14 Jogging avec la Securitate

 

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La Securitate est partout. Elle sait tout. Elle contrôle tout. Elle a des informateurs dans chaque entreprise, chaque ville, chaque rue, chaque immeuble. Presque dans chaque famille. A l’Ouest, les donneurs de leçons manifestent parfois quelque irritation. Comment se fait-il qu’en Tchécoslovaquie, en Pologne et jusqu’en Union soviétique des réseaux de dissidents puissent se constituer, s’organiser, défier la police politique, se faire connaître hors des frontières, et qu’en Roumanie un silence assourdissant fasse penser à l’acquiescement servile de tout un peuple ?

L’omniprésence de la Securitate explique en partie l’absence de groupes organisés. Le souvenir des années les plus noires, des emprisonnements arbitraires, des procès pour l’exemple n’a pas non plus disparu des mémoires et, les premières années de Ceausescu passées, la peur est revenue. Les ultimes noyaux  de contestation et de dérision ne dépassent plus le cadre étroit de la famille et des très proches. Les archives de la Securitate montrent d’ailleurs aujourd’hui que même là, surveillance et délation allaient bon train.

Il y eut pourtant quelques hommes et quelques femmes dont le courage frisa l’inconscience. Certains sont morts dans les cachots du régime, d’autres n’ont heureusement fait qu’y passer, d’autres enfin se sont faufilés entre les mailles du filet mais, même aujourd’hui, ils ne se vantent pas de leurs exploits : leur chance est suspecte.

Un des résistants les plus atypiques est sans doute Radu Filipescu, dont les Roumains ont ignoré l’histoire jusqu’à ces dernières années. Ce jeune homme a pourtant défié la Securitate en distribuant dans les boîtes à lettres de la capitale près des 20.000 tracts anti-Ceausescu, puis en appelant ses concitoyens à « voter avec leurs » pieds lors d’un « référendum » de son invention.

Né en 1956, l’année même où le grand frère soviétique envahissait la Tchécoslovaquie voisine, Radu Filipescu n’a pas perdu, à l’approche de la cinquantaine, ses allures d’adolescent timide et effronté à la fois. Son aventure débute en janvier 1983. Il a alors vingt-sept ans.

– J’ai eu une enfance très heureuse. Nos parents ont pu nous offrir de très bonnes conditions de vie. Nous avons même voyagé à l’étranger pendant les vacances. J’ai aussi fait partie d’une équipe de water-polo avec laquelle j’ai participé à plusieurs championnats. J’ai même joué en France. Mon père était responsable des urgences dans un des plus grands hôpitaux de Bucarest. Il soignait des policiers, des procureurs, des gens qui travaillaient au service des passeports. C’est comme ça que nous avons pu facilement nous rendre à l’étranger.

Je disposais de plein de choses que les autres n’avaient pas. Par exemple une moto Yamaha ! C’est peut-être même pour cela que mes aspirations étaient autres. Au-dessus de ces biens matériels, je rêvais d’une liberté qui ne pouvait se marchander.

Pour moi, il était normal de pouvoir se rendre à l’étranger parce qu’il était normal d’être libre. Je ne considérais pas ça comme une faveur mais comme un droit. Le communisme était un système qui avait institué l’octroi de faveurs comme méthode de pouvoir. Il se disait égalitaire mais il ne l’était pas du tout. Un exemple : la voiture. La Roumanie fabriquait à l’époque un seul modèle, dérivé de la R12 de Renault. Hormis la couleur, toutes ces voitures étaient apparemment semblables et leurs propriétaires égaux. Mais elles étaient radicalement différentes suivant qu’elle portaient des plaques à trois ou à quatre chiffres. Une Dacia à trois chiffres n’était pratiquement jamais arrêtée par la police car cette numérotation particulière indiquait sans erreur possible que son propriétaire faisait partie de la nomenklatura…

Beaucoup de choses n’allaient pas. Les gens en parlaient entre eux, faisaient des blagues mais moi, je voulais montrer mon mécontentement d’une autre manière et je voulais pousser les autres à en faire autant.

Un projet est né dans mon esprit. Je savais que j’avais très peu de chances de réussir, peut-être moins d’un pour cent, mais ça me suffisait. J’ai décidé d’imprimer et de distribuer des tracts dans lesquels je demanderais aux gens de venir manifester sur la Place du Palais le 30 janvier 1983.

