicaments et quelques machines à écrire, objets rares parce que jusque-là interdits. Nous avons un peu dormi en Hongrie, sommes entrés en Roumanie au petit matin et avons progressé tant bien que mal entre vallées et montagnes de Transylvanie.
En fin d’après-midi – et donc à la nuit tombante, nous voici à Alba Iulia puis à Teius. A gauche, un vilain chemin et, au bout du voyage, Stremt. Pas d’éclairage public. D’infimes rais de lumière à travers les volets déjà clos. Personne ne nous attend. Personne ne sait même qui nous sommes. Et pourtant, en quelques minutes, l’accueil s’organise, la fête s’installe. Dans la minuscule salle de la mairie, on rallume au bois le poêle de faïence marron. On débouche la tuica, odorant alcool de prune. De la charcuterie encore givrée arrive dans les bras des premiers villageois. Une chanson monte dans le brouhaha, une chanson française, En passant par la Lorraine.
Une chanson française. Quelques airs traditionnels roumains. Deux belles voix des femmes, riches, pleines, harmonieuses, presque sensuelles. Celle de Lacrima, la fille adolescente. Et celle de Monica, la maman qui, lorsqu’elle nous a vus, s’est avancée vers chacun de nous et nous a serrés, serrés si fort, tellement fort, dans ses bras de villageoise au regard pétillant et aux pommettes rougies de froid. Fusion des êtres. Fusion des âmes.
Oui, nous connaissions Monica depuis les premiers jours de 1990. Une éternité mais une éternité si proche ! Nous nous sommes revus, bien sûr. Dans la petite maison bâtie dans un virage, face à une débonnaire croix de fer, vivait toute la famille. Monica et son mari Nelu ; les vieux parents ; les deux enfants, Lacrima et Cristi. Rodica, enfin retrouvée à Bucarest après des années de silence, m’accompagnait désormais dans tous mes voyages. L’amitié s’est installée, nourrie. Elle est devenue évidence. Aux beaux jours, nous nous retrouvions sous la treille, à côté du puits. Les Stan n’avaient pas encore l’eau courante mais ils avaient du raisin et donc du vin. Blanc, acide, logé à la cave dans d’improbables bouteilles de plastique, trésor des trésors à l’époque communiste.
L’hospitalité de Monica ? Sans limites. A peine avions-nous surgi à l’improviste qu’elle se précipitait au beau milieu de sa basse-cour et choisissait la plus belle poule, aussitôt zigouillée, plumée, découpée et jetée dans un dorant bouillon d’où émergerait bientôt une pellicule de graisse jaune et onctueuse, agrémentée par les nouillettes qu’elle confectionnait elle-même. Pour les invités, les meilleurs morceaux, toujours. Et, le soir, la chambre de Monica. Jamais elle n’aurait accepté que nous dormions dans la chambrette où elle se repliait en riant.
L’humour de Monica ? Tendre et féroce. Même en français, qu’elle maîtrisait parfaitement. Et plus encore en roumain, avec cette pointe de gouaille paysanne. Rire du matin, de midi, du soir. Saillies imprévues, irrésistibles. De la moindre anecdote elle faisait une histoire hilarante, du moindre objet un univers incontrôlable. Nous l’aimions telle qu’elle était. Si joyeuse en apparence et pourtant si triste de la soudaine et brutale disparition des siens.
La fidélité de Monica ? Sans limites. Fidélité aux amis, bien sûr. Fidélité aux villageois, évidemment. Fidélité partagée avec tous ces élèves devenus grands et qu’elle avait enseignés à la musique et au chant, par vagues annuelles, à l’école de Teius ou à celle de Stremt. Mais fidélité éternelle, surtout, Bunica sa maman et à Nelu son mari, reposant pour toujours sur la colline d’en face, un peu avant l’église où elle avait accompagné tant de baptêmes, tans de mariages, tant de décès. Chaque jour, en fin d’après-midi, Monica gravissait en chantonnant le chemin menant à eux. Elle s’asseyait sur le rebord du caveau et leur racontait des histoires, mille histoires auxquelles ils ne répondaient que pour elle qui s’illuminait alors, joyeuse, tendre, ironique et fidèle.
Fidèles. Nous saurons à notre tour lui rester fidèles. Avec tristesse, gravité, émotion et bonheur. Une joyeuse flamme s’est éteinte en Roumanie mais une étoile scintillante est montée à notre firmament. Nous t’aimions, Monica. Nous t’aimons. Et nous t’aimerons.