– Mais comment avec-vous pu les imprimer ? La possession de photocopieuses était strictement interdite et les rares propriétaires de machines à écrire devaient obtenir une autorisation de la police, qui prenait l’empreinte de chacun des caractères afin de pouvoir retrouver l’auteur d’un éventuel tract, justement

– Pour imprimer les 10.000 premiers tracts, j’ai eu une idée, l’idée Dymo. Vous savez, c’est ce petit appareil tout simple qui servait, et qui sert encore, à imprimer des étiquettes de matière plastique. Par simple pression, les caractères imprimés apparaissent d’une couleur différente de celle du rubant mais, surtout, ils sortent en relief. Je disposais d’un petit appareil Dymo, rapporté de l’étranger et dont la possession n’était pas illégale. J’ai composé le texte du tract sur un long ruban que j’ai disposé, en onze lignes successives, sur un support rigide. En surface, j’ai disposé un papier enduit d’indigo sur lequel j’ai fait passer ensuite, une à une, les feuilles vierges des futurs tracts. En une demi-heure, j’en ai imprimé une centaine, j’ai fait une petite pose, j’ai recommencé et ainsi de suite…

– Vous aviez en quelque sorte réinventé l’imprimerie…

– Figurez-vous qu’aujourd’hui, je dirige une petite entreprise spécialisée dans les inventions. L’une d’elle a même reçu une médaille d’or dans un concours international d’inventions. C’est comme ça que je gagne ma vie mais, à l’époque, ma première invention ne m’a rien rapporté sinon une condamnation à dix ans de prison…

J’avais donc réussi à imprimer 10.000 tracts et un soir d’hiver, vers 19 heures, je suis parti en direction des grands quartiers de Bucarest avec leurs immeubles de dix étages et plus, avec au moins quarante appartements pas montée d’escaliers. Je mettais dix tracts pas boîte en espérant que les gens feraient passer des exemplaires à leurs proches. Nous avons eu quelques émotions. Dans le premier immeuble, j’étais en train de mettre des tracts. Soudain j’ai entendu bouger à ma gauche, c’était un policier à l’air un peu endormi. Alors je mes suis mis à chercher un nom parmi les boîtes à lettres, j’ai fait mine de ne pas le trouver et de m’être trompé d’adresse. En fait, j’étais dans un immeuble où habitaient des étrangers, des diplomates. Or, chaque fois que des étrangers étaient logés dans un immeuble, un policier était en faction. Ma première peur passée, j’en ai déduit qu’il ne pouvait pas imaginer ce que j’étais en train de faire. Je suis allé plus loin, au coin de la rue Moşilor. Tout à coup, un policier s’est avancé vers moi. Il s’est mis à ma gauche. Un autre est venu à ma droite, puis deux ou trois autres derrière. J’ai pris peur, je me suis mis à transpirer. Je me suis dit tiens, ils se sont déjà organisés pour m’attraper. Je n’ai pas bougé. Le trolleybus est arrivé. Les policiers y sont montés et moi, je suis resté sur le trottoir. Alors, je me suis retourné et j’ai aperçu un poste de police. Il était tout juste 20 heures. Les policiers avaient fini leur service et ils rentraient chez eux.

– Que disaient les tracts ?

– Ils disaient : «Citoyens qui voulez que Ceausescu soit écarté du pouvoir, sortez dans la rue et promenez-vous paisiblement le dimanche 30 janvier entre 17 et 19 heures. A partir du 30 janvier, un dimanche sur deux, exprimez de la même manière votre volonté de changer Ceausescu à la tête du pays. On doit faire quelque chose. » « Strada »

J’avais signé Strada (La Rue) avec l’idée que la rue était le lieu idéal pour permettre à des citoyens courageux de manifester leur opinion et leur mécontentement. Le 30 janvier, je me suis rendu à la Place du Palais mais il y avait à peine plus de gens que d’habitude, sans doute des agents de la Securitate venus observer l’impact du tract sur la population.

Comme il n’y avait presque personne, je me suis dit que j’avais probablement commis une erreur. Alors j’ai imprimé de nouveaux tracts et j’ai proposé pour la manifestation suivante une date beaucoup plus éloignée afin que les gens aient assez de temps  pour réfléchir, en parler entre eux et s’organiser. J’ai aussi modifié le mode de distribution. J’ai déposé moins de tracts dans chaque boîte pour que la Securitate ait plus de mal à les récupérer, si on lui en donnait l’ordre.

J’ai donc commencé à distribuer cette deuxième vague de tracts. Il m’a fallu plus de temps à cause du nouveau mode de distribution. Un jour, j’étais dans la rue Turdea. Je suis entré dans un immeuble et un homme grand, portant une veste de cuir, m’a suivi. Nous étions le 7 mai 1983. J’ai tenté de m’enfuir. Il m’a poursuivi en criant. J’ai essayé de me fondre parmi la foule mais quelques personnes, me prenant pour un voleur, ont ralenti ma course. L’homme m’a rattrapé, s’est saisi de moi, Une Dacia s’est arrêtée à notre hauteur avec trois hommes à bord. Ils m’ont poussé dans la voiture. J’étais en état d’arrestation…

– En Europe occidentale, nous pensions alors que le régime de surveillance policière était particulièrement efficace et qu’en deux ou trois jours, un contestataire comme vous serait forcément mis hors d’état de nuire. Or, vous avez continué votre petit manège pendant une semaine, quinze jours, un mois, deux mois sans être inquiété. Est-ce vous qui étiez particulièrement malin ou eux qui étaient particulièrement nuls ?

– La Securitate n’était pas nulle mais elle ne pouvait pas tout surveiller. J’aurais sans doute pu faire beaucoup plus encore parce que j’étais tout seul. Ceux que j’ai rencontrés ensuite à la prison d’Aiud, une trentaine de personnes qui étaient emprisonnées pour des raisons analogues, avaient été arrêtés d’autant plus vite et plus facilement qu’ils travaillaient en groupe, à cause des traîtres, des mouchards, d’écoutes téléphoniques.

– Vous voilà dans les griffes de la Securitate. Que se passe-t-il alors ?

– Ils m’ont amené au bureau des enquêtes. Les gens qui me posaient des questions étaient eux-mêmes un peu perdus, l’affaire a d’abord été confiée à un sous-officier qui a été rapidement remplacé par un plus haut gradé. Au fil des jours, des gens de différents départements, avec des grades de plus en plus élevés, se sont succédé dans la pièce où j’étais interrogé, jusqu’au moment où le Général Iulian Vlad[1], le grand chef de la Securitate de l’époque, est entré dans la pièce. Il m’a saisi l’oreille et a frappé ma tête contre la table en me disant « Tu nous emmerdes, tu ne sais pas à quel point tu nous créées des problèmes » et il est parti. Jusque là, tous les autres m’avaient interrogé de manière correcte. D’ailleurs, peu après, un sous-officier m’a présenté des excuses en me disant « Excusez-le, il était fatigué, mais il ne traite jamais les gens de cette manière »…

– Aviez-vous imaginé qu’à vous tout seul, avec un simple ruban de Dymo, vous pouviez représenter pour la Roumanie socialiste un danger tel que le général Vlad lui-même se déplacerait dans votre cellule ?

– Je n’avais pas imaginé ça, bien sûr. Je voulais seulement tenter d’influencer la grande majorité des gens qui étaient mécontents, les faire bouger. Pendant le procès, le procureur m’a demandé si je regrettais ce que j’avais fait. J’ai répondu que je ne regrettais rien, que je n’avais rien fait de mal sinon de dire que le système n’était pas correct. Je pense que Ceausescu lui-même aurait pu profiter de mon action pour prendre conscience de la situation réelle du pays. Il n’y avait pas de nourriture, nous avions tous très froid. Le chauffage collectif était coup. Ma prison n’était pas chauffée mais la maison de mes parents et de mes amis non plus.

– Vous avez été condamné à dix ans de prison. Vous en avez purgé un peu plus de trois. Pourquoi ?

– (Rire) Bonne question. Certains me disent que trois ans c’est long, d’autres rétorquent que trois ans, ce n’est rien comparé à ce qui se passait dans les années cinquante ou soixante, lorsque de nombreux détenus sont morts en prison. Moi, si j’ai été libéré après trois ans de détention, c’est surtout grâce à mes parents. Ils ont pu faire passer à l’étranger des copies de mon tract et alors, plusieurs associations de défense des droits de l’homme, Amnesty International, la Ligue des Droits de l’Homme, ont réagi. Parmi ceux qui se sont beaucoup impliqués pour ma libération, il y avait aussi un groupe de lycéens de Genève, qui ont écrit au gouvernement roumain, qui ont alerté les journaux, et c’est grâce au fait que mon nom ont alors été largement connus à l’Ouest que le gouvernement roumain m’a relâché.

– En vous libérant, les autorités espéraient qu’au moins, vous alliez vous tenir tranquille. Ils se trompaient…

– Je suis resté tranquille pendant quelques mois. Ensuite je me suis dit : « Comme je suis désormais connu, surtout à l’étranger, ils hésiteront à m’arrêter mais je risque d’avoir des problèmes ou même de disparaître comme cela a été le cas, d’après ce que j’ai entendu, pour d’autres dissidents. » En recommençant, je risquais peut-être moins qu’en me tenant tranquille. Mais puisque le fait d’appeler à une manifestation contre le pouvoir pouvait faire l’objet de poursuites, j’ai choisi une autre voie, celle d’un référendum qui, par nature, ne prend pas parti mais donne simplement la parole au peuple. De cette manière, je me croyais à l’abri de poursuites pénales. J’ai donc rédigé un tract demandant aux pro-Ceausescu de se réunir un certain jour, à une certaine heure, sur une des places de la capitale, et demandant aux anti-Ceausescu de se réunir le même jour, à la même heure, dans un autre lieu, en l’occurrence le Boulevard de la Victoire du Socialisme, face au Palais du Peuple.

Le 12 décembre 1986 à six heures du matin, je m’apprêtais à sortir de la maison pour me rendre à mon travail. Une voiture m’attendait devant la porte, ce qui n’était pas surprenant puisque j’étais surveillé jour et nuit. Mais les hommes de la Securitate m’ont poussé à l’intérieur et m’ont embarqué au bureau des recherches pénales. Cette fois, j’ai été traité de manière très violente. Ils m’ont battu pendant des jours à coups de poings ou de bâtons en caoutchouc jusqu’à ce que je ressemble à un ballon sur le point d’exploser. Ils voulaient savoir comment j’avais réussi à envoyer à l’étranger des exemplaires de ce nouveau tract. Je ne pouvais pas répondre parce que mes parents et d’autres amis étaient impliqués. Comme je ne pouvais plus supporter leurs traitements, j’ai inventé une histoire et je leur ai dit que j’avais rencontré un Anglais et que je lui avais donné la lettre. Ils se sont alors un peu calmés, ils ont continué à me battre encore un jour et ensuite ils se sont arrêtés. Plus tard, j’ai appris que mes parents avaient de nouveau réussi à contacter les associations à l’étranger et qu’il y avait à nouveau de nombreuses protestations. Parmi ces gens, il y avait aussi un journaliste de France 2 qui a pris position et tout ça a fait que j’ai été relâché dix jours après.

– Vous avez tout de même encore eu droit à une demi-journée de prison…

– Les agents de la Securitate ont continué à me suivre en permanence. En 1989, ils étaient toujours là. J’arrivais même à m’amuser, à me moquer d’eux. A l’époque, je faisais du jogging. Ils me couraient après mais ils n’avaient pas de vêtements de sport, seulement des manteaux de cuir généralement très longs, des chapeaux qu’ils devaient tenir d’une main pour qu’ils ne s’envolent pas, je partais aussi à vélo et ils devaient me poursuivre tant bien que mal dans les rues de Bucarest. Après les événements de Timisoara, quand les gens sont descendus dans les rues de Bucarest, je les ai rejoints avec mes parents et mes amis, malgré l’information – fausse mais comment le savoir – selon laquelle il y avait eu là-bas plus de 60.000 morts. A Bucarest aussi, nous pensions que les soldats pourraient faire feu à tout moment mais nous n’avions pas peur. Tard dans la soirée, je suis rentré à la maison pour me reposer un peu  et, le lendemain, je suis à nouveau descendu dans la rue. C’est à ce moment-là que la Securitate m’a arrêté pour m’amener une nouvelle fois au bureau des recherches pénales. Dans la cellule, je me suis retrouvé avec deux étudiants. L’un s’y trouvait depuis deux mois, l’autre depuis deux semaines, pour la même raison que moi autrefois : ils avaient essayé de distribuer des tracts. Ils ne savaient absolument pas ce qui se passait à l’extérieur. Nous sommes restés ensemble quelques heures. Ensuite, la porte s’est ouverte et quelqu’un nous adit « Vous êtes libres ». Nous sommes aussitôt sortis. Dans la rue, les gens couraient, il y avait un chaos incroyable. Nous avons demandé ce qui se passait. On nous a répondu : « Ceausescu est parti. Il y a un nouveau gouvernement. Nous sommes libres ! »


[1] Le général Vlad était le chef de la Securitate. Incarcéré le 31 décembre 1989, il a été libéré en janvier 1994 après avoir purgé la moitié de sa peine.

 

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